Le Symphonique de Bamberg dans l’atelier de la Quatrième de Bruckner
Anton Bruckner (1824-1896) : Symphonie n° 4 en mi bémol majeur « Romantique ». Les trois versions et fragments inédits. Orchestre Symphonique de Bamberg, direction Jakub Hrůša. 2020. Notice en allemand, en anglais et en français. 274.25. Un coffret de quatre CD Accentus ACC 30533.
Bamberg est une cité du nord du Land de Bavière située à une cinquantaine de kilomètres de Nuremberg. Fondé en 1946, l’Orchestre Symphonique local a rassemblé après la Seconde Guerre mondiale d’anciens membres de l’Orchestre philharmonique allemand de Prague, qui a existé de 1939 à 1945, et des musiciens apatrides. A sa tête, des chefs permanents ont établi une solide tradition brucknérienne : les frères Georg-Ludwig (1948-1950) et Eugen Jochum (1968-1973), Joseph Keilberth entre les deux précités (1950-1968), Horst Stein (1985-1996) ou encore Jonathan Nott, à partir de l’an 2000. Des chefs invités ou honoraires, comme Herbert Blomstedt, ont complété le tableau. Depuis 2016, c’est la Tchèque Jakub Hrůša (°1981) qui est à la tête de cette phalange de grande qualité, avec laquelle il a signé des gravures remarquées, notamment de Brahms et de Mahler.
Le présent coffret sort de l’ordinaire. Témoignage d’un approfondissement du travail accompli à Bamberg sur le corpus brucknérien, il propose les trois versions de la Symphonie n° 4, dans l’édition récente établie par le musicologue et professeur d’université américain Benjamin M. Korstvedt. Avec un copieux livret explicatif signé par cet éminent spécialiste (quinze pages en traduction française), qui consiste en une étude claire et précise sur le travail de composition, étalé sur près de quinze ans. Un long entretien avec le chef d’orchestre complète cette présentation exemplaire. Korstvedt explique que la première version de 1874 a été révisée les deux années suivantes, mais Bruckner décida de la retirer. Il travailla à une deuxième version entre 1878 et 1881, dont la première eut lieu à la Philharmonie de Vienne le 20 février 1881 sous la direction de Hans Richter. N’ayant pas réussi à trouver un éditeur, Bruckner entreprit une nouvelle version, aboutie en 1888. La même formation viennoise et le même chef en donnèrent la première le 22 janvier de cette année-là. Une série de représentations en concerts assura le succès de la symphonie à partir de 1890. On lira avec un vif intérêt tous les détails relatés par Korstvedt, qui fait un sort à ce qu’il nomme une conviction erronée selon laquelle les révisions de Bruckner résulteraient en grande partie des pensées confuses du compositeur, de son manque d’assurance ou -élément plus troublant- d’une manipulation, voire d’une coercition exercée par des amis et des associés « bien intentionnés », mais malavisés. Cet enregistrement des trois versions (chacune d’entre elles occupe un CD) se base sur les recherches les plus récentes. Il est de plus accompagné, sur un quatrième disque, d’une série de fragments pour la plupart inédits et de variantes de courte durée, ainsi que d’une version du Finale « Volkfest » qui a figuré dans la partition de 1878. On découvre, grâce aux explications de Korstvedt, ce que l’on peut considérer comme le laboratoire ou l’atelier du compositeur en pleine création, à la fois minutieuse, inventive, évocatrice et soucieuse de la précision et de la qualité de l’orchestration.
Dans l’entretien avec le chef d’orchestre, ce dernier évoque sa fascination pour le travail de Sergiu Celibidache et ses exégèses, mais aussi pour de grands chefs brucknériens : Furtwängler, Karajan, Bernstein, Wand, Abbado, Barenboïm ou Blomstedt. Il insiste sur la chance de pouvoir se lancer dans une telle aventure avec une formation comme celle de Bamberg, nourrie d’un riche passé concernant le compositeur. Il livre aussi des considérations sur le fait que Bruckner était incontestablement conscient des aspects vitaux et philosophiques de l’existence, et estime qu’il ne faut pas le réduire à un aspect de religiosité dans lequel on l’inscrit parfois. Dans son travail pour ce coffret, il a privilégié la respiration, la simplicité et la sobriété, précisant que le compositeur, s’il agissait de manière réfléchie, était également une personne très impulsive, guidée par ses sentiments et ses sensations. Il avoue être séduit tout particulièrement par la première version de 1874 et sa dimension expérimentale, mais reconnaît qu’en fin de compte il n’est pas en mesure de faire un choix absolu entre les trois versions.
Le résultat est en tous points remarquable : la clarté, l’équilibre, la qualité des pupitres, l’investissement, le souci des détails, tout concourt à faire de cette confrontation un passionnant approfondissement de cette magnifique symphonie dans chacune de ses moutures. On n’atteint pas tout à fait le niveau de chacun des grands interprètes cités et de leurs incontestables références, mais la réalisation globale n’est pas à situer dans la même ligne. Ce projet, abouti dans ses intentions, s’adresse en priorité aux mélomanes qui auront envie de se plonger de façon très concrète dans les méandres de l’évolution d’un univers musical gigantesque. Enregistré en novembre 2020 dans la Joseph-Keilberth-Saal de la Konzerthalle de Bamberg, ce coffret bénéficie d’un son clair, aéré et soucieux des plans sonores, qui sont bien diversifiés.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 8
Jean Lacroix