Les 90 ans de Christa Ludwig

par
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© Bernadette Beyne

A l'occasion de l'anniversaire de Christa Ludwig, née le 16 mars 1928 à Berlin, nous reprenons ici l'interview qu'elle nous avait accordée à l'occasion de ses 80 ans lorsqu'elle fut invitée d'honneur au Midem et "Lifetime achievement" des Midem Classical Awards devenus aujourd'hui les International Classical Music Awards.La grande mezzo-soprano semblait goûter sur la Croisette les plaisirs de la reconnaissance, elle qui fut pour tant de mélomanes à la source de leurs émois à l’écoute de Richard Strauss, Gustav Mahler, Johannes Brahms, les plus grands opéras et les plus beaux Lieder. Car Christa Ludwig a habité tous les genres, tous les styles; elle fut aussi bien Dorabella ou Cherubin que Brangäne, Carmen, Kundry, Ortud, Ulrica, Eboli, Didon, Dalila, Clytemnestre -à Bruxelles notamment-,… et la mezzo n’a pas craint de se glisser avec un égal bonheur dans les rôles de soprano dramatique avec, entre autres, Iphigénie, Leonore, Lady Macbeth ou la Teinturière de La Femme sans ombre. Christa Ludwig incarne la grande époque, celle où se côtoyaient les plus grands Divi et Divas du chant, les plus grands Chefs. Avec une bonne humeur communicative et une convivialité espiègle, elle s’est prêtée au jeu des questions dans la chambre du Carlton où elle résidait le temps de la fête, avec son mari, le comédien et metteur en scène français Paul-Emile Deiber.

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© Bernadette Beyne

• Aujourd’hui, on vous associe inévitablement à Strauss, Mahler, Brahms ou Schubert, mais vous avez aussi chanté Mozart et J.S. Bach dont les codes d’interprétation ont beaucoup évolué. Pouvez-vous nous parler de cette époque et de votre sentiment face à cette évolution de l’interprétation?
Il est vrai que c’est avec Cherubino -que j’ai chanté à Salzbourg en 1954 où m’avait appelé Karl Böhm- que j’ai commencé ma carrière internationale; je l’ai ensuite beaucoup chanté à Vienne de même que Dorabella. Mais j’ai trouvé que ma voix était un peu trop grande pour Mozart, elle n’était pas vraiment mozartienne, alors je l’ai quitté. Quant à Bach, pour moi, il n'y avait pas de fêtes de Pâques si je ne chantais pas une de ses Passions; c’était un réel besoin. Mais dès lors que j’étais à New York ou à Tokyo où cette tradition n’existait pas, la mienne c’est quelque peu effritée, et je n’ai plus chanté Bach.
Quant à l’évolution de l’interprétation,… je pense que c’est une mode. Je me souviens avoir chanté la St. Matthieu à Londres avec Klemperer: la critique a écrit, et c’était un reproche, que “c’était typiquement allemand”… Mais Bach est quand même allemand !!! [rires] On dit aussi que notre époque était trop romantique… c’est vrai… quand je dis dans la musique que Jésus est mort, oui, je pleure… on chantait normalement, avec expression; autrement, je ne pourrais pas.

C’est Karl Böhm qui vous a fait venir à Vienne en 1955 pour chanter Cherubino… et vous êtes restée dans la troupe pendant plus de trente ans après y avoir été nommée Kammersängerin dès 1962. Comment s’est passée cette arrivée dans le temple de l’opéra? J’étais déjà allée à Vienne pour un Octavian dans Le Chevalier à la Rose; j’avais alors 18 ans et venais d’une Allemagne dévastée par la guerre. On ne jouait pas dans des théâtres mais dans de vieilles granges, des lieux plus ou moins aménagés; vous imaginez mon émerveillement devant ces décors, cette salle, un public formidable, une vraie mise en scène et moi qui arrivais au deuxième acte avec la rose argentée, une perruque blanche, un somptueux costume… c’était un moment extraordinaire…

• Justement, à propos de la mise en scène, sujet très controversé aujourd’hui… Comment concevez-vous le rôle du metteur en scène?
Oui, ça aussi, c’est une mode… Je n’ai rien à dire, parce que je suis un dinosaure! [rires]… Dans la mise en scène aujourd’hui, il y a de l’excellent et du ridicule, de la bêtise, et cela, ça me fâche. Beaucoup de metteurs en scène recherchent le scandale et les gens paient pour aller voir cela et dire que c’est affreux… mais… ils étaient là! Chaque pays a la culture qu’il mérite. Je trouve très dommage que, souvent aujourd’hui, on chante, on fait des gestes, des mouvements, mais le “personnage” n’est pas là. Et c’est cela le travail du metteur en scène et du chanteur: travailler ensemble à l’incarnation d’un personnage, le mûrir, le travailler avec son corps, et cela vous fait avancer, dans votre art comme dans la vie. Il y a comme un jeu de miroir: votre vécu personnel apporte à votre capacité d’incarner un rôle qui, lui-même, ajoute à votre vécu personnel. Je dirais que cet âge de la “maturité” vient après quarante ans. Dans les master classes que je donne, je vois souvent arriver des chanteurs avec la photocopie de l’air qu’ils chantent mais ils ne connaissent pas le rôle, ni l’opéra qu'ils chantent.

• Comment se passait votre travail avec Bernstein, Karajan et Böhm, les chefs avec qui vous avez le plus travaillé?
Quand Bernstein est mort, j’ai vraiment pleuré. C’était un Mensch. Il était, je pense, le plus intelligent des chefs d’orchestre. Mais il avait aussi un cœur, il était un être humain, avec toutes ses qualités et ses défauts; il pouvait être dur mais il y avait aussi chez lui tellement de bonté. Il avait un énorme charisme, comme Karajan d’ailleurs -les gens ne venaient pas au concert pour écouter la musique mais pour Bernstein ou pour Karajan-, mais ils étaient très différents. Karajan était le père savant, les yeux fermés, tout à fait tranquille; Bernstein était la musique même, il sautait, embrassait… et ce n’était pas de la comédie; en répétition, c’était déjà comme ça. Je pense que Karajan a cherché la profondeur de la musique et Bernstein a trouvé la profondeur de la musique. Quant à Karl Böhm, j’avais 25 ans quand mon agent en Allemagne me l’a fait rencontrer. Il m’a demandé si je voulais être engagée à l’Opéra de Vienne. Je lui ai répondu que je ne voulais pas parce que je me trouvais trop jeune. Il a eu alors ces mots charmants: “C’est mon souci, ce n’est pas le vôtre. Vous chanterez Cherubino et Dorabella. Vous êtes mon enfant”… et puis tout a suivi!

Vous avez aussi partagé la scène avec Elisabeth Schwarzkopf, Leonie Rysanek, Dietrich Fischer-Dieskau et Maria Callas…
Leonie Rysanek était très drôle, elle était aussi à Vienne et on a beaucoup chanté ensemble. Quand nous étions toutes les deux à Vienne, on ne se voyait pas mais quand on était à New York, on n’arrêtait pas de sortir ensemble. J’ai aussi beaucoup chanté avec Elisabeth Schwarzkopf; elle était une excellente collègue, très, très gentille. Je n’aimais pas beaucoup le personnage, mais ça, c’est autre chose. Maria Callas… [beaucoup d’émotion dans la voix]… c’est une légende, comme Caruso, comme Horowitz. C’est un mystère. Elle était extraordinaire, unique, très travailleuse, jamais contente. Un jour que nous étions ensemble, je lui ai dit: "Maria, je ne sais pas chanter Bellini, et vos récitatifs sont tellement fabuleux"... et tout naturellement, elle m’a répondu: "Ce n’est rien, imitez-moi!"… Mais ce n’était pas possible! J’ai toujours eu un très grand respect pour La Callas. Mais je reviens à Elisabeth Schwarzkopf qui, avec Dietrich Fischer-Dieskau a beaucoup fait pour le chant, notamment en imposant Hugo Wolf en récital dans le monde entier. Avant eux, c’était impossible ailleurs qu’à Berlin, Vienne ou Munich.

• Vous excellez aussi dans le Lied. Un autre type de travail?
Oui, tout à fait. Parce qu’à l’opéra, vous êtes là avec le maquillage, le costume,… vous avez toujours la possibilité de dire “ce n’est pas moi, c’est mon personnage”. Tandis qu’en récital, vous êtes vous-même, vous devez donner votre cœur, votre âme, vous vous déshabillez devant le public et vous devez lui communiquer le sens d’un poème à travers la musique. Cela demande une tout autre technique, on doit tirer d’un tiroir une autre voix, un peu plus petite. On ne crie pas, on chante, et on doit vraiment comprendre ce que l’on chante.

Finalement, vous avez tout chanté!
C’est vrai, il y a eu une époque où je pouvais chanter tout. J’ai chanté la Rosina avec des coloratures, la Cenerentola, Leonore, Eboli, Wagner,… j’avais des capacités extraordinaires, je ne sais pas comment ni pourquoi, mais c’était comme ça… On m’a dit que je n’étais pas une mezzo-soprano mais une soprano-mezzo!

• Il y a-t-il des rôles que vous regrettez ne pas avoir chanté?
Naturellement! La grande Isolde et Brunnhilde. Böhm, Karajan et Bernstein souhaitaient faire ces opéras avec moi. J’ai travaillé les rôles, je les connaissais par cœur et quand j’y ai tout à fait renoncé, c’était avec Bernstein. Sur le chemin du Concerthaus où se faisaient les auditions, je suis entrée dans une cabine téléphonique pour lui dire “je ne viens pas parce que je ne crois pas pouvoir chanter cela”. Je me rendais compte que je ne pourrais pas chanter Isolde -et c’est la même chose pour Brunnhilde- pendant une semaine, avec un grand orchestre; je n’avais pas les cordes vocales pour cela. Mais j’ai chanté dix ou vingt années de plus! Il faut bien connaître sa voix.

Quand vous vous écoutez aujourd’hui…
Je n’écoute pas beaucoup mes disques; mais quand je les écoute, je me dit: “Christa, tu chantais quand même drôlement bien!” [rires]

• Vous avez écrit un livre de souvenirs: “Ich wäre so gern Primadonna gewesen” (“J’aurais aimé être une Primadonna”). Paradoxal, non? [Rires]
… Ce n’est pas sérieux… Les projecteurs sont toujours braqués sur la Primadonna. Au début de ma carrière, quand j’ai chanté le Chevalier dans Le Chevalier à la Rose, Elisabeth Schwarkopf était la Maréchale, “la Primadonna”; elle avait une loge superbe, avec un sofa où se reposer, un piano pour se chauffer la voix, elle logeait dans un superbe hôtel tandis que je logeais chez l’habitant… après, cela a changé! [rires] De plus, Octavian est un jeune homme très bête, il ne comprend rien à ce que dit la Maréchale, avec la sagesse et la philosophie de Hoffmansthal! [ndlr. Christa Ludwig a ensuite chanté la Maréchale avec Bernstein en 1968).

Vous respirez l’accomplissement, le bonheur…
J’ai toutes les raisons d’être heureuse, non? J’ai eu une vie formidable, j’ai travaillé avec des gens intéressants, j’ai vu des lieux extraordinaires, j’ai vécu la réalité avec les poèmes du passé, tous avec le même langage: la Musique. ­

• Vous ne regrettez pas de ne plus chanter?
Mais non! J’ai fait ma vie avec le chant pendant presque cinquante ans; de 17 à 67 ans, c’est beaucoup! Je n’avais pas le droit de m’enrhumer, je ne pouvais pas parler, pas fumer, pas rencontrer les amis… Now, I can live, only live! Quand j’ai fait mon dernier cri (ndlr. mon concert d’adieu) à l’Opéra de Vienne avec Clytemnestre dans Elektra, le 14 décembre 1994, les critiques ont écrit: “Mais pourquoi s’arrête-t-elle?”. Et cela, j’en suis fière…

Propos recueillis par Bernadette Beyne
Cannes, le 27 janvier 2008

- A l'occasion de cet anniversaire, Universal propose un coffret de 12 CD reprenant une sélection de ses enregistrements légendaires d'opéras, d'airs sacrés, d'oratorios et de Lieder pour Deutsche Grammophon, Decca et Philips. Il inclut des enregistrements avec la trinité des grands chefs avec lesquels elle a travaillé: Karl Böhm, Herbert von Karajan et Leonard Bernstein. Nous rendrons compte de ce coffret très bientôt.

- De son côté, Warner Classics propose un coffret de 11 CD incluant des enregistrements qui n'ont jamais été édités ou ne sont jamais parus en CD. Tous ont été remasterisés en 24BIT / 96KHZ à partir des bandes originales. Chaque pochette a été conçue au départ des couvertures originales LP.

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