Les Concertos du Concours : le 2e Rachmaninov - Guide d'écoute

par

C'est lors de la dernière soirée que nous pourrons écouter le seul 2e Concerto de Rachmaninov des Finales. Ils n'étaient que 4 sur les 76 candidats à le proposer au départ; il en restait 3 en demi-finales. C'est vrai que les candidats lui préfèrent le 3e Concerto, plus démonstratif, plus extraverti, plus apte à manifester leur virtuosité.
Il sera joué samedi en début de soirée par la Finaliste japonaise Kana Okada.   

Le 2e Concerto pour piano en ut dièse mineur op. 18 de Serge Rachmaninov
Le 2e Concerto pour piano fut créé le 27 octobre 1901 à Moscou sous les doigts du compositeur et la baguette de son cousin Alexander Ziloti à la fois pianiste, élève de Liszt, chef d'orchestre et compositeur, qui était à l'époque une haute personnalité de la vie musicale. Le Concerto connut un vif succès dès sa création et heureusement ! En effet, il représente le retour à la vie créatrice du compositeur après trois années de silence quasi total suite à l'échec qu'avait connu sa 1ère Symphonie en mars 1897. C'est un traitement psychothérapeutique chez le docteur Niels Dahl, disciple de Charcot, qui le tira par hypnose de son état dépressif. Le médecin suggéra également au compositeur d'écrire un concerto pour piano. S'ensuivit ce 2e. Aussi lui est-il dédié.

Le 2e Concerto tout comme l'oeuvre de Rachmaninov est diversément reçue. Si les concertos sont appréciés du grand public, les spécialistes y voient une dégoulinade de sentiments allant jusqu'à l'impudeur. Il fut une époque -quand le mouvement baroque reprit vigueur au début des années '60, et plus encore auprès des amateurs de musique contemporaine- où il n'était pas de bon ton de dire que l'on aimait Rachmaninov. Le mélomane était aussitôt "déclassé". On reprochait aussi à Rachmaninov que l'instrument soliste ne tenait, en fait, pas un rôle de soliste mais bien d'accompagnement de l'orchestre. Et c'est vrai, les thèmes et motifs nouveaux sont rarement émis par le soliste, ils sont commentés par le piano. Et pourtant...

Certains musicologues émettent l'hypothèse que l'oeuvre retracerait sa propre gestation et aurait été pour le musicien une façon de surmonter définitivement la crise qu'il venait de traverser. Dans son ouvrage sur le compositeur, Jacques Emmanuel Fousnaquer (Le Seuil, collection Solfèges, 1994) fait une synthèse de cette hypothèse qui, pour être peut-être romanesque, vaut d'être reprise ici :
"Aux premières mesures, le musicien émerge peu à peu de sa torpeur. Une fois éveillé, il se remémore les épisodes qui l'ont mené vers la crise. En une gigantesque anamnèse, il voit défiler son passé, les moments douloureux de son existence; d'où le ton grave et torturé de ce premier mouvement.
Adagio (ici, l'hypothèse devient plus "hypothétique"). Ayant chassé ses mauvais souvenirs, le musicien se réacclimate doucement à la vie. Son état reste fragile mais, plein d'espoir : il est comme un homme qui verrait poindre l'aube après une nuit peuplée de cauchemars.
Allegro scherzando. Le musicien goûte à présent pleinement aux plaisir de la vie. Il retrouve foi en lui-même et en ce qu'il a de plus précieux : la musique".

Venons-en à l'écoute. 

Effectif orchestral : 2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons, 4 cors, 2 trompettes; 3 trombones, tuba, timbales, violons 1, violons 2, altos, violoncelles, contrebasses.
Durée : env. 35'
Version choisie pour les extraits : Orchestre Symphonique de la Philharmonie Nationale de Varsovie, dir.: Stanislaw Wislocki. Piano : Sviatoslav Richter. DG 429 920-2 (1960)

I. MODERATO (YouTube)RACH2_I-Feuil1

Ce mouvement se décline en un grande mouvance de flux et de reflux dont se dégagent trois thèmes principaux initiateurs de développement. Deux thèmes sont énoncés par les cordes sur une suite ininterrompue d'octolets et de nonolets du piano sur laquelle se déroulera d'ailleurs quasi tout le mouvement.
Une autre caractéristique de ce mouvement est le fait que, contrairement aux autres, il ne comporte pas de cadence. Il faut le considérer comme un grand tout, un grand souffle sur lequel se déroule une musique virtuose.

Exposition
Le mouvement s'ouvre par des accords profonds au piano, pp, cresc aboutissant à ff en 8 mesures.

Puis, entre aux violons et altos la première partie du 1er Thème ff con passione que le piano enrubanne de ses traits avec des accents sur tous les temps
Thème 1 (1) (mes. 27 env. 1'02'')
RACH2_I_11

suivi un peu plus loin (Mes. 27 env. 1'02'') de sa deuxième partie énoncée par les violoncelles dans le ton de son relatif Majeur (Mi Majeur), une seconde partie plus lyrique, plus chantante mais tout aussi passionnée

Thème 1 (2) (mes. 54 env. 2'03'')RACH2_I_11

Le piano poursuit toujours sa route en octolets et nonolets et, à la mesure 54 (env. 2'03'') chante le Thème 1 (2) ; la passion se fait lyrique.
Le piano poursuit toujours sa route et s'arrête sur quelques accords inspirés du Thème 1 (1)accelerando et crescendo, ce qui nous amène au 2e Thème (Mes. 82 env. 2'41'') en Mi bémol que le piano développera longuement

Thème 2
RACH2_I_82

Thème mélodique, il comprend aussi une petit cellule rythmique thématique que l'on retrouvera ci-et-là dans la suite : la syncope créée par la formule noire-blanche-noire.
Le piano va développer ce thème, suivi, en canon, par les violoncelles.

Mes. 132 env. 4'34''. Un passage de Transition nous mène au

Développement (mes. 160 env. 5'18'')
Sur des fragments du Thème 1 et du Thème 2, repris à l'orchestre et au piano, parfois en contrepoint avec les autres pupitres de l'orchestre.
A la mesure 164 (env. 5'20'') un petit motif rythmique se détache subitement aux flûtes auxquelles répond le hautbois par le Thème 1(1). Ecoutons-le car il va offrir des idées au piano qui va l'amplifier

RACH2_165

Le piano s'en empare donc et s'en joue allègrement.
A la mesure 208 (env. 6'15''), la flûte et le hautbois s'emparent du Thème 1 (1) en diminution tandis que la clarinette, le cor et les altos reprennent des éléments du Thème 2.
A la mesure 218 (env. 6'27'') le piano reprend à nouveau le petit motif rythmique en grands accords qui vont petit à petit nous amener crescendo vers un grand climax fff avec l'appui de tout l'orchestre (Maestoso, alla marcia) et, en fond, le Thème 1 aux cordes.
Mes. 236. env. 6'50''. Quelques mesures de Transition (Transition 3) nous conduisent à la

Réexposition
Mes. 244 env. 6'59''. Climax au piano, "Maestoso (Alla marcia) avec, à l'orchestre, le Thème 1 (1) ff. 
Mes. 260 env. 7'26''. En Mi bémol Majeur, le Thème 1(2) au piano, meno mosso, puis, poco a poco calando, on revient progressivement au calme, dans le registre medium du piano, ses nonolets, octolets et sextolets.
Mes. 295  (env. 8'35''). Retour du Thème 2. Ensuite, c'est le ton du souvenir avec la tête du Thème 2 qui revient aux violoncelles, le piano en appuyant les notes principales.
Mes. 333 (env. 9'55). Quelques mesures de Transition (Transition 5) dans le ton du rêve sur lequel se clôturera le mouvement après un dernier sursaut dans la Coda (mes. 350 env. 10'35'') axée, poco poco accelerando et crescendo, sur le rythme.

ADAGIO SOSTENUTO (YouTube)
Mi Majeur. 4/4.
Ce mouvement est une merveille d'inventivité. Il est basé sur un seul thème, très court, énoncé par la clarinette et que va développer abondamment le piano.

La forme est un simple ABA'
A. Rachmaninov crée une ambiguïté rythmique (mesure binaire-mesure ternaire) et, au départ, une petite ambiguïté tonale puisque on entre entre ut dièse mineur et c'est seulement à la 5e mesure que l'on s'installe dans le Mi Majeur qui est la tonalité du mouvement.
Ces 5 premières mesures passent par une série de modulations à l'orchestre sur un mode de Choral qui vont tout à fait penser à un chant orthodoxe et ses graves fruités. Rappelons-nous aussi des accords de départ du 1er mouvement évoquant des cloches profondes.

Le piano rentre en triolets p. Les flûtes émettent un petit solo mais c'est du thème de la clarinette qui vient ensuite que le mouvement va tirer sa substance

RACH2_II_13

la clarinette poursuit sa route que le piano ne fait que commenter par des notes appuyées des triolets.

A la mesure 24 (env. 2'33''), le commentaire du piano se fait en valeurs longues et puis il reprend le thème dans son énoncé initial. Le piano et les violons s'échangent ensuite le propos et ces commentaires et échanges vont se poursuivre durant toute la première partie de ce mouvement (ex. mes. 47, env. 4'21'', le thème est un peu varié et modulé en fa dièse mineur puis ut dièse mineur). Il va ensuite s'élargissant (à partir de la mesure 67 env. 5'14'').
Mes. 93 env. 6'48''. Più animato. Le Thème s'"entreécoute" entre des valeurs longues à la main droite et des traits de doubles croches à la main gauche pour aboutir à un climax (mes. 105 env. 7'11'').

B. Più mosso. Le propos s'agite sur des triolets rapides du piano et un motif menaçant aux violons, comme un vieux démon qui revient. L'orchestre entre dans la partie, et puis le piano s'embarque dans une cadence lisztienne.

A'. Mes. 129 env. 8'45''. Reprise abrégée de A. 

Coda. (Mes. 147 env. 10'40''). Au piano, de larges accords f sur accompagnements de quintolets; aux flûtes, des arpèges en tierces pizzicato, aux clarinettes des arpèges simples en pizzicato, et le mouvement se termine dans la sérénité du p.

III. ALLEGRO SCHERZANDO (YouTube)
RACH2_III-Feuil1

Mesure alla breve. Ut mineur.
Faisant la liaison avec le 2e mouvement, le 3e commence dans la tonalité de Mi bémol Majeur qui rejoindra la tonalité du mouvement (ut mineur à la mesure 13).
Aux cordes, scherzando, un rappel du petit motif rythmique du 1er mouvement.

Ce petit motif apparaîtra en valeurs diminuées à la mesure 14 comme il l'était aux mesures 162-163 du premier mouvement. Je note ceci, non pour étudier chaque mesure à la loupe -ce serait sans intérêt musical- mais pour mettre en évidence que le 3e mouvement a été écrit avant le 1er et que, ci-et-là, on voit de mêmes petits procédés d'écriture passer d'un mouvement à l'autre. Par ailleurs, différents motifs se retrouvent dans divers mouvements, assurant ainsi, même si ce n'était pas volontaire de la part du compositeur, une structure cyclique à l'oeuvre.
A la mesure 21 (env. 0'18'') une cadence du piano qui réapparaîtra dans la Réexposition, des traits vertigineux du clavier, et le scherzando rythmique s'affirme à nouveau par des accords, et les cordes en pizzicato conduisant au 1er Thème.
Thème 1 énoncé en 5 parties : 1 (1) - 1 (2) - 1 (1) - 1 (3) - 1 (1)
Thème 1 (1) (mes. 43 env. 0'38'') en ut mineur
RACH2_III_43

NB. Pour les différentes parties de ce thème, je note ici les notes qui se dégagent des traits de piano en accords et en triolets de croches.
Thème 1 (2) (mes. 53 env. 0'47'') en ut mineur

Retour du Thème 1 (1) (mes. 64 env. 0'57'')
Thème 1 (3) (mes. 74 env. 1'06'') en Mi bémol Majeur
RACH2_III_43

Retour du Thème 1 (1) (mes. 89 env. 1'24'') en ut mineur.

"Meno Mosso". Une première transition apparaît à la mesure 97 (env. 1'31'') basée sur des éléments du Thème 1 pour nous conduire au Thème 2 en Si bémol Majeur (là où on attendait Mi bémol Majeur mais déjà utilisé).
Un Thème mélodique qui, selon Seroff, ne serait pas de Rachmaninov mais de son ami Nikita Morozov qui lui avait chanté sa dernière composition. Rachmaninov lui aurait dit : "J'aime beaucoup ce Thème, j'aimerais l'utiliser". Morozov lui aurait répondu : "Et bien, fais-le!"... Beau gage d'amitié...
Thème 2 (mes. 105 env. 1'44'')
"Moderato", un thème éminemment mélodique.
RACH2_III_43

Enoncé par le hautbois solo et les altos avec, en syncope, les cors.
Mes 121 (env. 2'14''), le piano reprend la mélodie et va l'amplifier, sur arpèges de la main gauche.
Un Thème terminal en Mi bémol va clôre l'exposition par trois phrases du piano, en triolets qui se terminent sur des trilles sur des accords de l'orchestre pp et pizz et des roulements de cymbales pp.

Une transition (Transition 2 - allegro scherzando) de 8 mesures en ut mineur nous amène à la Réexposition.
Comme dit plus haut, il n'y a pas de développement.

Réexposition (mes. 169 env. 4'05'')
Les tempo va aller s'accélérant :
Thème 1 (1) à la tonique d'ut mineur.
Più mosso Thème 1 (3) (mes. 179 env. 4'14'') en La bémol Majeur.
Accelerando, Presto Thème 1 (1) (mes. 187 env. 4'25'') en ut mineur.
Ici, le thème est longuement traité en fugato, en dialogue entre le piano et l'orchestre. L'orchestre prend de plus en plus de poids et la difficulté pour les protagonistes est de garder une même pulsation rythmique très précise, sans quoi tout bascule...
Ce passage conduit à une 3e Transition (Transition 3) (mes. 287 env. 5'50'') sur des roulements de timbales et le Tutti ff , Più vivo toujours qui nous mènent à la mesure 309 (env. 6'17'').
Le Thème 2 est, cette fois exposé dans les couleurs plus claires de la flûte (au lieu du hautbois) et aux violons (au lieu des altos) dans la tonalité de Ré bémol Majeur.
A la mesure 355 (env. 7'51'') revient le Thème de clôture en triolets avec trille final au piano et les cymbales pp, comme dans l'Exposition.

Coda (Mes. 367 env. 8'35''). "Allegro scherzando". sur le Thème 1 en fragmentation et en diminutions.
Poco poco acceler., arpèges du piano se dirigeant vers le forte et puis, mes. 393 (env. 9'18'') "Alla breve" "Agitato" : arpèges, octaves, accords en un grand flux aboutissant fff. Retour de la cadence du piano.
A la mesure 431 (env. 10'15'') "Maestoso". En ut mineur et fff : le Thème 2 est joué par tout l'orchestre tandis que le piano l'accompagne et poursuit sur le Thème 1.
Et puis, "risoluto" "Più vivo", "martellato",  toujours fff, conclusion en accords massifs du piano rythmiquement soutenu par tout l'orchestre. 

Bernadette Beyne

Les commentaires sont clos.