Les Fitzwilliam en demi-teinte face à Schubert
Franz SCHUBERT (1797-1828) : Quatuors à cordes n° 13 D. 804 et n° 14 D. 810 « La Jeune Fille et la Mort ». Quatuor Fitzwilliam. 2020. Livret en anglais. 82.15. Divine Art dda 25197.
L’année dernière, le Quatuor Fitzwilliam reconstitué, avec parmi ses membres actuels le seul Alan George, altiste, à avoir participé à l’aventure née au début des années 1970 et marquée notamment par l’enregistrement des quatuors de Shostakovitch, proposait une nouvelle version des Quatuors 13 à 15 du maître russe. Il se manifeste en ce début d’année 2020 par un nouveau CD consacré à deux partitions majeures de Schubert, gravé sur instruments d’époque. Le Quatuor n° 13, qui date de février-mars 1824, est le seul à avoir été publié du vivant du compositeur : il avait en effet rencontré un très grand succès après sa création au Musikverein de Vienne. Dans cette partition, Schubert utilise des thèmes de sa musique de ballet Rosamunde dans l’Andante et d’un lied de 1819 sur un texte mythologique de Schiller, Die Götter Griechenlands (Les dieux de la Grèce), dans l’Allegretto qui suit. L’œuvre s’ouvre dans un contexte d’amertume avant de se développer dans des thèmes simples au sein desquels se prolonge l’impression de désolation. L’Andante présente des lignes pures, de l’esthétisme doux et tendre, plein de pudeur, avant le support du lied qui comporte une question ténébreuse : Schöne Welt, wo bist Du ? (Bel univers, où es-tu ?) et une gradation vers un contexte dramatique. On sent à travers tout cela la passion maîtrisée, le lyrisme intense et la capacité de Schubert à créer des climats douloureux qui sont de temps à autre traversés par des moments plus clairs qui cherchent une réponse ; des commentateurs l’ont trouvée dans l’Allegretto moderato conclusif au cours duquel des rythmes issus de thèmes populaires dissipent quelque peu l’inquiétude qui est la dominante de cette œuvre poignante. Les Fitzwilliam ont une vision large et ample de ce quatuor ; ils adoptent une expression en demi-teinte, creusée et dominée, avec une émotion retenue, dans une mise en place sans emphase et dans un souci d’écoute mutuelle. Les violons de Lucy Russell et de Marcus Barcham Stevens, comme le violoncelle de Sally Pendleburry, rejoignent avec une discrète réserve l’alto de « l’ancien », Alan George, dans cette quête de l’âme fragile de Schubert. Les appels complices qui se tissent entre les membres du quatuor sont à cet égard réservés et l’on souhaiterait parfois qu’ils revêtent plus de dramatisme. Mais c’est un souhait secondaire.
Le Quatuor n° 14, écrit pendant la même période, attendra sa première création pendant deux ans : elle aura lieu à Vienne au début de février 1826. Le titre qui lui a été attribué, La Jeune Fille et la Mort, rappelle le lied du même nom, composé en 1817 par Schubert sur un poème de Mathias Claudius, et qui apparaît dans le second mouvement. La forte charge émotionnelle qui se dégage de cet Andante con moto, avec le thème de la Mort au violoncelle, est ici rendue par les Fitwilliam avec un son plastiquement beau, sans exagération du sens pathétique que d’aucuns accentuent, mais on demeure hélas dans une certaine superficialité due à un parti-pris de lenteur qui passe à côté de l’introspection. Ce parti-pris ne crée aucun frisson. Dommage, car l’engagement est accentué dès l’entame de l’Allegro initial où l’on découvre une tension qui s’apparente parfois même à un cri, mais celui-ci se perd peu à peu dans une sorte de mise en miroir qui finit par lasser. On est loin de poignantes versions antérieures qui peuvent être anciennes comme les Berg ou les Prazak ou plus récentes comme les Artémis ou le Quatuor de Jérusalem dont la transparence écorchée touchait au sublime. Les Fitzwilliam offrent par contre une lecture solide et virtuose des deux derniers mouvements, sans créer le bouleversement que la gravité de l’âme schubertienne devrait susciter. On reconnaîtra bien entendu que dans l’immense discographie de ces deux chefs-d’œuvre, se faire une place dominante relève de la gageure. Les Fitzwilliam ne créent pas l’événement, mais on leur attribuera des qualités d’échange et de style que les amateurs d’instruments d’époque -sur lesquels le livret n’apporte pas d’éclairage- apprécieront pour leur côté « rustique ». Cet enregistrement a été effectué du 15 au 17 août 2018 en la St Martin’s Church d’East Woodhay, dans le Hampshire anglais, là même où, peu de mois plus tard, seront gravés les Quatuors 13 à 15 de Chostakovitch évoqués plus haut.
Son : 8. Livret : 8. Répertoire : 10. Interprétation : 7
Jean Lacroix