Les jeunes années de Hélène Grimaud : Schumann et Brahms

par

Early Recordings - vol. 1 : Robert SCHUMANN (1810-1856) : Kreisleriana op. 16. Johannes BRAHMS (1833-1896) : Sonates n° 2 op. 2 et n° 3 op. 5 ; Klavierstücke op. 118. Hélène Grimaud, piano. 2020. Livret en anglais, en français et en allemand. 117.46. Un album de deux CD MDG/Denon MDG 650 2163-2.

Pour rappel, DENON et MDG ont conclu un partenariat pour une édition commune, qui comprendra deux volets. Celui qui vise à mettre à l’honneur des artistes jeunes et talentueux a déjà été illustré par nos soins dans ces colonnes à travers la présentation d’un CD Dvorak-Ifukube réalisé par le Philharmonique de Tokyo dirigé par Andrea Battistoni. Voici un premier aspect de l’autre volet, celui des rééditions. Nous retrouvons Hélène Grimaud dans deux récitals, de 1988 et de 1991, consacrés au duo Schumann-Brahms. 

On ne s’étendra pas sur la biographie de la pianiste. Les deux disques ici réédités datent de ses « jeunes années » : le premier reprend les Kreisleriana de Schumann et la Sonate n°2 de Brahms, gravures de 1988, le second la Sonate n° 3 et les Klavierstücke op. 118 de Brahms, enregistrées en 1991. Entre les deux, il y a eu un changement de cap : Hélène Grimaud est partie aux Etats-Unis, y a fait la découverte des loups et de la sauvegarde de la nature. Le moment est peut-être venu de (re)lire les Variations sauvages qu’elle a publiées chez Laffont à Paris en 2003. D’autant plus que la plume est fine et accrocheuse ; elle aura son prolongement dans deux autres ouvrages, Leçons particulières (Laffont, 2004) et Retour à Salem (Albin Michel, 2013), dont la lecture montre un portrait intime attachant, qui force le respect. Dans les Variations sauvages, Hélène Grimaud ne cache pas son admiration pour Schumann et Brahms, dont elle évoque la rencontre du 30 septembre 1853, lorsque le jeune Brahms vint frapper à la porte de la maison des Schumann à Düsseldorf : « Le fruit de cette rencontre, une affaire d’amour entre les trois. Une relation intense, lucide et si particulière : sans doute est-ce Schumann qui aura le plus aimé les deux autres. » (p. 177). En enregistrant les Kreisleriana de 1838 de Schumann et la Sonate n° 2 de Brahms de 1852 dans la Stadsgehoorzaal de Leiden (Hollande) du 28 au 30 novembre 1988, Hélène Grimaud, bien avant d’écrire ces lignes, unit les compositeurs en un même élan juvénile. Elle a alors dix-neuf ans, mais une profondeur réflexive déjà indéniable. C’est son troisième disque, après un Rachmaninov (Sonate n° 2 et Etudes-Tableaux) et un récital Chopin/Liszt/Schumann (Sonate n° 1). C’est comme si elle poursuivait le dialogue entrepris un an auparavant avec ce Schumann jeune, sa première sonate datant de 1835. On redécouvre le jeu ludique de Grimaud avec un réel étonnement dans ces Kreisleriana dont la fougue est non pas bridée mais d’un lyrisme mobile et d’une maturité déliée sur le plan de l’expressivité. Elle crée un univers à la fois vif et nostalgique, aux timbres séduisants. Lorsque surgit la troisième pièce, le Sehr aufgeregt, ou quand le Schnell und spielend final retentit, on se surprend à appréhender une sorte de magie surnaturelle que la pianiste y a installée. Au point d’en oublier sa jeunesse, qui va pourtant clairement se manifester dans la seconde partie du CD, ainsi que dans l’autre disque réédité, le choix étant consacré au seul Johannes.  

Retour aux Variations sauvages pour mieux assimiler une approche brahmsienne dont on avait oublié la hauteur de vue. Hélène Grimaud écrit, comme un aveu : « Brahms a pris immédiatement une place indétrônable dans mon cœur. » (p. 175). Connivence ? Plutôt « reconnaissance », comme elle le précise encore, mot à prendre dans le sens d’évidence, comme lorsque l’on sait qu’une rencontre est légitime par elle-même et indispensable à approfondir. Sonate n° 2 de Brahms, donc, pour accompagner les Kreisleriana de l’ami si cher. Avec peut-être une intention voilée, un écho à ces compositions de jeunesse que Brahms signait « Johann Kreisler junior », et, dans le premier mouvement, un rappel des foucades du personnage de fiction d’E.T.A. Hoffmann que Grimaud rend à la fois passionnées et sobres, dans un chant dynamique qui va se traduire en contrastes qui évitent les violences mais les suggèrent avec acuité. Un Andante désolé précède un Scherzo aux riches coloris avant que le Finale apporte sa part de grandiloquence, piège auquel Grimaud évite de se confronter en soulignant plutôt la ferveur et l’engagement que l’œuvre suscite en elle.

Voué au seul Brahms, le second CD s’inscrit dans la continuité des sonates en proposant la Troisième de 1853, romantique à souhait, la plus souvent jouée aussi en raison de son côté héroïque, avec ses cinq mouvements d’éloquence et d’inflexions dramatiques. Hélène Grimaud se lance dans un vaste récit aux nuances larges et pleines, aux grandes lignes lyriquement contrôlées. Lorsqu’elle enregistre cette Sonate et les Pièces de l’opus 118 qui la suivent, elle a trois ans de plus : la prise de son est effectué des 12 au 14 décembre 1991, dans la même église de Leiden. La pianiste a vécu des expériences entretemps, nous l’avons signalé, mais elle n’a pas sorti de disque. C’est comme si le discours se poursuivait, à trois ans de distance, avec un approfondissement personnel marqué par une ardeur complémentaire que la sonate autorise sans doute, mais qui montre le mûrissement, riche et adapté au vécu. Elle tisse ainsi un beau lien avec la Sonate n° 2, avec un sens de l’architecture qui montre qu’à 22 ans, l’expérience de vie peut ajouter son poids de réalité. En complément, elle choisit les six Klavierstücke op. 118 de 1893, basculant ainsi dans les derniers feux brahmsiens, avec la variété d’atmosphère que l’on y découvre, alliant aussi bien l’intensité que l’impulsion rythmique, l’ampleur que l’effusion. Grimaud laisse respirer ces pages dans une lecture qui fait le pont avec la jeunesse des sonates, en insufflant une fièvre subtile dès le premier Intermezzo, et la part nécessaire de pathétique à l’Intermezzo final. Entre les deux, un monde créatif de poésie, de vigueur, de grâce et de méditation sur la mort s’est constitué. Hélène Grimaud y démontre que sa familiarité avec l’univers d’un compositeur qu’elle place si haut n’est pas usurpée. 

Cet album se présente comme le volume I des « Early Years » de Grimaud, un volume II devrait logiquement nous rendre le tout premier disque d’Hélène Grimaud, le Rachmaninov de 1986. Mais chez DENON, il reste aussi, du même compositeur, le Concerto n° 2, couplé en 1993 au Concerto de Ravel, avec le Royal Philharmonic Orchestra, sous la baguette de Jesus Lopez-Cobos. Cela donnerait un album cohérent et bienvenu. Les deux CD restitués ici ont figuré dans un coffret Brilliant consacré à la pianiste, mais le son de la réédition MDG/Denon est plus présent. On ne peut qu’apprécier ce retour aux jeunes années d’une pianiste de talent, dont le beau visage apparaît en reproduction des pochettes d’origine.

Son : 9  Livret : 8  Répertoire : 10  Interprétation : 9

Jean Lacroix     

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