Les symphonies de Louise Farrenc deviennent des classiques

par

Louise Farrenc (1804-1875) : Symphonies Nᵒˢ̊ 1 & 3. Insula Orchestra. Laurence Equilbey, direction. 2021. 64’51. Livret en français, en anglais et en allemand. 1 CD Erato 9029669852

Louise Farrenc (1804-1875) n’est plus une inconnue en France. On voit son nom de plus en plus souvent. Crescendo-Magazine, par la plume d’Anne-Marie Polome, lui a du reste consacré un long et passionnant portrait qui vous donnera des détails sur sa naissance dans une famille de sculpteurs renommés, sa jeunesse dans un milieu intellectuel et culturel particulièrement stimulant, son mariage avec un musicien et éditeur qui l’a énergiquement encouragée dans sa carrière musicale, la naissance de leur fille, pianiste virtuose qui décéda à l’âge de trente-deux ans, après douze années d’une terrible maladie nerveuse. Ce deuil sonna le glas de l’activité créatrice de Louise Farrenc, qui se consacra alors, avec son mari, à l’édition d’une monumentale compilation de pièces pour clavier du XVIe au XIXe siècle, Le Trésor des Pianistes.

Dans ce portrait, il est aussi beaucoup question de son activité pédagogique qui, sous différentes formes (cours privés, poste au Conservatoire de Paris, compositions dédiées), a eu une très grande importance dans sa vie professionnelle. 

Si l’on excepte quelques œuvres pour voix, son catalogue consiste pour l’essentiel en pièces pour piano, écrites soit avant 1840 soit après 1858, et en musique de chambre et symphonique, composée entre ces deux dates.

On trouvera une biographie un peu plus succincte, et qui sera une excellente introduction à l’univers symphonique de Louise Farrenc qui nous occupe ici, sous la plume de Jean Lacroix, dans une chronique sur le second volet de l’intégrale des Solistes Européens Luxembourg sous la direction de Christoph König (le premier avait été chroniqué par Jean-Marie André).

On le sait : être une femme était alors un lourd handicap pour faire carrière comme compositrice (le mot n’existait du reste pas à l’époque de Louise Farrenc, qui était « femme compositeur »). Si les comptes-rendus des concerts où l’on jouait ses œuvres ne manquent pas d’en louer les immenses qualités, c’est toujours avec d’autant plus d’étonnement qu’elles sont l’œuvre d’une femme. Et les termes que l’on qualifie aujourd'hui de « sexistes » ne manquent pas, quelle que soit la volonté de leurs auteurs de mettre en valeur le talent de Louise Farrenc. À cette époque, il était tolérable que les femmes écrivassent des pièces pour piano, si possible charmantes et légères, ou bien des mélodies, si possible sentimentales ou mélancoliques, mais pour le reste, c’était l’affaire des hommes.

Et en choisissant, au lieu de l’opéra qui régnait alors en maître en France, de la musique instrumentale, Louise Farrenc se mettait, toute seule pour le coup, en difficulté. Pour la musique de chambre, c’est surtout Camille Saint-Saëns qui la remettra à l’honneur, alors que Louise Farrenc avait déjà cessé de composer. Et pour la symphonie, dans ses années post-Beethoven, les compositeurs germaniques en avaient presque l’exclusivité. Nous ne sommes pas encore dans cet âge d’or de la musique symphonique française lancée par le chef-d'œuvre de César Franck en 1888. Certes il y eut alors Charles Gounod ; mais ses symphonies ne sont pas, loin de là, les plus représentatives de son talent. Et puis, bien sûr, Hector Berlioz. Mais il n’est comparable à personne, à aucun point de vue ! Ses symphonies n’ont plus tout à fait la forme que lui ont donnée Haydn, Mozart et Beethoven, et qui sera reprise par Franck, Chausson, Magnard et d’autres.

Cette forme, toute classique, a été également reprise par Louise Farrenc qui, dans ses trois symphonies des années 1840, utilise encore le même langage que Beethoven ou Schubert, morts à la fin des années 1820. Pour autant, à leur écoute, nous n’avons à aucun moment l’impression d’un pastiche. Certes, nous n’y trouvons pas les trouvailles inouïes de Berlioz, son presque contemporain. Ce n’était certainement pas l’intention de la compositrice. Mais elle y montre une formidable maîtrise, et si elle s’inscrit clairement dans les pas de ses illustres devanciers viennois, une écoute attentive de ses symphonies ne souffre d’aucun temps mort, bavardage inutile ou sentiment laborieux. Elles dégagent au contraire une grande autorité, et nous les écoutons (en particulier la Troisième, tout à fait aboutie) comme nous admirons un grandiose spectacle de la nature : avec extase, mais les pieds sur terre. Cette musique ne nous tire pas des larmes cruelles, ne nous met pas en transe irrépressible ; mais elle nous procure un sentiment de bienfaisante plénitude assez unique.

Il y avait donc jusque-là trois intégrales des symphonies de Louise Farrenc : celle de l’Orchestre Symphonique de la NDR dirigé par Johannes Goritzki, en deux volumes parus en 1998 (Nᵒˢ̊ 2 &3) et 2004 (N° 1, avec les deux Ouvertures) chez CPO ; celle de Stefan Sanderling à la tête de l’Orchestre de Bretagne, en deux CD mais sans complément, en 2001 (Arion) ; et enfin, chez Naxos, celle à laquelle nous avons fait allusion, chroniquée sur Crescendo-Magazine, avec les Nᵒˢ̊ 2 & 3 en 2018, puis la N° 1 (couplée avec les deux Ouvertures et les Grandes variations sur un thème du comte Gallenberg pour piano et orchestre, alors inédites au disque) en 2020.

Ces Symphonies Nᵒˢ̊ 1 & 3 chez Erato constituent donc le premier volet d’une quatrième intégrale. Sa particularité est d’avoir été confiée à un orchestre qui joue sur instruments d’époque. Il est indéniable que cela génère des sonorités très bienvenues, notamment lors des solos instrumentaux des vents, plus caractérisés qu’avec nos instruments modernes. Et puis, les musiciens de l’Insula Orchestra sont des spécialistes de la musique de ces « classiques viennois » dont s’inspire Louise Farrenc. Il en résulte un style d’interprétation qui tire ses symphonies vers leurs sources plutôt que, avec des orchestres traditionnels, vers les symphonies pourtant contemporaines de Robert Schumann.

La lecture de Laurence Equilbey est juste et sobre, à la limite du neutre. Rien ne vient nous frapper, ni dans le sens du heurt ni dans celui du dithyrambe. Il n’y a pas d’effets faciles et spectaculaires, mais rien n’est particulièrement remarquable non plus dans l’exécution. Nous entendons la musique de Louise Farrenc, probablement telle que la compositrice l’a pensée. Est-ce qu’une lecture plus radicale, plus exacerbée, plus contrastée, pourrait nous donner une autre appréciation de ses symphonies ? Maintenant que nous disposons de plusieurs enregistrements, nous savons de quel niveau elles sont. Elles mériteraient bien différentes approches, y compris de la part d’interprètes qui nous ont habitués à nous surprendre dans des œuvres que nous croyions pourtant bien connaître.

Son : 8 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8

Pierre Carrive

 

 

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