L'Europe des Temps modernes : Autriche et Bohême

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Suite de notre tour d'horizon de l'Europe musicale des Temps modernes (après Londres, la France et le Portugal), cette étape nous conduit aux marches du continent : en Autriche et en Bohême.  L’expression du baroque en musique a été le moteur d’une véritable frénésie de création à l’échelle européenne. Nous ne pouvons donc décemment quitter notre tour d’horizon de la Stravaganza baroque sans évoquer les compositeurs qui ont brillamment défendu la cause du baroque en musique bien au-delà des frontières des pays qui ont joué à cette époque un rôle prépondérant.

Dans les pays de langue allemande, la création musicale au XVIIe siècle est assez étroitement liée aux luttes religieuses et politiques. Si l’Allemagne du Nord, qui a embrassé la nouvelle religion protestante, développe un langage nouveau fait d’une fusion de diverses influences autour du choral, l’Allemagne du Sud, l’Autriche et la Bohême, restées fidèles au catholicisme, évoluent dans l’ombre de Rome et de Venise, au point de devenir de véritables succursales du baroque italien triomphant. Salzbourg (la « Rome du Nord ») et Vienne l’impériale entretiennent d’étroits liens avec la Péninsule, que la présence de nombreux musiciens italiens aux postes-clés des principales chapelles princières et des plus importantes maisons d’opéra austro-allemandes vient encore renforcer.

Soutenue par un mécénat aristocratique éclairé et très puissant, la création musicale et, plus largement, l’ensemble de l’activité artistique s’épanouit sans entraves. En effet, tant les Habsbourg à Vienne et à Prague que les différents Princes-Archevêques qui se succèdent à Salzbourg sont des mécènes doués et généreux, souvent musiciens eux-mêmes, et toujours très versés dans la culture italienne, avec laquelle ils entretiennent des liens privilégiés. Les Princes rivalisent autant sinon davantage dans la chasse aux talents artistiques que sur les champs de bataille ! Ils commandent de nombreuses oeuvres destinées à rehausser le faste des grandes fêtes. Anniversaires, couronnements, mariages, visites d’état sont autant d’occasions de déployer toute la splendeur de la chapelle musicale afin de divertir la Cour. Banquets en musique (Tafelmusik), opéras de cérémonie (tel Il Pomo d’Oro de Cesti pour le mariage de l’Empereur Leopold Ier et de Margareta Teresa d’Espagne) et autres ballets équestres (Balletto a cavallo) rythment la vie des Cours austro-allemandes tout au long du siècle.

L’opéra occupe bien entendu une position prédominante. Les mécènes encouragent la représentation d’ouvrages italiens. Vienne, véritable citadelle de l’opéra italien, accueille ainsi le Ritorno d’Ulisse de Monteverdi, l’Egisto et le Giasone de Cavalli, et d’autres oeuvres de Bertali, Cesti, Ziani, Draghi... Mais le phénomène est également clairement perceptible à Salzbourg, qui dispose depuis 1614 d’un théâtre de cour à l’italienne doté d’une très belle scène mobile, et à Prague, dont le palais royal possède un théâtre à ciel ouvert conçu par Giuseppe Galli-Bibiena. Plusieurs familles de la grande noblesse vont jusqu’à entretenir leur propre troupe d’opéra italien. C’est le cas, par exemple, du comte Sporck à Prague, un grand amateur d’opéras vénitiens chez qui Vivaldi, entre autres, se voit offrir l’occasion de monter plusieurs de ses opéras. 

Si musique et musiciens italiens occupent donc une position clairement dominante, les compositeurs autochtones ne sont pas absents de la scène, loin de là... Formés pour la plupart dans la Péninsule, ils sont efficacement soutenus et encouragés par leurs employeurs à rivaliser avec leurs collègues transalpins. Johann Kaspar Kerll à Munich (son Oronte sert à l’inauguration du nouveau théâtre de la capitale bavaroise en 1657), Heinrich Ignaz Franz von Biber à Salzbourg (où il compose plusieurs opéras pour la Cour du Prince-Archevêque) et Johann Joseph Fux à Vienne et à Prague (sa Costanza e Fortezza y est interprétée en 1723 pour le couronnement de l’Empereur Charles VI comme Roi de Bohème) se mesurent sans complexes à leur confrères et rivaux italiens jusque dans le genre que ceux-ci ont imposé à l’Europe entière: l’opéra.

Plus généralement, c’est toute la musique de Cour qui bénéficie de l’apport de ces compositeurs du cru qui mêlent avec aisance les lumières méditerranéennes et les saveurs du terroir. Pendant un siècle et demi, et particulièrement sous les Empereurs Ferdinand III (1637-1657) et Leopold Ier (1657-1705), la musique joue un rôle central dans toutes les activités de la vie quotidienne des Cours viennoise et praguoise. Les grandes fêtes sont le prétexte à de fabuleux déploiements de fastes sonores et visuels : création de spectacles de cour très coûteux tels l’Angelica vincitice di Alcina de Fux, joué en 1716 au Palais d’été La Favorite à Vienne « avec flotte de vaisseaux sur l’eau »; mises en scène de gigantesques Balletti a cavallo (fêtes musicales équestres) -celle mise en musique par Johann Heinrich Schmelzer en 1667 pour le mariage de Leopold Ier et de Marguerita Teresa d’Espagne réunit 1700 participants qui évoluent au son d’une centaine d’instruments répartis en divers endroits de la Place de la Cour. En dehors de ces moments forts, la musique est partout présente afin de divertir le souverain, son entourage et ses invités. Musique de chambre et Tafelmusik (musique de table) rythment les heures de la journée du Prince. Dans ce domaine également, les compositeurs autochtones comme Fux, Biber et Schmelzer font preuve d’une élégance, d’un raffinement et d’une richesse d’invention (dont l’humour n’est certes pas absent !) tout à fait remarquables. Agrémentant le style italien ambiant par de judicieux emprunts aux traditions populaires du terroir, ces compositeurs développent un art plein de vitalité, foisonnant d’images et de traits divertissants, et d’une virtuosité totalement épanouie. En composant de la sorte, les Biber, Schmelzer et autres Vejvanovsky témoignent également de l’excellent niveau de la pratique instrumentale des musiciens engagés au service des principales institutions musicales à Munich, Salzbourg, Vienne ou Prague. Les deux premiers nommés sont même considérés comme les fondateurs d’une véritable « école allemande » de violon qui s’incarne au travers de quelques oeuvres et recueils emblématiques tels la Mensa sonora ou le groupe de sonates Fidicinium sacro-profanum, publiés par Biber en 1680 et 1683.

Au sein des différentes chapelles musicales, l’organiste occupe également une place prépondérante. Dans ce domaine précis, les musiciens italiens se font plus discrets. Ce sont les artistes locaux qui occupent les postes les plus enviables: Kerll à Munich et à Vienne, Froberger à Munich, Gottlieb Muffat et Johann Pachelbel à Vienne, Georg Muffat à Salzbourg. Plusieurs de ces organistes contribuent de manière décisive à faire de leur région une terre d’élection de la musique pour clavier. Luthérien de confession, formé à Ratisbonne, Johann Pachelbel (1653-1706) n’est actif que quelques années à Vienne, en tant qu’organiste-adjoint de la cathédrale Saint-Etienne. Il y a considérablement enrichi son expérience au contact de la musique catholique allemande et italienne, avant de s’attacher à l’élaboration d’un oeuvre d’orgue qui est le plus considérable écrit à l’époque en Allemagne méridionale. Elève de Frescobaldi et organiste à la Cour d’Autriche, Johann Jacob Froberger (1616-1667) s’impose comme un véritable musicien européen du fait de sa parfaite assimilation de styles divers, découverts au gré de ses nombreux voyages en Italie, en Angleterre et en France. Diverse et foisonnante, son oeuvre pour clavier (et plus particulièrement pour clavecin, dont il est le premier grand maître en Allemagne) réalise avec bonheur la fusion de ces différents styles, qu’il s’agisse du langage très libre de Frescobaldi et de la hardiesse du traitement harmonique des Italiens, ou de la rigueur de conception et de construction d’un Sweelinck, ou encore du style polyphonique et des agréments propres à la musique de danse française. Grand voyageur également, Georg Muffat (1653-1704) étudie puis exerce son art successivement à Paris, en Bavière, à Vienne, Prague, Rome, Augsbourg, Salzbourg (où il est à la fois organiste et musicien de Cour de l’Archevêque) et Passau. Formé auprès de Pasquini et Corelli en Italie, mais aussi chez Lully à Paris, Muffat s’attache à défendre alternativement les deux écoles, comme en témoignent, d’une part, son recueil de 12 concerti grossi dans le style italien paru en 1701 sous le titre Armonico tributo et, d’autre part, ses deux recueils intitulés Florilegium (publiés en 1695 et 1698), qui illustrent son attirance et sa maîtrise de la suite « à la française », riche en rythmes de danses caractéristiques. Muffat tente également d’opérer sa propre fusion entre influences française et italienne dans son recueil de toccatas pour orgue Apparatus musico-organisticus (1690). En Bohême aussi, les postes d’organistes sont essentiellement dévolus aux musiciens du cru, qui forment même parfois de véritables dynasties, dont sont originaires des musiciens d’exception comme Johann Stamitz, Franz et Georg Benda ou Jan Dismas Zelenka (1679-1745). Formé d’abord au Clementinum de Prague puis auprès de J.J.Fux à Vienne et d’Antonio Lotti à Venise, le dernier nommé compte parmi les artistes les plus inspirés de sa génération. Son écriture puissante et très riche sur le plan harmonique est tenue en très haute estime par ses éminents confrères J.S.Bach et G.P.Telemann. Dès 1710, c’est à la Cour de Dresde que Zelenka exerce son art, ce qui l’éloigne de notre propos

Tous ces organistes participent bien entendu très activement à l’élaboration d’un répertoire sacré qui est marqué à la fois par le maintien d’une certaine orthodoxie conservatrice et par le triomphe d’un stile concertato opulent, voire colossal. Dans un cas comme dans l’autre, les compositeurs installés à Munich, Salzbourg, Vienne ou Prague ne développent guère de style spécifique, tant leur dévotion pour les modèles italiens est ici totale. 

Tout comme dans la Péninsule, l’intérêt pour l’ancienne polyphonie (stile antico) se maintient, principalement en tant que style d’école qu’il convient de maîtriser lorsqu’on ambitionne de diriger une grande chapelle catholique. En atteste l’existence de nombreuses oeuvres composées dans ce style tout au long du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle par une série de compositeurs qui s’étend de Johann Stadlmayr (c.1575-1648) à Johann Joseph Fux (Missa S.Caroli - 1718). Ce répertoire de musique « à l’ancienne », mais aussi de musique ancienne au sens strict (notamment des oeuvres de Lassus et de Palestrina) est régulièrement interprété au cours des offices de la Chapelle impériale jusque dans les années 1730. Mais l’essentiel de la création musicale dans le domaine sacré s’inscrit davantage dans « l’air du temps ». Ce sont la grandeur du style polychoral vénitien et les charmes du stile concertato, plus spécifiquement destiné aux solistes (tant instrumentaux que vocaux), qui s’imposent durablement. Richement dotées, les grandes chapelles musicales offrent aux compositeurs un champ d’expérimentation quasiment illimité. C’est que les « grands » entendent ici également déployer les fastes de la Cour. Leur désir d’ostentation, de pompe et de magnificence concerne autant l’autel que la scène. Ils n’ont donc de cesse d’encourager leurs compositeurs à concevoir de vastes édifices polychoraux qui exaltent leur puissance en même temps que celle de Dieu. Conçue pour les plus grandes églises du pays, telle la Cathédrale de Salzbourg et ses quatre tribunes d’orgue, cette musique allie la virtuosité, l’élégance et la parfaite déclamation du texte propre aux pages solistes à l’extraordinaire puissance des tutti rehaussés par les trompettes et timbales, le tout baignant dans une acoustique réverbérée qui ajoute au chatoiement des couleurs instrumentales et aux jeux de perspectives. Schmelzer, Biber, Kerll, Fux..., sans oublier les Empereurs Ferdinand III et Leopold Ier, composent de telles oeuvres qui peuvent compter jusqu’à 12 choeurs (vocaux et/ou instrumentaux) ou 53 voix!

Ils contribuent ainsi à faire de l’Allemagne méridionale et des possessions des Habsbourg d’Autriche des pays où, grâce à un mécénat important et éclairé, on ne cesse de « musiquer » de la plus belle façon qui soit, tant à l’église et au théâtre qu’à la Cour ou à la chambre.

Jean-Marie Marchal

Crédits photographiques : Domenico Cetto :  Vue de Vienne depuis Josephstadt, 1690.

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