Ligeti(s) d’anniversaire avec Han Chen, le Quatuor Diotima, le SWR Vocal Ensemble et Les Siècles
Le Centenaire Ligeti est jusqu’à présent assez timide, en particulier en Belgique où il s'avère quasi inexistant à cette heure ! Pourtant, à une époque qui n’a que “médiation” à la bouche, la musique de Ligeti, compositeur qui transformait en musique tout ce qu’il touchait, serait un sujet à développer… Dès lors, dans ce contexte de disette aussi incompréhensible que scandaleux, on se réjouit de retrouver des parutions discographiques, nouveautés et rééditions qui nous présentent les différentes facettes de l’art de ce compositeur unique et génial.
György Ligeti (1923-2006) : Etudes livres 1 à 3 ; Capriccio n°1 - Allegretto capriccioso et Capriccio n°2 - Allegro robusto. Han Chen, piano. 2022. Livret en anglais. 62’27’’. Naxos. 8 574307.
Pilier du répertoire de la seconde moitié du XXe siècle, les Études pour piano sont enregistrées par le jeune pianiste Han Chen qui signe ici son quatrième disque pour le label Naxos après des parutions consacrées à Franz Liszt, Anton Rubinstein et Thomas Adès.
Il est intéressant et passionnant de voir de nouvelles générations s’approprier ce monument du piano et en faire un véritable classique. Ainsi, on apprécie une interprétation à la fois rythmée et colorée mais aussi poétique et cultivée qui cerne à la fois les pièces dans leurs individualités mais qui impose une cohérence d’ensemble. Certains pourront regretter la perte d’une forme de radicalité mais cette lecture intelligente et parfaitement maîtrisée est une interprétation à connaître et Han Chen s’impose comme un nom à retenir.
Note globale : 10
György Ligeti (1923-2006) : Quatuors à cordes n°1 “Métamorphoses nocturnes” et n°2, Andante et Allegretto pour quatuor à cordes. Quatuor Diotima. 2022. Livret en : anglais, allemand et français. 53’54’’. Pentatone PTC 5187 061

Autre monument du répertoire : les quatuors à cordes ! Dans la notice de présentation, le Quatuor Diotima explique en avoir pendant longtemps “ajourné l’enregistrement /…/sans doute terrifiés par l'ampleur de la tâche”. Il va sans dire que cette musique ne tolère pas autre chose qu’un engagement total pour en rendre toutes les facettes dans une discographie de très haut vol dominée par la version du Arditti String Quartet (Wergo et Sony) mais qui compte tant de grandes réalisations dans les deux ou l’un des deux quatuors : Belcea Quartet (Alpha), LaSalle Quartet (DGG), Artemis Quartet (Erato). L’interprétation du Quatuor Diotima fera date par sa hauteur de vue. Ils cernent parfaitement le ton différent des deux quatuors, de la sève primesautière et néo-bartokienne du Quatuor n°1 aux contrastes radicaux et jeux d’ombres dramaturgiques du Quatuor n°2, musique de l’infini comme un voyage aux confins de l’expression et du rythme, théâtre des notes d’un imaginaire stupéfiant. Entre les deux quatuors, les Diotima proposent le rare Andante et Allegretto pour quatuor à cordes, témoin de la première période du compositeur, œuvre d’un jeune compositeur qui se cherche mais qui fait déjà preuve d’un talent considérable.
La prise de son est magistrale et elle sert comme jamais la radicalité visionnaire du geste créatif de Ligeti. Le texte de présentation comprend, outre un texte signé des Diotima, un second texte de l’excellent Philippe Albèra, éminent spécialiste du compositeur.
Note globale : 10
György Ligeti (1923-2006) : Complete Works for cappella Choir. SWR Vocal Ensemble, Yuval Weinberg. 2019-2022. 55’27’’ et 59’48’’. Livret en allemand et anglais. SWR19128CD

A l'exception du Lux Aeterna, tube de la musique de la seconde moitié du XXe siècle, devenu une partition presque légendaire après son utilisation par Stanley Kubrick dans 2001 l'Odyssée de l’Espace, les oeuvres a cappella de Ligeti restent un domaine encore mal connu et négligé de son oeuvre. C’est donc avec grand intérêt éditorial que l’on découvre cette intégrale de l'œuvre chorale a cappella par l’excellent SWR Vocal Ensemble sous la direction de Yuval Weinberg. Les ⅔ de cet album proposent des partitions composées entre 1941 et 1955, soit de la période Ligeti avant Ligeti.
Issues d’une tradition initiée par Béla Bartók, ces musiques sont inspirées par les traditions et le folklore de l’Europe Centrale avec ses particularités. On découvre, parfois même en première mondiale au disque, cette large palette de courtes partitions bigarrées et contrastées. C’est intéressant, même si un peu documentaire !
Changement de ton avec les trois dernières partitions de l’album : l'incontournable Lux Aeterna de 1966 et deux partitions des années 1980 : les Études hongroises d’après des poèmes de Sándor Weöres (1983) et les Trois fantaisies d’après Friedrich Hölderlin (1982). Dans ces œuvres à la minéralité intense et savante, on apprécie les superbes textures d’une écriture complexe au dramatisme intense qui fait vivre comme jamais l’essence des mots, chaque syllabe se vit, résonne et s’anime.
Rompu aux œuvres contemporaines les plus exigeantes et redoutables, le SWR Vocal Ensemble est excellent au niveau technique et musical, parvenant à animer et habiter toutes les œuvres. Dans l’absolu, malgré ses grandes qualités, ce disque est un approfondissement pour mélomanes exigeants ou ligetiens émérites.
Note globale : 9
György Ligeti (1923-2006) : Six bagatelles pour instruments à vents ; Kammerkonzert ; Ten Pieces for Wind Quintet. Les Siècles, François-Xavier Roth. 2016. Livret en français, allemand et anglais. 44’02’’. HMM 905370.

Harmonia Mundi remet sur le marché un album initialement paru chez Actes Sud en 2016 et qui met à l’honneur les Siècles dans des œuvres avec vents. On retrouve la fine équipe des vents de l’orchestre français dans les célèbres Six bagatelles et les Ten Pieces pour quintette. Marion Ralincourt à la flûte, Hélène Mourot au hautbois, Christian Laborie à la clarinette, Michaël Rolland au basson et Pierre Rougerie au cor sont les maîtres d'œuvres de lectures engagées et démonstratives. Ces musiciens habitent et font résonner les notes de ces musiques géniales d’un auteur étonnant : ça piaffe et ça ripaille avec une envie de jouer communicative. On est loin de la musique moderne ennuyeuse tant nous sommes conviés à une fête presque rabelaisienne. Entre ces deux pièces, François-Xavier Roth livre une lecture subtile et poétique du Kammerkonzert, l’une des grandes partitions de Ligeti. Le travail sur les timbres scintille comme un diamant grâce à la prise de son. En dépit d’un minutage un peu chiche pour un CD, cet album est l’une des bases de toute discothèque de Ligeti.
Note globale : 10
Pierre-Jean Tribot