L’OFJ lève son camp d’été par un stimulant concert à Lille : cap à l’Ouest !

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Comme chaque année depuis 1982 et plus de deux mille six cents professionnels aguerris dans son giron, l’OFJ réunissait une pépinière de jeunes talents : près de 90 musiciens principalement venus des écoles et conservatoires de l’Hexagone, destinés aux phalanges nationales et internationales. Accueillie en résidence dans les Hauts-de-France depuis 2017, la session d’été se concluait ce mardi 07 septembre au Nouveau Siècle de Lille. En prélude, une allocution de Catherine Puig tout récemment nommée à la tête de l’OFJ à la suite de Pierre Barrois. Autre renouveau : après quatre années sous la direction musicale de Fabien Gabel, c’est désormais Michael Schønwandt qui reprenait le flambeau, parallèlement à ses activités à Montpellier. 

Par rapport à l’académie de 2020, près de la moitié des pupitres de cordes était remodelée. Au sein des nouveaux, on comptait Mélissa Daudin, Maddie Duhau, Lara Favre, Aurore Le Noan, Agnès Marias, Chloé Mauger, Rebecca Pavageau, Élise Persiaux, Irène Queyroux, Anaïs Sallès, Anna Schneegans, Claire Théobald chez les violons, et Jean-Christophe Bernard, Gabriel Canneva, Inès El Jamri, Maud Guillou, Paul Wiener chez les altistes. Chez les dix violoncellistes, Juliette Delanys, Emma Derosier, Aymeric Houé, Valentin Jouanny, Thomas Martin et Priscilla Maschio rejoignaient l’équipe de l’an passé, de même qu’Emeline Bouillier, Charles Cavailhac, Camille Courtois, Thao Dardel et Philémon Renaudin-Vary pour les contrebasses.

Parmi les compositeurs au programme estival, deux anniversaires et presque trois : Igor Stravinsky (disparu voilà cinquante ans) et Camille Saint-Saëns (disparu voilà un siècle) dont le Concerto pour violon no 3 avait été joué les deux précédents dimanches à la Cathédrale de Laon et à l’Opéra de Vichy, couplé avec la Symphonie no 9 d’Antonín Dvořák. Presque un anniversaire pour lui aussi car quelques heures après notre soirée il méritait ses 180 bougies. Ces concerts incluaient respectivement l’Ouverture Roméo et Juliette de Tchaïkovski et la Suite de L’Oiseau de Feu, qui n’étaient pas au menu lillois. Lequel, sous-titré « Heureux qui comme Ulysse », introduisait en revanche une œuvre d’Alex Nante : La Pérégrination vers l’Ouest. Selon ses mots, elle « est inspirée du roman homonyme fantastique chinois de Wu Cheng’en (1500–1582), qui retrace l’expédition du moine héros Xuanzang. Ce moine est une sorte de héros spirituel qui doit voyager vers l’Inde pour rapporter des sutras, textes bouddhistes sacrés (…) Le texte est aussi influencé par le taoïsme et le confucianisme. » Cette pièce fut écrite pour le Concours Île de Création de l'ONdIF (2016) qui requérait une structure en cinq parties. En l’occurrence : Un voyage de mille lieues commence par un pas ; Acheminement ; La Voix des sutras ; Épreuve ; Retour à l'origine

Le spectre aigu voire suraigu y est particulièrement sollicité, que ce soit aux violons ou aux bois, étendus aux extrêmes par la petite flûte et le contrebasson (ici Camille Rocher). Au rang des clarinettes, on notait la concentration de Marie Guillot et Augustin Carles. Extases, efflorescences, lentes proliférations : une sorte de dilatation du minimalisme webernien, renvoyant à une poésie que l’on estimera raffinée, ésotérique. Ou aliénante par son statisme qui éclaire des chemins sans vraiment les explorer. Feuilleter la quarantaine de pages (éditions Durand) confirme un langage de facture éprouvée mais une physionomie plate et linéaire. On loue en tout cas une saine économie des moyens, y compris une percussion employée avec parcimonie. Méticuleusement manœuvrées par Tristan Pereira (grosse caisse), Diane Versace (timbales), les peaux intervenaient surtout dans les sections animées (Energico, Sempre più energico). Ce sont bien xylophone et glockenspiel qui sont les acteurs principaux de ces climats irisés, où l’on admirait la précision au trébuchet dosée par Arthur Bechet et Morgan Laplace-Mermoud, autant que celle d’Alexandra Bridi à la harpe. Alex Nante vint saluer sur scène et pouvait s’enorgueillir de cette remarquable exécution. On retrouvera une autre de ses œuvres le 23-24 septembre en Ouverture de saison au Nouveau Siècle : Sinfonía del cuerpo de luz, une commande de l'ONL en création mondiale.

Le plus célèbre des concertos pour violon de Saint-Saëns invitait Pierre Fouchenneret qui profita d’emblée des projecteurs que la partition offre au soliste sur le tapis de trémolo aux cordes : un jeu saturé, puissant, corsé dans le grave, résolument appassionato et aux libertés presque rhapsodiques. Soutenu par un accompagnement patricien et trapu, charpenté par les trombones de Romain Goupillon-Huguet, Abel François et Gabriel Chardin. Et rehaussé par le scintillant piccolo de Camille Dupont. Une lecture en marbre et colonnades, que l’orchestre prorogeait dans le Finale mené avec énergie : l’irruption de l’Allegro non troppo et son thème conquérant affirmaient l’aisance d’un virtuose prenant élan sur ce perchoir pour assumer une vision serrée, héroïque. Ces assauts d’autorité succédaient à un Andantino où l’on se délectait du fruité des souffleurs : Pauline Cambournac et Chloé Ries au hautbois, Solène Guimbaud au cor, mais encore Johan Kulcsar et Raphaëlle Rouxel que nous avions appréciés l’année dernière. L’archet vedette conciliait intensité et mobilité, ne laissant rien mollir mais sachant s’attendrir en fin de parcours dans la quasi cadenza avant le chiffre E : un passage où l’on entendait et voyait Pierre Fouchenneret intimement imprégné. Les arcs d’arpège distillés aux bois par Saint-Saëns, un de ses pastels les plus subtils, flattaient les interventions de Nikolai Song (flûte) et Geoffrey Riera (basson). Les ultimes soupirs où clarinette et violon en harmoniques sont censés se filigraner à l’unisson montraient le soliste auréoler, parfois avec un infime retard, les doigtés de Samuel Buron-Mousseau : calculé ou spontané, voici un délicat effet qui nimbait cette conclusion éthérée.

Les légitimes applaudissements incitaient à un bis qui n’advint pas. La Havanaise op. 83 aurait pourtant, par tropisme et longitude, trouvé une place de choix dans le dépaysement vers ce Nouveau Monde promis après l’entracte. Car le poème de Du Bellay qui patronnait la thématique, sa douleur de l’exil, la nostalgie de la patrie, s’illustrait dans la symphonie que Dvořák conçut lors de son séjour aux États-Unis. Elle puise autant à l’idiome américain qu’au folklore de son pays natal. Wolfgang Sawallisch, fréquent invité de la Philharmonie tchèque dans les années 1970 et fin connaisseur du répertoire de Bohême, déclarait au magazine Gramophone (avril 1990) : « ce que vous pouvez faire avec Beethoven, Schubert ou Brahms, vous ne pouvez avec la musique de Dvořák. Il devient immédiatement gras et on perd l’élégance. Le son nourri par Dvořák doit préserver clarté et légèreté. On veut une sonorité de cordes et cuivres robuste mais non dense ». Le secret reste cependant bien gardé et bien peu d’orchestres avèrent cette souplesse des influx, cette texture croustillante. Les discophiles pourront réécouter différents enregistrements du Berliner Philharmoniker (Rudolf Kempe, Rafael Kubelik, Herbert von Karajan…) et constater comment une phalange aussi épaisse et germanique trouvait à se fluidifier, s’innerver sous la conduite d’un Ferenc Fricsay, à nul autre pareil. Ce qui tendrait à prouver que le résultat relève peut-être davantage du chef que de ses ouailles.

Cela pour avouer que verdeur et craquant faisaient parfois défaut à la solide prestation que nous entendîmes : au demeurant gratifiante pour son ampleur, son dynamisme, et son romantisme bon teint, ancré dans un fourreau de cordes charnues. À ce titre, on remarquait à droite du podium la disposition frontale des altos, un placement qui les valorise visuellement mais tend à moucher l’émission puisque les ouïes rayonnent alors vers le fond de scène. Rien qui compromette l’éloquence de cette interprétation supérieurement guidée. Puisque l’OFJ a généreusement diffusé la vidéo du concert sur le web, nous mentionnerons ci-dessous quelques minutages permettant à nos lecteurs de comparer notre ressenti à leurs propres impressions. Le premier mouvement induisit une singulière dramatisation que laissait pressentir le trémolo élongé (80’09) avant l’allegro molto, fermement structurée (même si elle éluda la reprise de l’Exposition) et veillant à la variété des climats : laisser s’épancher l’expressivité des hautboïstes (combien incandescents à la mesure 47), modeler la doucereuse polka en sol mineur… On doit féliciter la fière signalisation du Développement par le cor de Marin Duvernois (magnifique détaché !). Aussi les flûtes : Manon Gayet, charmeuse au sein de la coda d’Exposition (82’23), Fanny Martin à la fois directe et émouvante dans les enharmonies de la Récapitulation (sol dièse mineur à 85’03, la bémol majeur à 86’07). Valentin Sergent et Dylan Jerome soignèrent les alertes en ut majeur de la Coda (86’51) où l’on distinguait parfaitement ce crescendo qu'on ne discerne pas toujours si nettement, même dans des captations studio. Ces deux vaillants trompettistes ne trahirent pas les redoutables dactyles de la conclusion aussi échevelée que maîtrisée. 

Les deux mouvements centraux s’inspirent du poème The Song of Hiawatha d’Henry Longfellow (1807-1882). Dans ce bucolique décor amérindien, certains musicologues décèlent l’illustration des funérailles de Minnehaha, emportée par la famine. Les cuivres graves (Laurent Bordarier, Raphaël Spiral) brossaient un paysage tout en retenue, nuancé, amenant la complainte du cor anglais de Sidonie Millot. Les cors en sourdine (Mathilde Danniere) précédaient la lamentation rituelle (du père de la squaw, selon l’analyse de James Hepokoski) dont le chef façonna souplement l’agogique, humectée par les clarinettes (Nina Reynaud en seconde) dans le poco meno mosso. Une atmosphère funèbre promptement dissipée par l’irruption des chants d’oiseaux (95’20) qu’un espiègle Rémi Sanchez prit un malin plaisir à réveiller, le chef se chargeant ensuite d’engrener le tutti dans un rayonnant crescendo. Dans l’évocation du clair de lune, une des pages chambristes les plus diaphanes du XIXe siècle symphonique, on succombait à la pudique respiration du Con sordini (96’35) tissé par Marie Duquesnoy, Siméon Labouret, Chloé Mauger, Anne Laigneau, Pierre Pascal Jean, Gabriel Canneva, Juliette Martin, Aymeric Houé, Pauline Gauthier et Titouan Gomez. Après le diminuendo conclusif susurré aux contrebasses, les caméras révèlent ce que le public ne pouvait voir : le maestro ravi et ému par les sortilèges exfiltrés de ses musiciens.

Ce qui ne l’empêcha pas d’embrayer sur un tempo sans concession pour le Scherzo, et même de surenchérir sur la blanche pointée = 80 pour le Molto Vivace. Lequel, selon les hypothèses de Michael Beckerman (Université de New York), évoque la danse intrépide de Pau-Puk-Keewis, ici scandée par un très sûr Tristan Pereira sur timbales Dörfler en peaux animales. Pour autant, l’approche de Michael Schønwandt savait moduler la tension de chaque séquence : détendre ses troupes dans le Trio, soulignant ainsi l’onctuosité des épisodes lyriques (le délicieux legato pour le choral du « Chant de Iagoo », 102’20), et aussitôt retendre le canevas pour ces trilles où Dvořák imite les roucoulades de ses chères colombes de Vysoká. Avant un Da Capo aussi impérieux qu’au début. 

Une impétuosité qui précipita le Finale dans une course éperdue, au gré de la célébrissime mélodie. Celle qui figurait au générique des Médicales d’Igor Barrère dans les années 1950 ; le livret distribué aux spectateurs indique qu’elle fut popularisée par l’émission télévisée Les Dossiers de l’Écran, or l’auteur confond peut-être avec les Spirituals de Morton Gould. Stimulé par la baguette danoise, l’élan primait sur le tragique, et répondait aux sollicitations extramusicales : ainsi à 108’02, la fuite dans la forêt supposée par Hepokoski se trouvait-elle exemplairement suggérée. Et permettait d’établir le nécessaire contraste avec le second bloc thématique en sol majeur, où le souffle infiniment dégradé de Samuel Buron-Mousseau (108’40) peaufinait les tendres souvenirs de Hiawatha. Malgré de rares instants perfectibles (les triolets à 110’04), on doit saluer la discipline collective : à 109’57 les cors et bassons (Thaïs Mujica), le stringendo-crescendo (115’08), le respect des phases d’intensité du Développement (110’28), le marcato des cors et trompettes (112’28), les acmés de la Récapitulation (112’45, 116’08) qui traduisent l’agonie de Minnehaha. Et enfin l’irrésistible apothéose (116’52) où les deux trompettistes, qui jusque-là n’avaient pas abusé des capacités dynamiques de leur instrument, réussirent à dominer et embraser le renversant fortissimo du tutti. En guise d’honneur, on s’en voudrait de taire le charisme, la vitamine, la ténacité du violon solo en la personne de Marie Duquesnoy, indéfectibles pendant l’heure et demie.

Rien n’aura occulté la vitalité de l’œuvre et sa grandeur, et c’est un tel accomplissement que la salle ovationna. Les moments de complicité sur scène signifièrent alors combien culminait aussi une aventure humaine. Inhibée par les restrictions sanitaires que nous connaissons depuis l’an dernier, la vie des musiciens n’est pas simple et moins encore pour ceux qui en sont au seuil et risquent la démotivation. Vivacité des gestes, têtes qui balancent en rythme, regards aux camarades dans les passages difficiles : la connivence, le plaisir de jouer, de jouer ensemble et de s’offrir au public étaient tangibles et contagieux : que leur naissante carrière maintienne cet enthousiasme ! On espère encore le vérifier à la prochaine rentrée pour le quarantième anniversaire de l’OFJ.

Lille, Nouveau Siècle, le 7 septembre 2021

Christophe Steyne

Crédits photographiques : Ugo Ponte

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