L’ONPL, Tabea Zimmermann et Renaud Capuçon limpides dans des œuvres troublantes de Michael Jarrell

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Michael Jarrell (né en 1958) : Émergences-Résurgences ; … Le ciel, tout à l’heure encore si limpide, soudain se trouble horriblement… ; 4 Eindrücke. Orchestre National des Pays de la Loire, dir. Pascal Rophé ; Tabea Zimmermann, alto ; Renaud Capuçon, violon. 2021. 58'50". Notes en français, anglais et allemand. BIS-2482 SACD.

Michael Jarrell est l’un des compositeurs les plus en vue de sa génération. Il fit ses classes à Genève avec Eric Gaudibert et à Fribourg-en-Brisgau auprès de Klaus Huber, à qui il doit de lui avoir appris à « composer en artisan ». Son Trio à cordes et Assonance I pour clarinette solo le firent connaître dès le début des années 1980. Fasciné par les arts visuels -sa première vocation-, le compositeur suisse ne manque jamais de souligner combien l’étude de l’image l’a aidé en musique. Il voue une véritable admiration à ces artistes qui, tels Giacometti et Varèse, travaillent sans cesse la même idée. Inspiré par ce travail d’artisan, Jarrell articule, lui aussi, ses œuvres autour d’une idée fondatrice perpétuellement décomposée et recomposée, maîtrisée de mieux en mieux avec le temps. Ces idées-fixes se retrouvent fréquemment au sein même d’une même pièce, mais aussi d’une œuvre à l’autre, sous de nouveaux éclairages. L’esthétique originale de Jarrell se reconnaît dans son attrait pour les mécaniques rutilantes combiné à une clarté infaillible du langage. Une formidable maîtrise technique de l’écriture se fait jour dans chacune de ses partitions. De Schubert, Jarrell affirme avoir reçu en héritage le goût pour « les choses sombres » et les instruments graves ; à Boulez, il a emprunté la précision chirurgicale des gestes musicaux. Bernd Aloïs Zimmermann, pour sa part, lui a légué le tragique de l’expressivité. La musique, confie Jarrell, est pour moi une interaction de deux éléments : le matériel acoustique et l’idée spirituelle

Refusant les positions extrêmes -minimalisme, complexification exacerbée des idiomes musicaux ou déconstruction du beau son-, Jarrell occupe une position médiane dans le paysage contemporain, prônant une plus grande intelligibilité du discours et une attention accrue à l’expressivité. Dans le sillage de Zimmermann, mais aussi de Berio, Jarrell privilégie la dimension rhétorique du langage musical, sans pour autant se passer de la jouissance sonore. Ses œuvres se nourrissent de contrastes, d’oppositions tranchées d’instantanés différenciés. Elles ne reposent pas sur des « thèmes » au sens traditionnel du terme. L’idée de « développement », par conséquent, en est également absente. Point de progressions linéaire dans sa musique, mais une véritable mécanique horlogère parsemée d’arrêtes, de variantes et des permutations. Souvent, le geste initial, dont l’expressivité est constamment ravivée, porte en germe toutes les péripéties de l’œuvre. Le mugissement du tuba ou d’un trombone, le rugissement d’un unisson, quelques traits virtuoses culminant dans des solos en forme de cadence, un lacis de trilles, un frétillement de notes répétées et autres figures tumultueuses s’interposent constamment entre des épisodes aux confins du silence, où le temps est comme suspendu. C’est alors, dans ces notes figées, ces accords étirés, ces subtiles changements de timbres, ces jeux de réflexions ou d’échos au fil desquels le matériau se raréfie, que s’exprime une mélancolie à peine voilée, commun dénominateur des œuvres de Jarrell. De ces forces contraires naît la tension qui sous-tend la rhétorique de l’œuvre. Comme l’a si bien exprimé Philippe Albèra dans le jargon boulézien, la musique de Jarrell réunit dans la simultanéité le temps pulsé, rempli par l’abondance des notes, et celui d’un temps lisse, fondé sur des transformations minimes, sur la résonance d’un intervalle, d’une note, d’une sonorité. C’est la densité du matériau, la fréquence variable des transformations qu’il subit, les modifications soudaines de tempos et la variété des registres et de la dynamique qui constitue le substrat des œuvres de Jarrell. 

Le concerto pour alto Émergences-Résurgences fut créé au festival « Musica » de Strasbourg le 1er octobre 2016 par l’ONPL, sous la direction de Pascal Rophé, et Tabea Zimmermann qui en est la dédicataire. Référence directe à l’art pictural d’Henri Michaux, l’œuvre regorge de notes-pivots (que le compositeur appelle « notes-mères »), figures récurrentes et autres réminiscences. Jarrell ne fait pas mystère de ses intentions : Courbes, couleurs, clairs-obscurs ou traits appuyés, j’ai essayé d’intégrer une dimension picturale dans le projet de cette pièce et dans sa réalisation. Pour autant, je ne crois pas que ceci en fasse une œuvre contemplative. Paul-André Demierre a fort bien résumé la trame de l’œuvre à l’occasion de sa création suisse, le 17 mai 2017 : Sur un canevas orchestral empreint de mystère, l’alto livre d’abord d’anxieuses interrogations par des traits brefs qui deviennent acérés sous la véhémence de l’expression tragique ; l’utilisation des sons harmoniques instille une note d’étrangeté au dialogue qui s’établit avec percussion, trombones et tuba ; puis une longue séquence en pizzicato amène une strette aux vrilles enivrantes que le solo lacère de zébrures rapides. Jarrell réussit le tour de force de préserver l’équilibre délicat, sans cesse menacé, entre la fébrilité sonore de l’alto et la masse orchestrale. Énergique, le soliste n’est jamais contraint de forcer le son au point de dénaturer son instrument ; l’orchestre, dont les pupitres dialoguent en alternance, l’épargne en effet, jusque dans le finale, qui sert d’exutoire aux tensions accumulées dans les mouvements précédents.

Dans …Le Ciel, tout à l’heure encore si limpide, soudain se trouble horriblement…, au contraire, l’orchestre s’affirme d’entrée de jeu dans toute sa corpulence. Trop heureux, semble-t-il, de n’avoir pas à composer avec un musicien solitaire, il revendique le droit à l’éclat. Tour à tour souterraine et éruptive, la musique emprunte des méandres contrastés au gré desquels ces instruments graves chers à Schubert, que survolent des nappes d’harmoniques, émergent des profondeurs, enflent et tissent, sans crier gare, avec les différents pupitres des gerbes toniques et scintillantes qui s’élancent vers les cieux tels des geysers. La percussion, riche, alimente ce jeu de tension-détente, hésitant entre les résonances brumeuses et les coups de semonce des timbales, de la caisse claire et de la crécelle. Dans le livret qui accompagne ce disque, Jarrell précise les circonstances qui présidèrent à la naissance de l’œuvre. Celle-ci fut entamée alors que le compositeur habitait à Vienne. Jarrell aspirait à retrouver le son du grand orchestre. Au calme olympien du logement qu’il occupait faisait pendant le vacarme de la rue avoisinante. Ce contraste entre quiétude et vitalité, cette polarisation à l’extrême alimentent la pièce de bout en bout. Mais, alors que l’ouvrage était encore sur le métier, une tragédie vint obscurcir l’esprit de son auteur. Je connaissais une famille dont l’un des enfants, adolescent, est mort en pleine nuit. Ce fut un drame aussi inattendu que brutal. Alors que je lisais quelques passages de l’ouvrage De rerum natura (De la nature des choses) de Lucrèce, poète et philosophe du Ier siècle avant J.-C., je suis tombé sur cette phrase qui, dans les circonstances du moment, m’a profondément marqué : "Le ciel, tout à l’heure encore si limpide, soudain se trouble horriblement…" La partition dont j’avais débuté la composition a été comme "heurtée" par ces éléments et a pris une autre voie. C’est la raison pour laquelle, au centre de la pièce, la musique est portée par une atmosphère douce, calme, remplie d’intériorité après une grande violence expressive. » …Le Ciel… fut créé en 2009 par l’Orchestre de la Suisse Romande sous la houlette de Marek Janowski.

Quatrième concerto pour violon et orchestre de Jarrell (cinquième, si l’on inclut l’imposé du Concours Reine Élisabeth 2015, …aussi peu que les nuages…), 4 Eindrücke est une commande du Suntory Hall de Tokyo, de l’ONPL et du Gürzenich de Cologne. L’œuvre fut créée le 30 août 2019 par son dédicataire, Renaud Capuçon, et l’Orchestre Symphonique de Tokyo dirigé par Pascal Rophé. Quatre mouvements irriguent ce concerto. Le premier est virtuose. Le soliste s’y engouffre dès les premières mesures, d’abord un peu rêveur. Très vite, cependant, le lyrisme se mue en frénésie, l’archet se démène et les intervalles striés se creusent, amoncelant la tension, à laquelle ajoutent encore les déflagrations de l’orchestre. Celui-ci débute le second mouvement, sorte de scherzo que le fourmillement des cordes traverse de part en part ; coloré de modes de jeux particuliers, l’orchestre déploie un flux régulier de doubles croches alors qu’une pluie battante de pizzicatos déferle du violon. Le troisième volet de l’œuvre est un mouvement lent. Du violon, dont les cordes sont effleurées piano, se dégage un léger souffle flûté ; dans les dernières mesures s’exprime l’une de ces « mélodies » fantomatiques autour d’une note-pivot qui émaillent les œuvres de Jarrell. Le dernier mouvement retrouve la virtuosité du premier, dont le compositeur repousse dangereusement les limites. L’orchestre, fédérant toutes ses forces, démultiplie la matière sonore du soliste, que la vitesse vertigineuse conduit au bord du précipice. À l’issue de ce climax, le violon, encore enivré par les incartades de l’orchestre, tressaille, avant de trébucher, esseulé, sur un ultime saut d’octave lapidaire ; une fin en suspens, comme on trouve à foison dans le catalogue de Jarrell. 

En résidence avec l’Orchestre National des Pays de la Loire depuis septembre 2019, Michael Jarrell côtoie son chef, Pascal Rophé, de longue date. De leur collaboration régulière est née une amitié sincère. J’ai une absolue confiance en lui, ainsi qu’un grand respect. Comme il a beaucoup dirigé ma musique, il a toujours une grande compréhension de celle-ci et l’interprète avec une grande sensibilité, confiait récemment le compositeur genevois à l’occasion d’une interview accordée à Pierre-Jean Tribot sur ce site. La discographie de Pascal Rophé est jalonnée de rencontres avec Jarrell. En 2005, Rophé dirigeait l’Orchestre de la Suisse Romande dans …prisme/incidences… pour violon et orchestre, Aschied pour piano et orchestre, et Sillages pour flûte, clarinette, hautbois et orchestre (AEON AECD 0752). Deux ans plus tard, il enregistrait le concerto pour flûte …un temps de silence… avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France (EMI 5 01226 2). Depuis lors, il n’a eu de cesse de porter ses œuvres sur les estrades du monde entier.

Sous la baguette de Pascal Rophé, qui en a repris la direction musicale en 2013, l’ONPL s’affirme non seulement comme une phalange de tout premier plan sur la scène musicale internationale, mais s’affiche également -et ce n’est pas là la moindre de ses qualités- comme un ensemble au service des compositeurs et du patrimoine artistique de notre époque. Rophé, qui collabora notamment avec Boulez et l’Ensemble Intercontemporain, est l’un des hérauts de la musique du 20e siècle (auquel il ne se limite cependant pas). Invité à diriger les plus prestigieuses formations du monde, il fut notamment directeur musical jusqu’en 2009 de l’Orchestre Royal Philharmonique de Liège. En 2018, il s’est vu décerner le prix Gramophone du meilleur enregistrement dans la catégorie « musique contemporaine » pour le Quatuor à Cordes n°6 de Pascal Dusapin, avec le Quatuor Arditti et l’Orchestre de Radio France. Ce chef à l’enthousiasme contagieux est parvenu à transmettre à un large public son profond attachement au répertoire contemporain. Témoin, le succès sans cesse grandissant que rencontrent les prestations de l’ONPL auprès d’un nombre impressionnant d’abonnés.

Dans les œuvres concertantes -et celles de Jarrell ne font pas exception-, l’orchestre selon Rophé est un écrin pour le soliste, dont il habille le timbre et souligne les phrasés. Peu de chefs témoignent d’une aussi touchante complicité avec les virtuoses et d’autant de respect pour leur art. Jamais il ne les outrage ni ne les violente. En quête d’équilibre, de dialogue ou d’épousailles, il s’abstient à tout instant de les soumettre à la loi du plus fort. S’il imprime parfois son rythme au soliste, c’est parce que l’œuvre le veut ainsi ; mais il accepte avec la même aisance de céder du terrain lorsque tel est le souhait du compositeur. Cette qualité se mue en vertu dans les concertos de Jarrell, où le soliste apparaît souvent comme une protubérance de l’orchestre plutôt que comme son rival, où l’un et l’autre s’alimentent mutuellement, s’éclairent ou conjuguent leur énergie. 

Que dire de Tabea Zimmermann et de Renaud Capuçon, sinon qu’ils sont magistraux dans les deux concertos ? Il est vrai que ceux-ci ont été façonnés à leur image, en tenant compte de leurs capacités et de leurs personnalités respectives. Car, pour Jarrell, composer un concerto, c’est écrire pour un artiste précis que j’apprends à connaître. La pièce devient une sorte de portrait

Soulignons, pour terminer, le relief très appréciable de la prise de son, ainsi que la finition soignée du disque, dont la pochette est ornée de deux collages sur toile de Pia Jarrell : Le mi de Brahms op. 117 et… Emergences-résurgences, œuvre contemporaine du concerto pour alto du même nom. 

Son : 10 - Livret : 9 – Répertoire : 9 - Interprétation : 10

Olivier Vrins

Michael Jarrell, compositeur 

 

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