L’Orchestre Simón Bolívar et Gustavo Dudamel à la Philharmonie : tout pour la fête !
Au départ, il y a El Sistema, « Le Système », né en 1975 (on fête donc cette année son cinquantenaire). Il s’agit, nous dit le livret distribué pour les deux concerts donnés à la Philharmonie par son orchestre phare et son chef emblématique, d’un « programme d’une ampleur inégalée, désormais un véritable modèle pédagogique élargi à près de soixante-dix pays, a permis d’offrir une formation musicale gratuite à plus d’un million d’enfants et de jeunes au sein de 443 centres et 2351 modules d’enseignement répartis sur l’ensemble du territoire vénézuélien. »
Sur scène, il y a donc l’Orchestre Symphonique Simón Bolívar, dirigé par celui qui en a pris les rênes en 1999 (lui-même issu de ce fameux El Sistema) et qui est devenu, depuis, incontestablement une star : Gustavo Dudamel.
Quant à la déclinaison française de ce programme vénézuélien, il s’agit de Démos (Dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale), dont on fête cette année les 15 ans, et qui a déjà bénéficié à plus de 10 000 enfants de 7 à 12 ans.
Deux concerts étaient donc proposés : le samedi soir, avec des œuvres de José Antonio Abreu, le fondateur d’El Sistema (et professeur de Gustavo Dudamel, qui dit avoir tout appris de lui), et la Troisième Symphonie de Gustav Mahler ; et le dimanche après-midi, dont il sera question ici.
Avant même que le concert ne commence, il y a un air de fête. Tout d'abord, nous sommes accueillis, dans le hall, par des sonneries de cuivres, qui semblent venir du ciel... En montant au premier balcon, on découvre, sur la coursive qui donne sur le hall, huit musiciens de l’orchestre, en frac, qui jouent à intervalle régulier une courte (et impressionnante) fanfare.
Et puis, dans la salle, il y a une atmosphère particulière. Moins feutrée que d’habitude. Sur scène, il y a de quoi installer une bonne centaine d’instrumentistes. L’entrée de Gustavo Dudamel déchaîne aussitôt l’enthousiasme.
Pour commencer, Todo Terreno (« Tout-terrain ») du Vénézuélien Ricardo Lorenz (né en 1961). Il explique, dans le programme de salle : « Que ce soit à pied, à bicyclette ou à bord d’un 4x4 rustique todo terreno, j’ai passé une bonne partie de mon enfance et de mon adolescence hors des sentiers battus, dans les paysages de campagne vastes et sauvages de mon Venezuela natal. [...] J’ai intitulé la commande du Los Angeles Philharmonic Todo Terreno car je crois que le phrasé rythmique irrégulier de la musique et ses changements harmoniques imprévisibles captent l’émotion que l’on ressent à conduire sur des terrains inhospitaliers aux véhicules. En approfondissant l’expérience, je découvre qu’il y a là une métaphore convaincante de la vie. Elle nous berne, nous faisant croire que les outils peuvent nous immuniser contre la fragilité de l’humanité, mais en même temps, nous fait prendre conscience du fait que notre survie dépend de notre capacité à respecter notre environnement et à nous y adapter. »
Ces propos résonnent de manière particulièrement tragique en ce moment, avec les incendies qui ravagent précisément la région de Los Angeles, conséquences funestes de notre inconséquence...
Même sans ce contexte, il y a quelque chose de la course à l’abime dans cette pièce. C’est un 4x4 qui ne prend pas beaucoup le temps d’admirer le paysage... Y compris quand le rythme se ralentit, il y a toujours une angoisse sous-jacente.
L’énergie de l’orchestre (dans une formation très généreuse : dans une formation très généreuse : 70 cordes, 13 bois, 11 cuivres, 5 percussionnistes, 1 piano et 2 harpes), cependant, est aussi belle à entendre qu’à voir.
Suivait le très célèbre Premier Concerto pour piano de Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893). Dans cette œuvre, les vents et les percussions prévus sont moins nombreux. Plusieurs instrumentistes sortent donc. Mais l’effectif des cordes (qui n’est que très rarement précisé par les compositeur) demeure. En soliste, une autre star (accueillie comme telle par le public) : la pianiste chinoise Yuja Wang.
Dès ses premiers accords, on est frappé par sa puissance sonore. Et toujours cette virtuosité qui semble infaillible, ne cédant à aucune facilité technique (ses traits d’octaves à deux mains sont ébouriffants). Son toucher est d’une précision hallucinante. Sa façon de faire ressortir les thèmes, dans l’aigu, avec l’auriculaire de la main droite, nous donnent l’impression qu’une troisième main entière s’est installée sur cette partie du clavier pour soigner le phrasé. Gustavo Dudamel dirige ce concerto comme si c’était une symphonie (et, de fait, la partie orchestrale est particulièrement riche), mais il sait aussi faire en sorte que l’orchestre se fonde en douceur dans la sonorité du piano. Il arrive cependant, avec cet effectif aussi fourni, que les tutti saturent un peu. Mais quelle énergie !
Dans le mouvement lent, Yuja Wang et Gustavo Dudamel, sur la même longueur d’ondes, font ressortir les aspérités de la partition, détournant ainsi cet ouvrage rabâché de son côté « fleur bleue ». Dans la partie centrale, on retrouve le compositeur de ballet, avec toute sa légèreté. Quant au finale, on dirait qu’il a été écrit pour cette fantastique pianiste ! Son côté bondissant, virevoltant, lui convient à merveille. Le lyrisme exalté de la fin, avec tous ces musiciens aussi investis, est absolument irrésistible. Le public est déchaîné.
Yuja Wang sort, revient saluer une fois avec le chef, puis une deuxième fois seule. Pendant un long moment, le public la réclame, rejoint par les musiciens de l’orchestre, tous à l’unisson. Elle se fait attendre, mais fini par revenir, avec Gustavo Dudamel qui tient une tablette. C’est donc lui qui va lui « tourner les pages ». Et elle se lance dans la version pour piano de la Danzón no 2 du compositeur mexicain Arturo Márquez (né en 1950), une pièce écrite à l’origine pour orchestre. Un peu sur la réserve au début, elle se libère rapidement, et nous offre une Danzón no 2 aussi endiablée que ce qu’ont pu nous proposer, du temps où c’était leur « tube », l’Orchestre Simón Bolívar.
Après l’entracte, un autre compositeur vénézuélien encore en activité était à l’honneur : Gonzalo Grau (né en 1972), avec son Concerto pour cuatro (petite guitare à quatre cordes traditionnelle du Venezuela) et orchestre, sous-titré « Odisea ». Voici ce qu’il en dit : « C’est un concerto en un seul mouvement qui dépeint un voyage imaginaire entre les traditions des côtes orientales du Venezuela et celles du centre-ouest. J’ai imaginé notre soliste Jorge Glem quittant Cumaná, sa ville natale, pour rencontrer notre chef d’orchestre Gustavo Dudamel dans sa ville natale à lui, Barquisimeto. Tout au long du concerto, on entend au loin des coups de tambour qui se rapprochent à mesure de l’avancée de l’odyssée. »
Il y a de nombreuses étapes, prétexte à explorer les différentes traditions musicales du pays, dans un langage actuel bien entendu. L’une d’elle est le merengue de Caracas, dont le compositeur nous apprend qu’il est « inspiré du Boléro de Ravel ». En effet, si le merengue est apparu en République dominicaine au tout début du XIXe siècle, il est devenu très populaire dans le centre du Venezuela, et surtout dans la capitale Caracas, autour des années 1920-1940. Or, le Boléro de Ravel date de 1928. Nous y reviendrons.
Cette pièce nécessite 9 percussionnistes... qui ne sont pas tous à leur place habituelle, au fond de l’orchestre. Il arrive que l’on se demande d’où viennent les sons qu’on entend (par exemple, les tambours de mer au début). Le cuatro est amplifié... plutôt trop que pas assez. Il permet de nombreux modes de jeu, exécutés avec beaucoup de maîtrise par Jorge Glem, qui permettent d’imiter ce qui sont sans doute des bruits de la vraie vie vénézuélienne. À la fin, une longue cadence nous permet de nous rendre compte de l’étendue de ses talents (sa biographie nous apprend, et cela ne nous étonne pas, à quel point il est polyvalent (« de la musique traditionnelle au jazz et à la salsa en passant par le rock et le hip-hop »).
Même si, parfois, la sonorité de l’orchestre symphonique occidental interroge (surtout avec un effectif aussi pléthorique, il arrive, dans les quelques passages où l’écriture orchestrale est proche de celle des compositeurs romantiques européens, que l’on ne se sente pas tout à fait au Venezuela), ce concerto est un bien beau voyage de 20 minutes, plein de couleurs.
En bis, Jorge Glem se lance dans une sorte de pot-pourri où l’on perçoit, notamment (et pour s’en tenir à la musique classique), des citations de Bach, de Bizet, de Tchaïkovski, de Beethoven... C’est l’occasion pour cet ambassadeur du cuatro de nous faire admirer d’autres possibilités de ce petit instrument, très malléable et, visiblement, très adaptable. Une bien belle démonstration !
Le merengue de Caracas nous y avait donc préparé : place au Boléro de Maurice Ravel (1875-1937). Pour ce véritable phénomène planétaire, une quinzaine de jeunes des orchestres avancés Démos se joignent à l’Orchestre Simón Bolívar.
Le Boléro commence dans une nuance à peine audible, et le solo de flûte semble venir de très loin. Quant à la caisse claire, il est difficile de la localiser... Finalement, on la découvre, derrière les altos, à côté des hautbois. Le percussionniste est tellement concentré sur lui-même qu’il paraît figé. Les solos s’enchaînent. On admire particulièrement ceux de la petite clarinette et de la trompette. Avec ceux des saxophones (ténor puis soprano), ça commence à swinguer ! On admire encore le solo de trombone (malgré un petit raté). Puis les violons entrent en jeu ; la masse de cordes impressionne, même ainsi domptée par le chef.
Toute la suite sera, comme on peut s’en douter, irrésistiblement enlevée. Au total, on avait environ 120 musiciens sur scène, tous totalement impliqués. Difficile d’imaginer Boléro plus spectaculaire !
En bis, l’orchestre, surchauffé, joue un autre de ses « tubes » : le Mambo, extrait du West Side Story de Leonard Bernstein (1918-1990). Si l’Orchestre Simón Bolívar et Gustavo Dudamel ne sont plus ces jeunes musiciens qu’il fallait faire connaître et acclamer dans le monde entier, au début des années 2000, et qui finissaient leurs concerts avec les tenues aux couleurs vives du Venezuela, sans aucune retenue, ils retrouvent dans ce bis cette attitude débridée qu’ils avaient alors... pour leur plus grand bonheur et celui du public.
Jorge Glem revient alors, avec son cuatro. Il est rejoint par le contrebassiste solo, ainsi que par un violoniste qui avait intégré l’orchestre, au premier pupitre, pour le Boléro. Celui-ci se lance dans ce qui ressemble à une improvisation, dans laquelle on reconnaît l’emblématique Danzón no 2 d’Arturo Márquez. Tout en jouant du violon, il chante, il siffle. Cette fois, le cuatro n’est pas amplifié. À trois (ou plutôt quatre, avec un pianiste qui est au fond de l’orchestre et que l’on entend peu), avec quatre cordes chacun et bien des manières de les jouer, ils nous font une nouvelle démonstration de la vitalité de la musique vénézuélienne.
Le public les remercie plus chaleureusement que jamais tous ces formidables musiciens. Quant à eux, ils peuvent tous se congratuler. Ils ont bien mérité de la musique.
Paris, Philharmonie (Auditorium Pierre-Boulez), 12 janvier 2024
Pierre Carrive
Crédits photographiques : Charles d’Hérouville / Philharmonie de Paris.