Lulu à la Monnaie : beauté de la laideur ou laideur de la beauté?

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La Lulu de Berg représentée à la Monnaie en 2012 avec Barbara Hannigan dans le rôle-titre avait été unanimement saluée par la critique, tant pour la prestation de la protagoniste que pour la mise en scène de Krzysztof Warlikowski. La reprise de cette production ayant acquis entretemps une réputation légendaire était donc attendue avec impatience.

Située dans un décor unique rappelant une station de métro, avec un imposant escalator (en panne, semble-t-il) et des carrelages blancs placés sous des éclairages glauques à quoi s’ajoute une espèce de grand aquarium (parfois placé en retrait, parfois sur le devant de la scène), l’approche du metteur en scène polonais exacerbe à l’extrême le rôle de Lulu qui n’est pas ici une femme fatale ou une mangeuse d’hommes, mais une femme qui s’élève dans la société par un usage ambigu et désespéré de la sexualité où elle se montrera tout à tour dominatrice et dominée.

La mise en scène excelle à montrer les ambiguïtés des rapports humains que le texte de Wedekind montre trop souvent réduits à de perverses transactions entre sexualité, argent et pouvoir, tous les sentiments d’effaçant d’ailleurs devant les manipulations et dépendances réciproques des personnages, jusqu’à la triste fin d’une Lulu, déchue et pathétique prostituée, sous les coups de Jack l’Eventreur.

Si deux oreilles suffisent à écouter la riche partition de Berg, rendue ici dans des conditions idéales, la furieuse inventivité de Warlikowski demanderait bien trois paires d’yeux, tant il se passe de choses sur le plateau comme sur les écrans vidéo et qu’il est parfois difficile de tout suivre. Peut-être est-ce le produit des temps que nous vivons et de tant de dénonciations de cas de pédophilie, mais les nombreuses apparitions d’un corps de très jeunes danseurs (filles en tutu et garçons en collant) dont la chorégraphie semble un peu fonctionner par moments comme un choeur de tragédie grecque, mettent par moments mal à l'aise, surtout lors des interventions d’un petit rat outrageusement maquillée. D’autres y verront peut-être l’incarnation de la pureté de l’enfance.

La prestation de Barbara Hannigan est proprement extraordinaire. Elle maîtrise à la perfection ce rôle si exigeant et s’y jette littéralement à corps perdu, dans une performance aussi physique que musicale qui lui permet de rendre à la perfection et en étant sans cesse sur le fil du rasoir l’étonnant mélange d’innocence et de perversité qu’incarne Lulu. Qui plus est, elle se montre aussi une danseuse accomplie en ce compris lors de longues séances de pointes. On n’oubliera pas de sitôt son extraordinaire solo de danse à l’Acte I, une espèce de Mort du cygne revisitée. C’est en effet peu dire qu’il émane de la soprano canadienne une force hypnotique qui balaie tout devant elle.

Le reste de la distribution est heureusement à la hauteur de l’exceptionnelle protagoniste, à commencer par le Dr Schön malsain et manipulateur de Bo Skovhus, l’Alwa désespérément et vainement amoureux de Toby Spence, l’excellent Schigolch de Pavlo Hunka, l’impressionnant Dompteur/Athlète de Martin Winkler, la vénéneuse Comtesse Geschwitz de Natascha Petrinsky ou le Peintre de Rainer Trost. Tous les autres rôles sont par ailleurs parfaitement tenus.

Mais tout ceci n’aurait pas été possible sans la contribution enthousiasmante de l’autre triomphateur de la soirée, Alain Altinoglu. A la tête d’un orchestre de la Monnaie jouant avec autant de flamme que de précision, le chef réussit à la perfection le difficile équilibre entre la rigueur analytique qu’exige la partition de Berg et la passion qui anime chaque note de ce chef-d’oeuvre paradoxalement si plein de vie même si la mort y est si présente. 

Bruxelles, La Monnaie, 2 novembre 2021.

Patrice Lieberman

Crédits photographiques : Simon Van Rompay

 

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