L’univers de la nuit dans le répertoire italien du Seicento
Una Notte Onirica. Œuvres de Francesco Turini (c1589-1656), Giovanni Antonio Riggati (1615-1649), Biagio Marini (1597-1665), Andrea Mattioli (c1620-1679), Maurizio Cazzati (c1620-1677), Antonio Cesti (1623-1669), Salomone Rossi (1570-c1630), Luigi Rossi (1597-1653), Giuseppe Scarani (fl. 1628-1642). Ensemble Agamemnon. Alice Kamenezky, soprano. Anaëlle Blanc-Verdin, violon. François Cardey, cornet à bouquin, cornet muet. Cécile Vérolles, basse de violon. Louis Capeille, harpe triple. Ulrik Gaston Larsen, théorbe. Kazuya Gunji, orgue, clavecin. Livret en français et anglais ; paroles en langue originale et traduction bilingue. Octobre 2022. TT 57’24. Musica Ficta MF8036
Sonder les émotions des hommes de la Renaissance face à l’immensité de la nuit, grâce à un répertoire puisé aux cours allemandes, françaises, espagnoles, et surtout italiennes (Ferrare, Mantoue, Florence, Rome, Venise) : tel était le projet de Romain Bockler et Bor Zuljan. La présente anthologie explore des pistes postérieures, et resserre le périmètre, en investiguant l’empire nocturne tel qu’il s’exprime ou se reflète au XVIIe siècle dans la musique nord-italienne. Et notamment vénitienne, à l’exception du compositeur romain Luigi Rossi, lui dans le cénacle du pape Barberini. En la cité sérénissime, actif foyer d’édition, l’ère du Baroque naissant témoigne d’un lyrisme en mutation, où triomphent les affects, le contraste expressif, un clair-obscur d’humeurs, tant dans les genres vocaux qu’instrumentaux qui voient éclore la singularité virtuose.
« C’était la nuit et, muet, dans un oubli profond, sous l’ombre du ciel posait le monde » : ainsi débute la plainte du jaloux amant Fileno, dans la cantate Era la Notte d’Antonio Cesti. Ténèbres du ciel et splendeurs du jour polarisent leur opposition métaphorique dans Ombre, fuggite et voi, la pièce la plus longue de ce disque. Lequel ne se limite pas au domaine profane, mais aborde aussi le sacré, à une époque où s’affirme la Contre-Réforme, qui n’est pas en reste pour que l’exploitation des sentiments édifie et imprègne le fidèle. Le programme convie plusieurs chants de l’office des complies, –la dernière prière du jour dans la Liturgie des Heures : cantique de Syméon (le Nunc dimittis) et le psaume Ecce nunc tirés des Salmi diversi de Giovanni Antonio Riggati, puis diverses antiennes mariales (l’Ave Regina Coelorum d’Andrea Mattioli, celui de Maurizio Cazzati dont on entend aussi un Alma Mater Redemptoris), avant que le CD ne se referme sur l’hymne Te Lucis ante terminum de Mattioli, là encore traitée a voce sola.
Outre ce canevas orant, Cazzati, maître de chapelle à Bologne, apparaît aussi par un Ballo delle Ombre dont le titre légitime son invitation au sein de cette thématique peuplée de songes et fantasmagories. Dans un rapport littéralement moins évident, Sonates et Sinfonias de Francesco Turini, Biagio Marini, Salomone Rossi et Giuseppe Scarani complètent ce versant instrumental où se distinguent le violon d’Anaëlle Blanc-Verdin et le moelleux cornet de François Cardey. Un dialogue riche d’émotion où s’insèrent les savoureuses interventions de la soprano Alice Kamenezky, souples et raffinées, faisant délicatement rayonner le stile concertato.
Basse de violon, cordes pincées, orgue coffre, clavecin : l’accompagnement agile et inspirant tissé par l’Ensemble Agamemnon fournit un décor aussi attentif qu’imaginatif, ainsi dans les broderies qui concluent le cortège de diminutions du Ballo delle Ombre. Globalement, on salue un intelligent et fructueux parcours dans l’univers de ces nuits qui absorbent et consument, comme dans le palindrome latin In girum imus nocte et consumimur igni. À feux doux certes : le récital luit davantage pour sa subtile exécution que pour son éclat.
Christophe Steyne
Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8,5