Luth et théorbe à la Cour de France : deux nouvelles parutions
Robert de Visée (c1640-c1733) : Suites en la mineur, ré majeur, mi mineur. Pièces en ré mineur, ut mineur, sol majeur. Folies d’Espagne. Jakob Lindberg, théorbe. Livret en anglais, allemand, français. Mars-avril 2023. 78’47’’. SACD BIS-2562
Les Sentiments. Œuvres de François Couperin (1668-1733), Germain Pinel (c1600-1661), Denis Gaultier (c1600-1672), Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Jacques Gallot (c1620-c1690), Ennemond Gaultier (1575-1651), Mademoiselle Boquet (fl. XVIIe s), Robert De Visée (c1640-c1733), Charles Mouton (c1626-1699). Francesca Torelli, luth. Livret en anglais. Septembre 2024. 61’49’’. Da Vinci Classics C00999
Depuis un demi-siècle, Jakob Lindberg aura visité tous les répertoires attachés aux luthistes. Dans un vinyle de 1984, déjà pour le label BIS, le jardin français (danseries publiées par Ballard, Nicolas Vallet, Ennemond Gaultier, Jacques Gallot) n’abordait pas Robert de Visée, qui restait à ce jour négligé par la discographie de l’artiste suédois. Le musicien de la Chambre de Louis XIV la rejoint désormais par ce généreux album d’une heure vingt, qui s’inscrit dans une prestigieuse lignée depuis le microsillon de Hopkinson Smith (1979) et le CD du regretté Pascal Monteilhet (Fnac Music, février 1992).
Sans surprise, le programme puise principalement au recueil Vaudry de Saizenay, fondamentale source archivant l’essentiel des œuvres solistes de l’auteur, assortie de précieux conseils d’exécution. Jakob Lindberg y pioche trois Suites mais aussi des pièces groupées par tonalité, incluant diverses transcriptions (ballets de Lully, Sylvains de François Couperin) et un touchant Tombeau à la mémoire des filles du compositeur. Seuls sont tirées d’un manuscrit de la Bibliothèque Nationale un Prélude en ut mineur et les variations sur les Folies d’Espagne, que l’interprète choisit de conclure en arpègement et non en blocs d’accord.
Jakob Lindberg voit en Visée un représentant de « l’élégance typiquement française », qu’il sert avec sobriété et rigueur, mais sans aridité grâce à une respiration qui trouve la juste couture des phrases. Sa noble ponctuation des basses relance et interroge sans alourdir ni freiner, sauf à ménager d’éloquentes, légitimes césures. La brève Gavotte le Rondeau en la mineur révèlent quelle délicatesse cisèle les élans chorégraphiques. La poésie du chant se montre plus pudique, voire plus cérébrale que dans le remarquable album Les Rois de Versailles de Miguel Yisrael Serdoura (Brilliant, Juin 2014) partagé avec Germain Pinel. Le lyrisme n’est certes pas absent mais se concentre dans une pureté polyphonique qui accorde toute leur dignité aux sarabandes. Les Préludes seront moins prétexte à éblouir qu’à scruter, ouvrir un champ des possibles, à l’instar des troubles horizons qu’exhale celui en ré mineur.
Dérivé de deux modèles d’époque préservés au Musée du Conservatoire de Paris, l’instrument façonné par Michael Lowe accompagne Jakob Lindberg depuis 1979. Le geste quintessencié qui l’anime ne brigue pas la théâtralité que Rolf Lislevand mettait en relief avec des pages de Francesco Corbetta jouées à la guitare (ECM, avril 2012). On aura compris que l’éloquence est plutôt contenue : accordé au ton de chapelle, ce vieux compagnon de route épouse les moindres intuitions de son maître, traduit ses intentions comme un direct reflet de l’âme. Un profond sentiment d’authenticité et d’intimité se dégage de ce parcours, où on se plaît à imaginer Visée au chevet du monarque, lequel n’hésitait pas à jouer lui-même certains de ces bijoux « de cette mesme main, qui donne l'ordre pour les batailles, qui a tant cueilly de palmes, et qui impose des loix a toutte la terre ».

La discographie de Francesca Torelli inclut deux anthologies entièrement consacrées à Charles Mouton et Robert de Visée. On en retrouve ici respectivement une chaconne, La Montfermeil, et le Tombeau que le second dédia à son aîné disparu en 1699. Le présent CD élargit son éventail à d’autres pièces du Baroque français, écrites pour les cordes ou prélevées au répertoire pour clavecin. À l’amont, trois pages d’Ennemond Gaultier dont son emblématique Tombeau de Mezangeau. De la génération suivante : son cousin Denis s’invite pour une Canarie, Germain Pinel pour un autre Tombeau (du « Roy d’Angleterre »), Jacques Gallot fait résonner son art raffiné dans trois danses (sarabande La Belle Chromatique, courante La Tontine, chaconne Le Petit Sérail).
La professeur au Conservatoire de Milan a pensé à convier Mademoiselle Boquet, récemment honorée au sein d’un album autour de Sophie de Bardonnèche (Destinées, Alpha, février 2024) : une compositrice active dans le cénacle littéraire des Précieuses, où selon Madeleine de Scudéry elle jouait du luth « miraculeusement ». Piochées dans un recueil de la Bibliothèque Nationale (Vm7 6214), sous l’enseigne de Robert Ballard, trois rares pièces en fa mineur sont annoncées comme un tout premier enregistrement.
À ce récital s’entrecroisent François Couperin et Jean-Philippe Rameau au gré de transcriptions. Le disque emprunte son titre aux Sentiments du Premier Ordre, et débute par les célèbres Baricades mistérieuses du Sixième en si bémol majeur. Clignements de cils, sonneries de cloches, conculcation des raisins voués à la barrique : autant d’hypothèses pour l’inspiration de cette pièce dont François le Grand a emporté le secret. En décembre 2007, Miguel Yisrael avait gravé une lecture lente et hypnotique de ces tuilages en style brisé, et enrôlait aussi La Cascade de Gaultier-le-Vieux au schéma similaire, qui aurait pu compléter le panorama de la luthiste italienne. Canaries, Bourbonnaise, L’Antonine tirées du premier Livre figurent par ailleurs, ainsi que les Tendres Plaintes, un Tambourin, et Les Sauvages du Dijonnais.
Ces transcriptions, on appréciera comment Francesca Torelli les plie à l’idiome de son luth, fait par Stephen Gottlieb en 1992. L’acoustique un brin pâteuse, un volume incitant à modérer son amplificateur n’aident pas à percevoir la subtilité d’un jeu clair et châtié auquel çà et là n’aurait pas nui un surcroît d’aisance ou une articulation plus franche. En tout cas, aucun regret ne dissipe l’attrait de ce séduisant programme égrenant maints chefs-d’œuvre du Grand Siècle.
Christophe Steyne
BIS = Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9,5
Da Vinci = Son : 8 – Livret : 8,5 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 8