Madrigaux de Gesualdo : les deux Livres médians, épurés par Les Arts Florissants
Carlo Gesualdo (1566-1613) : Madrigali a cinque voci : libro terzo, libro quarto. Paul Agnew, Les Arts Florissants. Livret en français, anglais, allemand ; texte original des paroles et traduction trilingue. Octobre 2019 & février 2020. TT 48’03 + 49’12. Harmonia Mundi HAF 8905309.10
Après un premier volume consacré aux deux premiers Libri, voici la suite d’une intégrale des six Livres de Gesualdo. Les concerts donnés à la Philharmonie de Paris, intégrant d’autres œuvres vocales contemporaines, s’inscrivent dans un cadre de questionnement, qu’explicite Paul Agnew dans le livret : « Même les dernières œuvres de Gesualdo, musicalement les plus audacieuses, sont le résultat d’une évolution logique et intellectuellement défendable vers un chromatisme qui n’était pas aussi révolutionnaire que l’on pourrait supposer à première vue, et qui n’était pas sans précédents [...] Si la musique de Monteverdi conduit inexorablement vers la monodie, celle de Carlo Gesualdo, bien qu’étant tout aussi expérimentale, nous conduit ailleurs, et c’est un des objectifs de notre série de concerts et d’enregistrements que de savoir où. »
Le Livre III (1595) marque une rupture par rapport aux deux premiers. Dans son magnifique album de 2015, La Compagnia del Madrigale (Glossa) nous révélait mieux qu’aucun autre ensemble avant elle, cet univers de hardiesse, cet art de la dissonance, ces contrastes oratoires influencés par Luzzascho Luzzaschi. Déjà en 1987, Les Arts Florissants, dans leur configuration d’alors avec William Christie, piochaient dans ce Livre et les suivants, renouvelant l’approche par une intensité dramatique, un mordant que ces pages n’avaient guère connus auparavant, reconstituant un portrait à la touche, agrémenté de cordes (harpe, théorbe, lyrone).
C’est un autre genre de tableau qu’épurent les six chanteurs réunis ici, auscultant chaque facette avec un soin quasi pointilliste, exacerbant les oxymores et joutes poétiques. Intonation, dosage des dynamiques, tactus (Meraviglia d’amore, quel raptus même !) : le chant se détaille avec une absolue précision. De diction, de couleurs. Transparence, équilibrage des dynamiques internes (Se piange ohimé la donna del moi core : quelles ineffables gradations), lisibilité : la réalisation rappelle le graphisme du Kassiopeia Quintet (Globe, 2004, 2006). La pensée, les toupets du compositeur sont cernés avec une pénétrante intelligence. Les effets surgissent dans leur nudité épiphanique, par exemple la chute de neuvième mineure (1’59), étançonnée par Edward Grint à la fin du Non t'amo, ò voce ingrata. La rhétorique du Livre IV confirme les mêmes qualités interprétatives. On observera la fermeté, la vigueur de la découpe rythmique (Hor ch’in gioia credea viver contento), les éclairages rasants (Sparge la morte), à l’appui d’un figuralisme heurté, d’un maniérisme tracé à la pointe sèche. Ce qui valorise d’autant certaines moelleuses nuances (fabuleuses sur « non tacete voi » à 0’48 du A voi, mentre il moi core).
Au demeurant, l’équipe ne cherche pas à embellir par ces subtils vibratos et ports de voix auxquels on succombe avec La Compagnia ou La Venexiana dont les interventions soprano s’avèrent plus charmeuses. C’est peut-être la seule limite de cet enregistrement : une acoustique mate et sèche souligne les frottements de l’harmonie dans toute leur crudité, leur incandescence (la fin du Deh, se già fu crudele al moi martire). Les phrases sont détourées sous scialytique. On aurait ainsi aimé que le relief polyphonique, radiographié dans toutes ses composantes de structure, se creusât dans un décor d’ombre et de lumière qui fût celui du terrain expressif où les mots percent, mais émeuvent aussi. Dans ce canevas, le timbre des voix pourrait mieux accuser la caractérisation. Un paysage mental émané d’un univers qu’on imaginerait plus sanguin. Dit autrement : une admirable gravure d’aquafortiste, dont le lyrisme nous semble, si ce n’est aride, du moins un peu trop clinique pour accéder à la récompense suprême.
Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9
Christophe Steyne