Marc Geujon, trompettiste sans frontières
Le trompettiste Marc Geujon fait paraître un album consacré à des œuvres transfrontalières ; on découvre ainsi deux belles partitions des compositeurs canadiens Jacques Hétu et John Estacio. Crescendo s’entretient avec ce formidable musicien.
Votre album, par son programme, sort des sentiers battus. Comment l’avez-vous conçu ?
En 2020, j’étais "artiste associé" de l’Orchestre Symphonique de Mulhouse (OSM). Nous avions prévu 9 concerts avec l’orchestre et la crise sanitaire a un peu chamboulé l’ensemble du planning de l’année. Le label IndéSENS m’avait proposé depuis quelque temps d’enregistrer et l’opportunité s’est présentée grâce à l’OSM et à son directeur musical Jacques Lacombe. Nous avions élaboré les programmes de concerts en amont et tout naturellement, ce sont ces concertos que nous avons proposés sur ces deux albums.
Jacques Lacombe m’a proposé le concerto de son défunt ami Jacques Hétu. Je ne connaissais pas l'œuvre mais elle m’a tout de suite plu. Il fallait alors trouver un lien supplémentaire avec le Canada, et j’ai cherché de la musique canadienne. John Estacio venait de composer son concerto peu de temps auparavant. Je lui ai écrit, et il m’a gentiment envoyé son matériel et un enregistrement "live" de la création. J’ai été conquis par sa musique et il me tenait à cœur de pouvoir l’inclure dans cet album.
Le concerto de Arutiunian est un classique du répertoire, mais on le joue souvent comme un morceau de concours virtuose. Quelles sont les qualités stylistiques de cette œuvre ?
Bien sûr, le concerto d’Arutiunian est un des plus joués dans le monde. Très "grand-public" et relativement démonstratif pour le soliste et l’orchestre, il a été popularisé notamment par Timofei Dokschitzer et Sergei Nakariakov. On retrouve dans les caractéristiques mélodiques et rythmiques de l'œuvre l’influence de la musique populaire arménienne, et plus généralement les couleurs des orchestrations d’Europe de l’est, dans son lyrisme et ses textures harmoniques. C’est cet aspect lyrique que j’ai souhaité mettre en exergue dans cet enregistrement.
Les œuvres de Jacques Hétu et John Estacio sont très peu connues dans notre Vieux Monde. Pensez-vous qu’elles puissent s’imposer au répertoire ?
Je suis surpris que ce concerto et l'œuvre de Jacques Hétu ne soient pas plus exportés outre-Atlantique. C’était une belle découverte pour moi, et j’ai profité de mes activités d’enseignant au Conservatoire de Paris pour inclure le concerto dans les récitals de fin d’année en mai dernier, bien entendu dans sa version réduite au piano. John Estacio est un compositeur-phare au Canada. Ses opéras, ses symphonies et sa musique de chambre y sont très appréciés. Là-encore, j’espère que ma modeste contribution à l’importation de sa musique en Europe incitera quelques musiciens à jouer ce formidable compositeur.
A l’écoute de ces deux concertos, les deux compositeurs semblent avoir une facilité naturelle pour l’écriture pour l’instrument avec un certain sens du spectaculaire, plus marqué chez John Estacio. Partagez-vous ces impressions ?
Je crois que la trompette est un instrument plutôt intéressant en tant que soliste. Évidemment, son côté brillant, héroïque est un facteur de séduction pour l’auditeur. Mais la trompette peut également proposer des couleurs plus chaudes, plus lyriques, plus tendres. Malheureusement, de nombreux compositeurs ne gardent de cet instrument que le côté "populaire" et ne s’aventurent pas à écrire pour les cuivres sous peine d’être catalogué comme musique facile ou trop grand-public. Nous avons bien sûr quelques pièces très modernes, de compositeurs renommés, mais pour la plupart, elles ne sont jouées que peu de fois et ne resteront pas forcément dans l’oreille de l’auditeur. Hétu et Estacio ont choisi d’exploiter les facettes expressives de la trompette et il en ressort deux pièces séduisantes qui, je l'espère, enrichissent notre répertoire.
Vos deux albums concertants pour le label IndéSENS sont enregistrés avec l’Orchestre Symphonique de Mulhouse et Jacques Lacombe. Comment s’est passée cette rencontre ? Un hasard ou le fruit d’une plus longue collaboration ?
J’ai été membre de l’OSM très peu de temps, entre mon passage à la Garde Républicaine et à l’Orchestre de Picardie au début de ma carrière de musicien d’orchestre. J’ai gardé au sein de l’orchestre de solides amitiés qui m’ont amené à rester en contact avec cette formation. Xavier Ménard, le trompette solo qui m’a succédé à l’OSM, est un très bon ami. Le directeur général, Guillaume Hébert, était administrateur des formations musicales de l’Opéra de Paris auparavant. Ainsi, c’est tout naturellement que je me suis tourné vers eux pour la réalisation de ces projets. L’orchestre est d’une grande qualité, et j’ai passé un excellent moment avec l’ensemble des musiciens et de l’équipe administrative. De plus, la rencontre avec Jacques Lacombe était réellement positive. Nous avons élaboré les programmes ensemble, et travailler avec lui était un bonheur. Très professionnel et efficace, nous avons pu enregistrer huit concertos en cinq jours, ce qui n’est pas commun. Je dois aussi souligner le talent de Frédéric Briant, qui était à la prise de son pour le label IndéSENS, et les "oreilles" précieuses de Pascal Bouton et Marc Ullrich qui ont assuré la direction artistique de ces enregistrements.
On dit "jamais 2 sans 3", est-ce que vous avez déjà en tête un troisième album concertant ?
Bien entendu, j’adorerais pouvoir proposer bientôt un nouvel album… Mon souhait serait de proposer un disque de nouvelles pièces pour trompette et orchestre. Comme pour le concerto de John Estacio, je pense qu’on peut écrire et jouer de la musique de notre époque qui soit agréable à écouter et qui mette en valeur les multiples facettes de la trompette. J’ai eu contact avec des compositeurs comme Fabien Cali ou Richard Dubugnon qui seraient partants pour ce projet… Le label IndéSENS est un partenaire idéal pour la réalisation de ces albums, il reste à convaincre un orchestre qui accepte de se lancer dans l’aventure…
Le site de Marc Geujon : http://marcgeujon.free.fr
- A écouter :
Proclamation. Ernest Bloch (1880-1959) : Proclamation pour trompette et orchestre ; Alexander Arutiunian (1920-2012) : Concerto en la bémol majeur pour trompette et orchestre ; Jacques Hétu (1938-2010) : Concerto opus 45 pour trompette et orchestre ; John Estacio (né en 1966) : Concerto pour trompette et orchestre. Marc Geujon, trompette. Orchestre symphonique de Mulhouse, Jacques Lacombe. 2020. Livret en français et en anglais. 60’33. 1 IndéSENS. INDE159
Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot
Crédits photographiques : Cyrus Allyar