JoAnn Falletta, cheffe d’orchestre à la curiosité sans frontières

par

La Maestra JoAnn Falletta est une exploratrice musicale, aimant découvrir et enregistrer des partitions tombées dans l’oubli. Avec ses fidèles musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Buffallo, elle a gravé pour la firme Naxos l’un des plus épatants panoramas de la musique orchestrale. L’ensemble compose l’un des legs les plus indispensables de notre époque et se doit d’être un modèle d’intelligence et d’inspiration pour les jeunes générations de musiciens. Alors qu’elle dirige au Concertgebouw d’Amsterdam un exigeant programme qui associe littérature et musique contemporaine, elle répond aux questions de Crescendo Magazine.  

Quand on regarde votre discographie, on est impressionné devant son amplitude. Vous avez enregistré un incroyable panorama de la musique orchestrale avec des oeuvres de Respighi, Novák, Glière, Schmitt, Holst, Schreker .... Comment avez-vous découvert ces partitions, car certaines sont des raretés absolues?

Le répertoire "moins connu" m'a toujours intéressée. J’ai cet attrait depuis ma jeunesse mais cette attirance s’est renforcée au moment où suis devenue directrice musicale du Womens Philharmonic. Notre mission au Womens Philharmonic était de jouer des musiques inconnues composées par des femmes (que ce soient des oeuvres du passé ou des oeuvres de notre temps). J'ai dû faire beaucoup de recherches sur le répertoire -de Hildegard von Bingen aux premières mondiales des femmes contemporaines. J'aimais découvrir de nouvelles partitions ou des trésors injustement tombés dans l’oubli. Cet appétit de trouver des œuvres inhabituelles a été ravivé lorsque Klaus Hermann, le fondateur du label Naxos, a invité l’Orchestre Philharmonique de Buffalo à devenir l'un de ses orchestres réguliers pour des d'enregistrements. Bien sûr, Klaus ne voulait pas ré-enregistrer les piliers du répertoire. Il m'a mise au défi de trouver des partitions qui seraient des joyaux à découvrir. J'ai décidé de me concentrer sur la musique européenne post-romantique tardive. Je me suis mise à regarder partout, je lisais d'innombrables livres et articles et j’écoutais tout ce que je pouvais trouver ! La recherche des musiques injustement négligées est devenue pour moi une force directrice dans ma vie musicale. L'orchestre et moi-même nous sommes sentis très privilégiés de pouvoir enregistrer ces raretés et de les présenter aux mélomanes du monde entier.

Au niveau du style et de l'esthétique, les musiques que vous avez enregistrées sont très différentes. Il n'y a rien de commun entre la «magnificence» de Glière et «l'élégante finesse» de certaines partitions de Holst. Comment travaillez-vous le son orchestral de ces différentes musiques?

Les différents styles font partie de l'aventure ! Nous devons entrer dans le monde du compositeur et donner vie à ses œuvres avec notre sensibilité. Bien sûr, certaines pièces fonctionnent mieux avec certains orchestres. L’Orchestre Philharmonique de Buffalo est un orchestre avec un gros son, un fort dynamisme, un amour de la dramaturgie et de la tension énergique. Des œuvres comme la Symphonie n°3 de Glière sont donc parfaites pour eux. L’Orchestre de l’Ulster avec lequel j’ai enregistré le disque Holst était très intéressé par l’exploration des musiques du Royaume-Uni. Il sonne avec équilibre et élégance. Les oeuvres de Holst lui convenaient donc parfaitement.

Les musiciens d’orchestre ont la réputation d’être parfois “routiniers” et “craintifs” devant la nouveauté. Comment parvenez-vous à les convaincre de vous suivre dans l’exploration d’un répertoire symphonique méconnu ?

Il est vrai que les musiciens d'orchestre s'inquiètent parfois devant une musique inconnue. Est-ce que ce sera difficile à interpréter ? Est-ce qu’il aura beaucoup d'erreurs à corriger dans la musique ? Est-ce que le résultat vaudra vraiment tout le travail supplémentaire ? Pourquoi ne pas simplement jouer des morceaux que nous connaissons ? Mais je me suis rendu compte qu’après la découverte d’une ou deux œuvres merveilleuses, ils étaient intrigués et enthousiastes. Rapidement, ils se demandent même : comment est-il possible que nous ne connaissions pas cette musique si extraordinaire ? Ils attendent désormais les nouvelles découvertes avec impatience, car nous avons déjà enregistré 24 CD pour Naxos !

Vous avez consacré un disque à des partitions de Florent Schmitt. Ce compositeur reste très méconnu, en particulier en France. Comment l’avez-vous découvert ? Quelle est, à votre avis, la place de Florent Schmitt dans l’histoire de la musique ?

La musique de Florent Schmitt me passionne. Je pense que c'est le compositeur français le plus sous-estimé ou, comme je l'ai dit parfois, "le plus grand compositeur français dont vous n'avez jamais entendu parler". J'ai d'abord eu connaissance de sa musique par le biais de critiques de CD, puis j'ai contacté mon compatriote Phillip Nones, un amoureux et un immense connaisseur de cette musique. Il a même créé un blog consacré à Florent Schmitt. J'étais intriguée et je suis tombée amoureuse de cette musique aussi. Son catalogue est très vaste, mais une grande partie est rarement ou même jamais jouée. Je me suis concentrée sur la musique d'orchestre et j'ai l'impression que Schmitt a une esthétique unique, inspirée par les impressionnistes, par son amour de la musique allemande et par Stravinsky. Sa palette orchestrale est d'une couleur sombre et d'une belle texture, son rythme est complexe et son oeuvre est tout simplement magnifique. Au printemps, nous poursuivons l’enregistrement de ses partitions à Buffalo avec la Tragédie de Salomé et Musique sur l'eau (qui n’a jamais été enregistré jusqu’ici). Un autre projet d'enregistrement est planifié pour la saison 2019-2020.

Cette semaine, vous dirigez au Concertgebouw d’Amsterdam un copieux programme avec, outre Claude Debussy, des partitions de Unsuk Chin et Louis Andriessen. Comment tissez vous des liens entre ces univers sonores si différents ?

Ce programme est très intéressant car il contient deux pièces vraiment contemporaines. L’oeuvre d'Unsuk Chin est une superbe partition pour orchestre, chœurs et orgue qui explore le concept selon lequel l'être humain est essentiellement constitué de poussière d'étoiles provenant d'explosions dans le cosmos il y a des millions d'années. La partition utilise des textes en plusieurs langues qui parlent de l’interdépendance de toutes les personnes. La pièce de Louis Andriessen est basée sur l'antiquité grecque (en particulier sur la tragédie d'Agamemnon). C’est une œuvre forte et dense que j’ai choisi d’associer à une autre pièce liée à la Grèce antique: l’oeuvre parfumée et exquise de Debussy qu’est son Prélude à l’après midi d’un faune. De plus, les trois oeuvres sont liées à la littérature, ce qui constitue un autre point commun.

J’ai vu sur votre page Facebook qu’en marge de vos répétitions, vous avez animé une conférence sur le leadership pour la police d’Amsterdam. Pouvez-vous nous parler de cette expérience ?

Après avoir planifié mon concert au Concertgebouw, j'ai été contactée par la Police nationale des Pays-Bas. Ils étaient très intéressés par la rencontre avec des femmes qui travaillaient dans des métiers généralement masculins, mais aussi par le postulat selon lequel les femmes peuvent apporter des qualités spécifiques qui sont bénéfiques à ces métiers. Ils m'ont demandé de présenter un exposé sur les femmes cheffes d’orchestre, leurs défis et leurs avantages, et sur les relations entre le leadership des femmes cheffes et la police. De plus, les responsables de la police ont assisté à toutes les répétitions (au sein de l'orchestre et du choeur) et ce fut une merveilleuse occasion de les initier au monde de la musique classique.

En 2012, vous avez enregistré la Symphonie n°8 de Mahler, oeuvre gigantesque et colossale. Vous êtes la première femme (et actuellement la seule femme) à avoir enregistré cette oeuvre. Est-ce qu’être la première femme à enregistrer ce sommet de la musique orchestrale revêt un sens particulier ?

Je ne savais pas que j’étais la seule femme à avoir enregistré cette symphonie ! Merci de me l'avoir dit ! J'avais eu la chance de diriger toutes les symphonies de Mahler à l'exception de la 8ème. L’Orchestre symphonique de Virginie, dont je suis directrice musicale depuis 1991, a lancé un projet pour jouer et enregistrer cette symphonie gigantesque. Ce fut pour moi un grand honneur et un immense privilège. J'ai étudié la partition pendant une année entière, l’emportant avec moi partout, même lors de mes voyages à travers le monde. Chaque jour, j'étudiais cette partition ! Au début, elle me semblait extraordinairement décourageante et impénétrable, mais lentement, la partition a commencé à s’ouvrir à moi, comme une magnifique fleur, jamais complètement appréhendable mais sans cesse fascinante. À certains égards -comme dans toute l’oeuvre de Mahler- il y a un aspect de musique de chambre, de douce tendresse traversé par des murs de sons. Les concerts et les sessions d’enregistrements ont été parmi les moments les plus inoubliables de ma vie.

La parité hommes/femmes est une préoccupation de notre époque. Nous savons que l’art de la direction reste encore un domaine très majoritairement masculin. On observe la création de programmes spécifiques pour aider les jeunes talents féminins à émerger. Comment voyez-vous ces initiatives ?

Je suis très heureuse de voir que les portes s'ouvrent plus largement pour les femmes cheffes d'orchestre, pour les compositrices, les solistes et musiciennes d'orchestre. Je pense que l'influence des femmes dans le monde de la musique a été et continuera d'être ressentie de manière très positive.

Une dernière question : est-ce que les publics de Belgique, Suisse ou de France auront la chance de pouvoir vous entendre prochainement en concert ?    

Je n’ai actuellement pas de projets dans ces pays mais j’espère pouvoir y diriger prochainement.  

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Le site de JoAnn Falletta : www.joannfalletta.com

Crédits photographiques : David Adam Beloff  

À paraître en février : Ottorino Respighi, Trilogie romaine : les Fontaines de Rome, les Pins de Rome, les Fêtes romaines. Buffalo Philharmonic Orchestra, JoAnn Falletta. 1 CD Naxos. Réféfence : 8.574013

De manière à entrer dans l’impressionnante discographie de JoAnn Falletta, Crescendo-Magazine vous propose une playlist à écouter sur Spotify : 

 

Un commentaire

  1. Ping : JoAnn Falletta à propos de The Passion of Yeshua de Richard Danielpour et de l’exploration du répertoire symphonique.  | Crescendo Magazine

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.