Marcel Lattès et Le Diable à Paris, un aimable divertissement

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Marcel Lattès (1886-1943) : Le Diable à Paris, opérette en trois actes. Marion Tassou (Marguerite), Sarah Laulan (Marthe Grivot), Julie Mossay (Paola de Walpurgis), Mathieu Dubroca (André), Denis Mignien (Le Diable), Paul-Alexandre Dubois (Fouladou), Céline Groussard (L’entremetteuse) ; Dix Girls and Boys ; Orchestre des Frivolités parisiennes, direction Dylan Corlay. 2020. Notice en français et en anglais. Livret en français avec traduction anglaise. 101.00. Un album de deux CD B Records LBM 033.

Né à Nice, Marcel Moïse Alfred Lattès effectue ses études musicales auprès de Louis Diémer et Charles-Marie Widor à Paris, où il obtient un premier prix de piano au Conservatoire en 1906. Sa carrière est vouée à l’opérette et à la musique pour le cinéma. Dans le premier domaine, on relève une douzaine d’œuvres, créées dans la capitale française entre 1908 et 1935 ; dans certaines d’entre elles, on trouve à l’affiche les noms de Denise Grey (Nelly, 1921) ou de Jean Gabin (Arsène Lupin banquier, 1930). Quatre dizaines de films jalonnent son parcours, avec des musiques pour G.W. Pabst, Abel Gance (Lucrèce Borgia), Christian-Jaque, Maurice Tourneur, Marcel L’Herbier et bien d’autres. Mais Lattès va connaître un destin tragique en raison de ses origines juives. En 1941, il est pris dans une rafle, interné à Compiègne puis à Drancy, d’où il est libéré suite à une démarche de Sacha Guitry auprès des autorités allemandes. Mais il est à nouveau arrêté en octobre 1943. Après un second internement à Drancy, il est envoyé à Auschwitz d’où il ne reviendra pas.

L’album d’aujourd’hui rend hommage à ce compositeur quelque peu oublié de musiques légères, aux accents joyeux et ludiques, à travers Le Diable à Paris, créé au Théâtre Marigny en 1927, où il connaîtra le succès lors de 84 représentations. Dans la distribution de l’époque, on retrouve Dranem (nom de scène de Charles-Armand Ménard), Marguerite Edmée Favart, qui avait tenu le rôle de Ciboulette pour Reynaldo Hahn quatre ans auparavant, et Raimu, ainsi que les Dolly Sisters, l’orchestre étant confié à Paul Letombe. L’ORTF donnera une version radiodiffusée en 1949, et un enregistrement sera effectué en 1957, avec narrateur, sous la direction de Marcel Cariven. Quelques extraits connaîtront l’honneur du disque à l’occasion de l’un ou l’autre récital. Pour cette édition-ci, Benjamin El Arbi et Mathieu Franot, fondateurs en 2012 de l’Orchestre des Frivolités parisiennes, qui travaillent avec le musicologue et conseiller artistique Christophe Mirambeau, auteur d’un récent André Messager le passeur de siècle (Actes Sud, 2018), précisent dans la notice qu’un travail de restauration a été entrepris pour établir le livret, avec quelques modifications, et l’orchestration. Il a été décidé de ne pas enregistrer les longues parties dialoguées, mais de confier à une comédienne des textes de liaison qui résument l’action entre les airs. 

Le contenu du Diable à Paris est signé par des spécialistes du genre de l’entre-deux-guerres : Francis de Croisset, élégant et brillant auteur qui inspira Proust pour l’un de ses personnages, le dramaturge et académicien Robert de Flers, qui décèdera en cours d’écriture, et Albert Willemetz, auteur prolifique, notamment pour André Messager, Reynaldo Hahn, Arthur Honegger, Vincent Scotto ou Francis Lopez ; il reprendra le flambeau du disparu. L’intrigue est astucieuse : André a été ruiné par sa maîtresse Paola. A la gare de Guétary en pays basque, il aperçoit Marguerite qui aide sa tante Marthe comme garde-barrière. Séduit, il se fait passer pour le chef de train. Courtisée de son côté par le déjà âgé Foudalou dont elle repousse les avances, Marthe ne voit pas la liaison de sa nièce d’un bon œil. Econduits et dépités, André et Foudalou font appel au Diable, tout heureux d’être sollicité et de ne plus avoir son épouse sur le dos. Il accepte de les aider à une condition : être plongé à nouveau dans l’ambiance de Paris qu’il ne connaît plus depuis le milieu du XIXe siècle. En contrepartie, il offre des millions à André et la jeunesse à Fouladou. Mais dans la capitale, tout a bien changé. Déguisé, le Diable, qui est en fait un grand naïf, va être confronté à des situations cocasses et inattendues et découvrir que les humains peuvent être plus perfides que lui. Tout se terminera néanmoins par des mariages : Marguerite épousera André, qui conservera l’argent ; Marthe finira par céder à Fouladou, aux tempes grises retrouvées. Quant au Diable, il aura du mal à sortir de sa mémoire défaillante la formule qui lui permettra de rejoindre son épouse. Tout cela est bien amusant, et garantit aux amateurs du genre de délicieux moments de vaudeville. Il faut bien entendu accorder du crédit aux codes du monde de l’opérette et en accepter les légèretés, voire les invraisemblances. Peu importe, on est dans un contexte de joyeusetés…

Sur le plan musical, on navigue au milieu d’airs enrichis par des aspects swing ou s’inspirant du jazz, avec des rythmes marqués et l’apparition du blues, auquel des couplets sont confiés. On note la présence d’une dizaine de Girls et de Boys, de danses bien tournées, de chœurs allègres et fantaisistes. Le plateau vocal est en situation ; nous les englobons dans les mêmes éloges. Les fondateurs des Frivolités parisiennes expliquent dans la notice qu’ils ont été très attentifs à la qualité de jeu des interprètes, qui sont sur scène tout autant comédiens que chanteurs. Ce que l’on entend est en effet une représentation publique du 19 décembre 2019 donnée au théâtre parisien de l’Athénée. Si l’on manque la partie visuelle, l’abattage de chacun permet d’imaginer que la soirée a dû être réjouissante et que le public s’est bien amusé. L’équipe entière est à féliciter, car le texte a ici son importance, avec ses finesses ou ses outrances de langage, et la diction soignée fait partie des qualités que l’on apprécie. On mettra cependant un léger bémol aux interventions de la comédienne qui relie les phases de l’action : elles ont parfois tendance à casser son avancée. Céline Groussard, dont la voix est jeune et fraîche, n’est pas en cause ; elle s’inscrit tout à fait dans le contexte global de légèreté. 

L’Orchestre des Frivolités parisiennes, une trentaine d’instrumentistes, anime cette fantaisie sans prétention et sans malice avec beaucoup d’entrain, mené par la baguette souple de Dylan Corlay, vainqueur en 2015 du 1er Prix du Concours international de direction d’orchestre Jorma Panula en Finlande. Le Diable à Paris n’est peut-être pas indispensable dans une discothèque mais il apporte des moments de détente que les amateurs de comédies apprécieront. Dans notre monde quelque peu malmené, on avouera que ce n’est pas à dédaigner.

Son : 9  Notice : 8  Répertoire : 7,5  Interprétation : 9

Jean Lacroix 

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