Okko Kamu, à propos de Sibelius 

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Ce n’est pas tous les jours que l’on peut s’entretenir avec une légende de la direction d’orchestre à propos d’un compositeur qu’il a tant servi au concert et au disque : le chef d'orchestre finlandais Okko Kamu.  Alors qu’il fait paraître un enregistrement de la version complète de La Tempête de Sibelius (Naxos), le grand musicien répond à nos questions.  

Vous avez enregistré La Tempête dans sa version originale et complète avec des solistes vocaux et un chœur. Quelle est la place de cette œuvre dans l'œuvre complète de Jean Sibelius ? 

Je crois que Sibelius avait un fort appétit pour le théâtre (l'une de ses filles est devenue actrice). Son ami de toujours, Axel Carpelan, l'avait encouragé à regarder de près les pièces de Shakespeare pour y trouver une éventuelle inspiration. Je pense que Carpelan avait plutôt Macbeth en tête, mais il était mort au moment où la proposition de mettre en musique La Tempête est parvenue à Sibelius depuis Copenhague. La productivité de Sibelius s'était alors calmée, mais il voyait dans la tempête météorologique de la pièce une réincarnation possible de son activité qui avait capté sa curiosité. En voyant cette Tempête sous cet angle, elle a dû avoir une grande importance pour lui en tant que compositeur.

Cette version originale de La Tempête, bien que très appréciée des amateurs de l'œuvre de Sibelius, reste assez marginale en concert et au disque. Si je ne me trompe pas, votre nouvel enregistrement n'est que la 2e version au disque. A votre avis, qu'est-ce qui explique cette "timidité" à programmer ce chef-d'œuvre ?

Je pense qu'aujourd'hui, il est plus habituel pour les chefs d'orchestre d'être invités à donner ou à choisir des programmes qui seront très applaudis.  Étant en grande partie l'accompagnement d'une pièce de théâtre, la partition de Sibelius n'a pas été conçue pour fournir cela. Même la Tempête -incontestablement un grand morceau de musique- n'est pas écrite pour être une vitrine musicale et exige une sensibilité délicate de la part des interprètes pour donner vie aux composantes shakespeariennes pour lesquelles elle a été composée. 

Cette œuvre, dans sa version intégrale, avec une musique parfois assez " abstraite ", avec une " beauté froide " dans ses effets, pose-t-elle des défis au chef d'orchestre ?

La musique de scène de Sibelius a toujours servi exactement l'expression scénique créée par le dramaturge et, dans cette représentation, nous y avons ajouté en accédant à l'intonation et au rythme de la langue danoise ainsi qu'aux caractéristiques nationales de plaisir et de facilité de ce pays, qui se reflètent dans le jeu orchestral.

Sibelius vous a accompagné tout au long de votre carrière et vous avez réalisé de nombreux enregistrements multi-platine. Votre vision du compositeur a-t-elle changé au fil du temps ? 

Il serait anormal que rien ne change ! Ma carrière s'est étendue sur plus de cinquante ans et a été marquée par de nombreuses influences, y compris des moments de remise en question. Parfois, je ne voulais pas enregistrer parce que je voulais être sûr de la pérennité de mes interprétations et j'ai eu raison de le faire. De plus, je veux que mes enregistrements évoquent l'esprit divin qui s'enflamme à ce moment avec la participation du public. C'est ce que nous avons dans cet enregistrement capté en concert et je pense qu'il a largement réussi à transmettre cet esprit créatif à l'auditeur.

Sibelius est-il plus populaire, au niveau international, aujourd'hui en 2023 que dans les années 1970 ?  

Sibelius est plus populaire que jamais, avec des pics particuliers comme ceux des anniversaires des 100 ans et 150 ans de sa naissance. 

Votre discographie des œuvres de Jean Sibelius est impressionnante. Y a-t-il des œuvres que vous n'avez pas enregistrées et que vous aimeriez enregistrer ?  

Le violon est mon instrument et il est étrange que cela ne soit pas arrivé, mais j'adorerais diriger des enregistrements de toute la musique de Sibelius pour violon et orchestre -de préférence s'ils sont tirés de concerts.

Vous êtes (sauf erreur), un chef d'orchestre "autodidacte". De nos jours, il existe d'innombrables initiatives pour les jeunes chefs d'orchestre (master classes, séminaires, mentorat).  Est-il encore possible pour un jeune chef d'orchestre de passer directement du pupitre de musicien d'orchestre au podium de chef d'orchestre ?

On dit que la direction d'orchestre ne s'enseigne pas ! On peut donner des conseils sur la façon de gérer les aspects techniques, mais on ne peut pas implanter un esprit créatif chez une personne qui ne l'a pas déjà. De plus, les orchestres perçoivent immédiatement la "signature" d'un chef d'orchestre et on ne peut pas la changer par la force. Les concours peuvent être un bon moyen de mesurer les capacités d'une personne, mais il ne faut pas oublier que des erreurs de jugement peuvent se produire. Cela se produit généralement lorsque le jury est plus faible qu'il ne pourrait l'être, bien que cela soit moins fréquent aujourd'hui, l'opinion de l'orchestre jouant de plus en plus un rôle important dans les décisions du jury.

En ce qui concerne les chefs d'orchestre, la Finlande est un éternel vivier de jeunes chefs talentueux, y compris de très jeunes talents comme Tarmo Peltokoski ou Klaus Mäkelä. Qu'est-ce qui explique, selon vous, que cette excellence finlandaise se perpétue au fil des générations ? 

Oui, c'est le cas aujourd'hui, mais ce n'est que depuis que Jorma Panula a apporté son enseignement dans son pays, alors qu'auparavant il était considéré à l’étranger comme étant à Vienne. Pour le comprendre, il faut tenir compte du fait que la méthode de Panula est basée sur l'utilisation d'un orchestre pour tous les élèves dès le début, les élèves étant choisis sur la base de leur grande musicalité sur leur instrument (c'est-à-dire pas seulement le piano). Nous devons également tenir compte de l'indépendance relativement récente de la Finlande en tant que pays et de notre désir de nous montrer par l'exemple dans la musique, l'écriture, le sport et les choses culturelles en général, ce qui se reflète également dans les objectifs de publicité des médias ainsi que dans les intérêts du public. Peut-être, à des degrés divers, ces éléments pris ensemble forment-ils la réponse à votre question.

  • A écouter : 

Jean Sibelius (1865-1957)  : The Tempest, op. 109. Hanne Fischer, Kari Dahl Nielsen, Fredrik Bjellsäter, Palle Knudsen, Nicolai Elsberg,  Royal Danish Opera Chorus, Royal Danish Orchestra, Okko Kamu.  1 CD Naxos 8.574419   

 

Propos recueillis par Pierre-Jean TRibot 

 

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