Paul Lewis toujours aussi idéalement classique dans les Sonates de Joseph Haydn

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Joseph Haydn (1732-1809) : Sonates pour clavier Nᵒˢ̊ 33 (Hob. XVI:20), 62 (Hob. XVI:52), 53 (Hob. XVI:34) et 61 (Hob. XVI:51). Paul Lewis, piano. 2019. 67’37. Livret en français, en anglais et en allemand. 1 CD harmonia mundi HMM 902372.


Comment se fait-il que ces Sonates pour clavier ne soient pas plus souvent proposées au concert ou au disque ? C’est assez mystérieux... et surtout très regrettable. Que de merveilles y trouve-t-on pourtant ! Il s’agit d’un ensemble qui, que ce soit sur le plan de la variété, de la créativité, de la quantité ou de l’évolution, n’a tout simplement pas à rougir face à celui de Mozart, loin de là.

Voici le deuxième CD que Paul Lewis leur consacre. Est-ce le début d’une intégrale ? L’éditeur nous dit : « En 2018, Paul Lewis se lançait dans l’exploration de l’un des corpus les plus riches de l’époque classique : les sonates pour piano de Haydn. » Ira-il, avec un piano moderne, jusqu'à nous proposer aussi les 18 sonates composées avant 1765, à l’authenticité parfois douteuse, et qui sont plutôt réservées au clavecin, au clavicorde ou au pianoforte, et qui ont été publiées comme « divertimentos » ou « partitas » ? Que fera-t-il avec les 15 suivantes, écrites jusqu'au début des années 1770, et dont seule la dernière (la nᵒ 33), qui ouvre justement cet album, a été publiée explicitement comme « sonate » ? Même en considérant cette dernière comme un point de départ, et avec les 7 autres déjà enregistrées par Paul Lewis, il lui en reste encore 21 pour nous proposer un ensemble exhaustif. Aussi devrons-nous réfréner notre impatience... tout en souhaitant vivement une suite la plus complète possible, tant les deux premiers albums sont enthousiasmants.

Il est de coutume de présenter les Sonates de Haydn soit avec le numéro qui résulte de la classification de Christa Landon, qui fait désormais autorité, soit avec la référence au catalogue précédemment établi par Anthony van Hoboken, où ces Sonates sont au chapitre XVI, suivi d’un numéro (de 1 à 52, mais dans un ordre qui ne respecte pas toujours la chronologie). Pour ces deux albums, Harmonia Mundi a fait le choix Hoboken. Mais sur la couverture, seuls les numéros de ce catalogue sont conservés, sans le « Hob. XVI », de sorte que cela peut prêter à confusion. Nous faisons ici le choix de la double indication (ce qu’a du reste fait l’éditeur dans les tags des pistes, mais avec une erreur pour les 3 mouvements de la Sonate n° 53, tous notés comme étant ceux de la n° 49).

En 2017, Paul Lewis gravait les Sonates Nᵒˢ̊ 59 (en mi bémol majeur, Hob. XVI:49), 60 (en ut majeur, Hob. XVI:50), 47 (en si mineur, Hob. XVI:32) et 54 (en sol majeur, Hob. XVI:40), peut-être dans l’ensemble plus extraverties que celles choisies deux ans plus tard : les Nᵒˢ̊ 33 (en ut mineur, Hob. XVI:20), 62 (en mi bémol majeur, Hob. XVI:52), 53 (en mi mineur, Hob. XVI:34) et 61 (en ré majeur, Hob. XVI:51).

Les deux premières étaient précisément au programme d’un concert donné à Bruxelles en 2018, avec des Bagatelles de Beethoven et des Fantaisies de Brahms, et elles ont tout à fait convaincu Patrice Lieberman, ainsi que l’atteste le choix du titre de sa chronique : Paul Lewis exceptionnel dans Haydn. Nous ne pouvons que vous inciter à la lire, pour vous faire une idée, en quelques lignes, du jeu de Paul Lewis dans ces deux œuvres : la N° 33, la plus ancienne (et la plus longue) des 8 de ces deux albums, qui ouvrait incontestablement une nouvelle voie, et la N° 62, la dernière de toutes celles de Haydn, aboutissement du milieu des années 1790, qui annonce déjà le XIXe siècle et les stupéfiants chefs-d’œuvre absolus de Beethoven.

Elles sont suivies par la charmante Sonate N° 53, en 3 mouvements, particulièrement souriante malgré son mode mineur ; puis par les 2 courts mouvements, qui annoncent successivement Schubert et Schumann, de la N° 61, l’antépénultième de ce fascinant corpus, et qui termine donc ce deuxième volume comme en suspens. Voilà qui appelle assurément une suite !

Le livret fait la promotion du premier volume en citant diverses critiques, dont une qui signale que l’interprète joue toutes les reprises, mais avec une « telle variété d’invention que l’on est finalement reconnaissant d’avoir la chance d’entendre chaque section deux fois. » En lisant cela, on peut comprendre que, conformément à l’usage de l’époque, Paul Lewis respecte scrupuleusement le texte la première fois, et l’ornemente (ou le décore, comme disent joliment les Anglo-Saxons) lors de la reprise. Il n’en est rien. S’il est vrai que, et dans ce deuxième volume à nouveau, il joue systématiquement toutes les reprises, sauf rarissimes exceptions il n’apporte aucun changement la deuxième fois, s’en tenant au texte tel que Haydn l’a précisément noté. De sorte que nous aurions tendance à créditer le compositeur, plutôt que l’interprète, de cette « variété d’invention » qui, en effet, nous enchante doublement !

Pour autant, le jeu de Paul Lewis n’a rien de figé, bien au contraire. Car la variété est bien là, dans le toucher, les dynamiques, les articulations, la réalisation des ornements, les phrasés, le tout sur un ton toujours juste, avec des durées de notes et des résonnances d’une maîtrise absolue. Pour autant, il se dégage une telle impression d’évidence, de naturel, de fluidité, que l’interprète ne nous donne jamais l’impression d’être dans l’explication de texte.

Il y a quelque chose de salutairement sain, de supérieurement équilibré, dans cette approche, qui répond idéalement à ce qu’inspire le mot « classique ». Lui manque-t-il un tout petit grain de folie, une plus grande prise de risque, que Paul Lewis semble se permettre au concert ? La réussite du parti pris plus contrôlé de l’interprétation dans ces enregistrements est tellement exemplaire que nous ne lui ferons pas ce reproche. En les écoutant, nous pouvons très bien imaginer le compositeur, tel qu’il décrivait sa façon de travailler : « Je m’asseyais et commençais à improviser, laissant l’esprit vagabonder au gré de l’humeur du moment, selon qu’elle inclinait vers la tristesse ou la gaîté, vers le sérieux ou le badinage. Une idée surgissait-elle, je l’attrapais au vol et tous mes efforts ne tendaient plus qu’à la déployer et à l’affermir selon les règles de l’art. » Joseph Haydn et Paul Lewis semblent avoir une même idée de ce que sont ces « règles de l’art. »

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Pierre Carrive 

 

 

 

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