Philippe Graffin, violoniste explorateur du répertoire 

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Le violoniste Philippe Graffin est un infatigable explorateur du répertoire violonistique. Déjà fort d’une discographie portée par une exemplaire curiosité, il vient d’enregistrer la Sonate n°7 d’Ysaÿe, redécouverte majeure qu’il emmène à travers la Belgique, en particulier au Festival Ysaÿe’s Knokke qui se déroulera au milieu de ce mois de septembre avant un concert à Liège, ville natale du musicien. 

Vous avez redécouvert la Sonate n°7, sonate pour violon opus posthume d’Eugène Ysaÿe. Comment avez-vous mis la main sur cette partition ? 

Cette œuvre dormait dans un cahier qui contient des esquisses de diverses sonates de l’opus 27 ainsi que d’autres œuvres, notamment la Sonate pour violoncelle seul op 28. Après la mort d’Ysaÿe, il a été entre les mains de l’un de ses proches, le violoniste Philip Newman et, après la mort de celui-ci, il est devenu la propriété de la violoniste belge Josette Lavergne. Au décès de cette dernière, ce cahier ainsi que nombre de documents ont été légués à la bibliothèque du Koninklijk Conservatorium Brussel. Ils m’ont invité à regarder ce document et nous nous sommes rendu compte qu’il contenait non pas une esquisse mais un véritable “premier jet” de trois mouvements qui constituaient une sonate. C’était supposé être la sixième, elle est donc aussi dédiée au violoniste espagnol Manuel Quiroga. Mais visiblement, Ysaÿe a trouvé qu’il devait écrire quelque chose en mi majeur, comme la dernière Partita du cycle de Bach ; il a ainsi abandonné cette sonate et écrit tout autre chose. J’ai terminé l’œuvre mais il n’y manquait pas grand-chose dans le dernier mouvement. C’est vraiment une belle œuvre d’Ysaÿe, importante, et je ne comprends pas, alors que le manuscrit a appartenu si longtemps à des violonistes, que nous n’en ayons pas entendu parler plus tôt ! 

Vous avez enregistré à plusieurs reprises des oeuvres d’Eugène Ysaÿe et sur votre dernier CD, en plus de la Sonate n°7, vous proposez aussi, en première mondiale au disque, sa Petite Fantaisie romantique. Bien sûr Ysaÿe est très important dans le répertoire violonistique mais qu’est-ce qui vous touche en particulier chez ce compositeur ? Comment le situez-vous dans son époque ? 

Je prends Ysaÿe non seulement comme un violoniste innovateur, le premier qui ait joué avec vibrato par exemple, mais aussi comme un témoin de son temps. Il a été le collaborateur de compositeurs qui restent parmi les plus importants dans notre imaginaire contemporain, pour la musique française en tout cas. En cela, jouer et travailler des œuvres d’Ysaye, c’est un peu comme retrouver Debussy ou Chausson. C’est aussi imaginer un autre instrument : un instrument harmonique ou un violon qui se veut à la fois orchestre, piano ou quatuor. En fait, j’aime chez Ysaÿe son avant-gardisme, sa foi indélébile dans le futur tout en ne reniant jamais le passé : n’oublions pas qu’il dédie ses travaux tardifs sur la technique du violon, composés après les sonates en 1928, à ses professeurs Henryk Wieniawski et Henri Vieuxtemps. Il est une sorte de Picasso de la musique et surtout du violon. De plus, j’ai la mémoire de son élève, Josef Gingold, avec qui j’ai travaillé deux ans et demi aux États Unis. Je perçois donc le jeu d’Ysaÿe à travers le sien : la manière dont Ysaÿe joue l’expressivité et la nostalgie de sa musique. Tout cela, Josef Gingold l’avait bien en lui. 

Vous êtes attaché à la redécouverte des oeuvres rares, en particulier de compositeurs français. Qu’est-ce qui vous pousse vers ces raretés ? 

Le répertoire se restreint, on joue toujours la même chose, les organisateurs ont de plus en plus de mal à faire venir le public et donc, ils ne font confiance qu’aux grand chefs d’œuvres ; je pense qu’il est important de ne pas considérer le répertoire comme une succession de pièces déjà définies mais comme un vaste champ où beaucoup de choses peuvent voir le jour. En cela, les maisons de disques ont un rôle à jouer car il y a encore tant d’œuvres à découvrir. On n’a pas forcément envie d’entendre la énième version de la sonate de Franck dont, souvent, la nouveauté réside surtout dans la prise de son ou la photo de la pochette, mais nous aimerons peut-être découvrir une sonate oubliée de Joseph Jongen ou de Sylvio Lazzari. Les radios seront parfois reconnaissantes de ne pas toujours proposer les mêmes oeuvres ! 

Quand on regarde votre discographie, on croise des oeuvres de Joseph Jongen, Sylvio Lazzari, Joseph Canteloube, Jean Cras, Philippe Gaubert. Comment retrouvez-vous ces partitions ? 

Je sais qu‘elles existent, ce n’est donc pas trop difficile ensuite de les redécouvrir. Il y a beaucoup de choses encore non seulement à redécouvrir et à réhabiliter mais aussi à rêver. Par exemple, Fauré a écrit un concerto pour violon dont il existe deux mouvements et des esquisses du troisième, j’aimerais l’imaginer. 

Est-ce qu’il y a un “son” particulier pour rendre les couleurs de ces oeuvres ? 

Probablement ... Chaque compositeur a le sien avec parfois une certaine fragilité. Quand je vois dans un manuscrit de Debussy un trait entre deux notes qui signifie glissando avec vibrato, j’imagine la voix d’Edith Piaf ou de Léo Ferré. Il y a parfois, comme le disait Menuhin, une ”saine vulgarité” dans l’imaginaire des violonistes comme dans celui des ténors ... En fait, c’est cette ambivalence d’une sonorité pleinement humaine, très expressive, un peu démodée probablement, mais mariée à beaucoup de fragilité. Une sonorité dans les nuages. 

Vous vous êtes également consacré à l’enregistrement d’oeuvres de l’Anglais Delius, un compositeur des îles britanniques au parcours étonnant. Qu’est-ce qui vous a motivé à aborder ce musicien ? 

J’aime tous les compositeurs anglais ! Mais Delius est très international car également allemand et aussi français, c’est un iconoclaste ! J’adore encore Elgar, mais aussi un compositeur noir : Samuel Coleridge Taylor. J’ai redécouvert son Concerto pour violon que j’ai joué au Royal Albert Hall lors des BBC Proms. C’était un événement pour moi ! 

Est-ce qu’il existe encore des caractéristiques nationales dans les sonorités violonistiques ? Je pense à un héritage d’une école française ou franco-belge de violon ? 

Malheureusement de moins en moins. Si l’on écoute un concours actuel, on a l’impression que le moins de personnalité fera le plus de consensus et que le candidat aura alors plus de points. C’est dommage ! Cela renvoie aussi à la problématique du répertoire. À force de jouer toujours la même chose depuis plusieurs générations, avec les moyens de communications et de transport qui placent New York à quelques heures de l’Europe, nous jouons tous, et de plus en plus, de la même manière ! Quand je donne un cours, je me rends compte que l’élève, au lieu de chercher par lui-même, a regardé une dizaine de versions sur YouTube. C’est triste !

Vous êtes aussi professeur à Paris et à Bruxelles. Que vous apporte l’enseignement ? 

L’enseignement, c’est la continuation de son propre travail et de sa propre réflexion. Cela me donne de la force de voir que j’arrive à aider les autres. Cela me ramène également à mes professeurs dont la plupart sont morts maintenant : Philipp Hirschhorn, Josef Gingold, Lord Yehudi Menuhin, Devy Erlih et Michèle Auclair… D’une certaine manière, enseigner me fait dialoguer encore avec eux. C’est étrange la musique, car on apprend d’une personne à l’autre et ce ne sont pas seulement des aspects musicaux qui se transmettent. Par exemple, c’est au cours d’une leçon avec Josef Gingold aux États-Unis, alors que j’étais âgé de 18 ans, que j’ai entendu parler pour la première fois de Knokke-Le-Zoute. Il y a maintenant un festival que j’ai créé en son nom : le Festival Ysaÿe’s Knokke. La deuxième édition aura lieu cette année du 18 au 21 septembre. Je vais y jouer la Sonate n°7 d’Ysaÿe, tout comme ensuite à Liège, sa ville natale, mais aussi à Bruxelles, à Flagey, lors du festival Ysaÿe. 

A écouter :

Fiddler's Blues. Eugène Ysaÿe / Maurice Ravel / Claude Debussy / George Enescu. Philippe Graffin, violon ; Claire Désert, piano. 1 CD Avie AV 2399.

 

Le site du festival Ysaÿe's Knokke : https://lesamisduzoute.be/fr/Ysaye-2019

Crédits photographiques : Marije van den Berg

Propos receuillis par Pierre-Jean Tribot

 

 

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