Première mondiale en DVD pour La Dori de Pietro Antonio Cesti

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Pietro Antonio Cesti (1623-1669) : La Dori ovvero La schiava fortunata, drame musical en trois actes. Francesca Ascioti (Dori), Rupert Enticknap (Oronte), Federico Sacchi (Artaserse), Francesca Lombardi (Arsinoé), Emöke Barath (Tolomeo), Bradley Smith (Arsete), Pietro di Bianco (Erasto), Alberto Allegrezza (Dirce), Rocco Cavalluzzi (Golo) et Konstantin Derri (Bagoa). Accademia bizantina, direction Ottavio Dantone. 2019. Notice en anglais et en allemand. Pas de texte du livret. Sous-titres en italien, anglais, allemand, japonais et coréen. 164.00. Un DVD Naxos 2. 110676

Voici en DVD une première mondiale réjouissante qui a sa part de frustration, puisque le label Naxos n’a pas pris la peine, contrairement à d’autres productions récentes, d’y adjoindre des sous-titres en français. Il faut signaler que cette version fait l’objet d’un coffret de deux CD (CPO 555309-2), mais là aussi, si le livret est présent, l’absence de traduction française est dommageable à la compréhension, d’autant plus que l’intrigue est faite d’un enchevêtrement de situations dont l’écheveau n’est pas facile à démêler. 

Né à Arezzo, Pietro Antonio Cesti a connu une carrière ecclésiastique dans plusieurs cités italiennes, dont Florence et Rome, où il aurait reçu l’enseignement de Carissimi. En 1649, il écrit un premier opéra, joué à Venise avec succès. Bientôt, il est au service de l’Archiduc Ferdinand-Charles, dont la Cour est installée à Innsbruck. Il y effectue un premier séjour de cinq ans ; trois opéras vont y voir le jour : La Cleopatra (1654), L’Argia (1655) et celui qui nous occupe, La Dori (1657). A l’étroit dans ses fonctions religieuses, Cesti obtient du Pape Alexandre VII d’être libéré de ses vœux, alors qu’il chante à la Chapelle pontificale. Il retourne alors à Innsbruck jusqu’en 1665 ; au décès de l’Archiduc, on le retrouve à Vienne où il demeure jusqu’en 1668. C’est là que son œuvre la plus célèbre, Il Pomo d’oro, est créée. Il se décide à rentrer en Italie pour devenir Maître de Chapelle à Florence où sa fin de vie est nébuleuse. Certaines sources, non confirmées, penchent pour un décès par empoisonnement.

 

La Dori est l’un des plus grands succès de l’opéra italien au XVIIe siècle : on dénombre une trentaine de productions dans les trois décennies qui ont suivi la création, dont une quinzaine du vivant du compositeur. On lira dans la notice (en anglais ou en allemand) les détails de ces modifications, mais aussi le fait qu’au cours des vingt dernières années du XXe siècle, l’intérêt pour Cesti se renouvelle : on compte trois productions modernes à Londres (1983), à New York (1990) et à Arezzo, ville natale de Cesti (1999). Celle qui nous occupe revêt des aspects symboliques, puisqu’elle a fait l’objet de représentations en 2019 au Tiroler Landestheater, dans le cadre du Festival de Musique ancienne d’Innsbruck, lieu de la création de 1657. C’était en même temps l’occasion de commémorer les 350 ans de la disparition de Cesti. 

 

L’intrigue est si composite et si débridée que la résumer relève de l’exploit ; nous ne le tenterons pas, sous peine d’y consacrer d’interminables lignes. Signalons toutefois que le tortueux livret est de la main du poète Giovanni Filippo Apolloni (c. 1635-1688), originaire d’Arezzo comme Cesti, qui écrivit aussi les textes des deux autres partitions lyriques créées à Innsbruck avant La Dori. L’histoire tourne autour d’amours contrariées, dont celles de Dori, princesse égyptienne amoureuse du roi de Babylone, Oronte. Ce dernier doit épouser la princesse persane Arsinoé et l’oncle du roi, Artaserse le presse. Dori se déguise en Ali pour être proche d’Oronte et devient l’esclave d’Arsinoé. Mais celle-ci est attirée par le frère de Dori, Tolomeo, qui se déguise à son tour, en femme cette fois, pour se rapprocher de sa belle. Il s’ensuit une série de quiproquos que l’on découvrira au fil de l’action, avec scène de « vision », épisodes d’emprisonnement, tentatives d’exécution et poison confondu avec un somnifère. Faut-il préciser que tout va se terminer par une double idylle ? Cette action aux accents dramatiques n’est pas traitée comme une tragédie, elle contient maints moments des plus amusants, voire burlesques, qui en font un divertissement de qualité, notamment par l’insertion de personnages comiques, comme le duo formé par le bouffon Golo, serviteur d’Oronte, et par Dirce, la nurse du même. 

 

Cesti a écrit sur cette trame une somme dont la durée s’étalait entre cinq ou six heures à son époque, car elle était précédée d’un long prologue supprimé ici. Une scène non essentielle n’a pas été retenue non plus, ramenant le tout à des proportions raisonnables, un peu moins de trois heures. Ce fut déjà le cas au XVIIe siècle, de coupures en adaptations lors des différentes reprises. La partition imaginée par Cesti est vive et imaginative ; l’orchestre, de composition réduite, pétille avec des cordes souples, bien colorées, et l’apport d’une harpe et de flûtes. Elle se déroule au cœur de multiples récitatifs bien calibrés, avec des airs souvent courts qui permettent de conserver l’attention de manière permanente. Pour les airs, un clavecin et un orgue positif sont utilisés. La mise en scène de Stefano Vizioli est dynamique dans son classicisme et joue beaucoup sur les émotions des personnages. Les costumes d’époque d’Anna Maria Heinrich sont chatoyants et élégants, alternant les nuances de couleurs avec un goût certain. Ils s’inscrivent dans un sobre décor adéquat, aux teintes souvent bleutées, qui séduit l’œil avec une astucieuse utilisation de voiles ou de panneaux mobiles dans des lumières de bonne compagnie. Sur le plan visuel, c’est une réussite. 

 

A la tête de l’Accademia bizantina, le chevronné Ottavio Dantone, dont on ne vantera plus les mérites dans le domaine de la musique baroque, dirige le tout avec une souplesse spontanée et soucieuse des nuances. Il permet ainsi au plateau vocal d’effectuer une réjouissante prestation. Difficile de départager ces voix qui ont le sens des mots et la qualité de la diction et font preuve de facilité scénique. La jolie mezzo-soprano Francesca Ascioti, qui a étudié à Brescia avant de se perfectionner auprès de Teresa Berganza, s’est déjà fait remarquer dans Vivaldi, Haendel, Bach ou Pergolèse. Son aisance est manifeste et sa voix souligne toutes les émotions qui secouent le personnage de Dori. A l’acte II, elle est vraiment touchante dans Amor, che mi consigli ?, ainsi que dans la « vision » qu’a Oronte de sa mère décédée l’enjoignant à être fidèle à Dori. Francesca Ascioti joue aussi ce court rôle avec vérité. Oronte est campé par le contreténor britannique Rupert Enticknap, à l’aise dans la musique baroque ou dans des pages de Glass ou de Kagel. Il est fascinant dans ce rôle captivant dont il cisèle la douleur avec un art consommé et une belle prestance. Tolomeo est dévolu à la soprano hongroise Emöke Barath, qui a fait merveille dans Gluck, Leclair, Monteverdi ou Mozart. Ici, elle est absolument rayonnante. La soprano Francesca Lombardi Mazzulli, qui a fait ses classes à Milan et a travaillé avec Mirella Freni, incarne Arsinoé avec une infinie délicatesse et une musicalité séduisante. Les autres protagonistes sont à la hauteur de l’attente, notamment la basse Federico Sacchi en Artaserse, l’oncle d’Oronte. Le duo Dirce/Golo forme un couple irrésistiblement comique ; les interventions de la basse Rocco Cavalluzzi et du ténor Alberto Allegrezza sont bienvenues dans leur style un peu inspiré de la commedia dell’arte. On n’oubliera pas non plus la faconde de Konstantin Derri qui incarne l’eunuque Bagoa. 

La Dori méritait cette convaincante remise en lumière, ainsi que les honneurs du CD et du DVD. Les prises de vues, sous la direction de Karen Katchatryan, sont des plus réussies et servent l’ensemble à travers le caractère dramatique léger qu’il demande. Les amateurs de lyrique baroque éprouveront du plaisir à visionner ce spectacle de haute qualité, tout en déplorant l’absence, inexcusable à nos yeux pour une première mondiale, de sous-titres en français.

Son : 9  Livret : 8  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

  

 

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