Premières mondiales d’œuvres orchestrales d’Alexander Mosolov

par

Alexander Mosolov  (1900-1973) : Symphonie n° 5 ; Concerto pour harpe et orchestre. Taylor Ann Fleshman, harpe ; Orchestre Symphonique de Moscou, direction Arthur Arnold. 2019. Notice en anglais. 68.55. Naxos 8.574102.

L’Ukrainien Alexander Mosolov est l’une des figures les plus originales de la musique soviétique du XXe siècle, mais il est trop peu servi par le disque, en tout cas dans le domaine orchestral. En 1926, sa page futuriste Zavod op. 19, mieux connue sous le titre de Fonderies d’acier, évoquait dans un fracas jubilatoire l’activité des usines dont Evgeny Svetlanov, à la tête de l’Orchestre Symphonique d’URSS, a laissé en 1975 une version ahurissante (Melodia/BMG). Cette courte partition paroxystique fait partie du ballet Acier, demeuré inachevé. Elle a fait rapidement le tour du monde entier ; on la jouait à Liège dès 1930. Le parcours de vie de Mosolov a des dimensions romanesques. Dans son ouvrage La musique du XXe siècle en Russie et dans les anciennes Républiques soviétiques (Paris, Fayard, 1994), Frans C. Lemaire fait de multiples références à ce compositeur avant de lui consacrer trois longues pages dans une série documentée de portraits biographiques. Nous nous référons à ce livre pour évoquer le parcours d’une existence qui a connu bien des vicissitudes. 

Mosolov est né à Kiev d’un père avocat et d’une mère cantatrice qui s’installent à Moscou lorsque le jeune Alexander a quatre ans. Sa mère devient persona non grata au BolchoÏ en raison de ses idées révolutionnaires ; elle se remarie avec un peintre aux idées subversives. Le jeune homme adhère aux idées nouvelles et se retrouve à 18 ans dans l’Armée Rouge où il combat les tsaristes. Blessé et décoré, il entre au Conservatoire pour étudier auprès de Reinhold Glière et Nikolaï Miaskovski. Très vite, il écrit des partitions avant-gardistes marquées du sceau du socialisme. Il se produit comme pianiste et interprète Bartok, Milhaud, Hindemith ou ses propres compositions pour le clavier (certaines ont été gravées sur CD, notamment ses sonates). Le moment de gloire que lui vaut Zavod est vite dissipé par des accusations de modernisme outrancier ; il subit des attaques comme « créateur bourgeois », éloigné des préoccupations populaires, bien qu’il ait déjà fait usage à plusieurs reprises de thèmes folkloriques. Une période noire commence : expulsion de l’Union des compositeurs, arrestation, condamnation à huit ans de camp de travail en 1937, peine commuée après huit mois, sur intervention de ses professeurs qui se portent garant pour lui, en cinq années d’interdiction de séjour à Moscou, Leningrad ou Kiev. A cela s’ajoute la perte des manuscrits de ses débuts. En 1948, il subit à nouveau les foudres du régime alors qu’il s’est plié aux exigences d’une musique officielle. A partir de 1950, il se met à l’écriture de cinq nouvelles symphonies qui ne sont pas jouées. Il meurt dans l’indifférence à l’âge de septante-trois ans. Après sa disparition, certains manuscrits ont été retrouvés, dont son Concerto pour piano et petit orchestre de 1926/27, une page néoclassique qui a fait l’objet d’un enregistrement en 1981 (à découvrir sur le CD Melodia/BMG cité plus avant). Peu à peu, sa musique est prise en considération ; une symphonie composée à la fin de la Première Guerre mondiale a été publiée par Northern Flowers en 2017 (avec son Concerto pour violoncelle). Le présent CD Naxos propose deux premières mondiales au disque : le Concerto pour harpe de 1939, et la Symphonie n° 5 qui date de 1965.

En 1939, Mosolov, dans la période critique qui a failli l’envoyer en camp de travail, compose un Concerto pour harpe. La notice signale que celui-ci aurait été joué partiellement la même année en première audition au Conservatoire de Moscou par Vera Doulova, harpiste soliste du Bolchoï pendant près de quarante ans ; manuscrits et matériel d’orchestre auraient ensuite été égarés, avant d’être retrouvés par le chef d’orchestre Arthur Arnold et restaurés pour cet enregistrement. Le professeur de Mosolov, Reinhold Glière, qui était intervenu en sa faveur lors de sa condamnation, est lui-même l’auteur d’un beau concerto pour l’instrument, composé un an auparavant. Les quatre mouvements du concerto de Mosolov résonnent comme un hommage à son sauveur. De style néo-classique, il s’inscrit dans un contexte poétique et expressif qui insère la plupart du temps la harpe dans le tissu orchestral, de manière délicate et souvent mélancolique, comme s’il reflétait les états d’âme de son créateur. Après un premier mouvement dominé par un Lento, un Nocturne aux accents désabusés tisse un paysage sonore séduisant, prolongé par une vive Gavotte, avant une Toccata finale constellée de brillants arpèges. Rien de moderniste ni de provoquant dans cette œuvre séduisante et finement ouvragée que la jeune Américaine Taylor Ann Fleshman sert avec distinction. Cette artiste âgée de 25 ans a étudié la harpe dès ses sept ans, ainsi que le piano et la flûte. Elle est diplômée de l’Université de Caroline du Nord, état dont elle est originaire. C’est elle qui a donné en public à Moscou la première mondiale intégrale du concerto de Mosolov reconstitué ; l’enregistrement a été réalisé dans la foulée. Le chef hollandais Arthur Arnold, élève de Hans Vonk dont il a été l’assistant, est directeur musical de l’Orchestre Symphonique de Moscou depuis 2012. Il apporte à la harpiste un soutien très attentif et souligne avec soin l’orchestration dynamique du compositeur.

La Symphonie n° 5 de 1965 n’a jamais été jouée du vivant de Mosolov et n’a fait l’objet d’aucune édition jusqu’en 1991. Sa coloration néo-classique en est fondamentalement sombre, évocatrice d’une désolation au caractère triste, avec des cuivres aux accents funestes, de grands élans pleins d’effusions, des rythmes hallucinés et des appels instrumentaux scandés qui émergent et ressemblent à des cris de douleur. On ne peut s’empêcher d’y ressentir l’écho d’une souffrance intérieure, proche du déchirement, et le poids du destin. En cela, Mosolov est un frère de Chostakovitch et de Weinberg. Des réminiscences du début de carrière se font parfois entendre à travers une orchestration foisonnante, fruit des leçons reçues par les magiciens de la couleur que furent Glière et Miaskovski auxquels Mosolov rend ainsi hommage. La fin de la symphonie est un Maestoso, trionfale qui ne laisse guère de doute quant à sa conclusion : la joie y est plus ironique que vécue avec bonheur. L’Orchestre Symphonique de Moscou, mené avec un geste héroïque par Arthur Arnold, rend justice à cette partition dramatique. 

Ce CD ouvre la porte à d’autres pages inconnues de Mosolov. Une gravure est annoncée chez Naxos pour les prochains mois : elle devrait concerner deux autres symphonies, de 1958 et 1962, retrouvées elles aussi par Arthur Arnold dans des librairies de Russie. Nous les attendons avec intérêt : elles apporteront un éclairage complémentaire à la connaissance de ce créateur brisé par le régime soviétique et contraint de mettre sous le boisseau sa créativité profonde pour s’égarer dans des inutilités patriotiques.

Son : 8  Livret : 8  Répertoire : 9  Interprétation : 9

Jean Lacroix

 

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