Quand le piano est confronté à la guerre…

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War Poems. Karol Szymanowski (1882-1937) : Masques op. 34. Frédéric Chopin (1810-1849) : Deux Polonaises op. 40. Maria Narodytska (°1988) : After. Artem Liakhovych (°1982) : ‘War Notebook’, 24 Postludes pour piano : n° 2 à 8. Dmitri Chostakovitch (1906-1975) : Sonate pour piano n° 2 op. 61. Maria Narodytska, piano. 2023. Notice en anglais. 81’ 35’’. Somm 0689.

Cet album s’inscrit dans un contexte tragique, celui de l’Ukraine envahie par la Russie depuis février 2022. La pianiste et compositrice Maria Narodytska, née il y a 35 ans à Kiev et formée à l’Académie Tchaïkovsky de son pays, s’est perfectionnée à Hambourg et à Graz. Elle compte à son actif des gravures de pages de Brahms, Schubert et Beethoven pour le label OnClassical distribué par Naxos Amérique. En cette période de guerre, elle a imaginé un programme qui concrétise les réactions de compositeurs des trois derniers siècles, confrontés à des idéologies extrêmes ou qui en ont été les spectateurs. Son choix est centré sur trois créateurs dont la présence historique coule de source, ainsi que sur un compositeur ukrainien plongé dans le conflit actuel. Maria Narodytska y ajoute une page personnelle, le message global, pouvant aussi, en fin de compte, inciter à l’espoir.

La présence de Chopin et des Deux Polonaises op. 40 représente le XIXe siècle. Ces deux pages célèbres, publiées en 1840 à Leipzig et à Paris, offrent deux visages contrastés, la première en la majeur, souvent citée comme « Polonaise militaire », est martiale, sinon triomphale. La seconde, en ut mineur, incarne plutôt la Pologne en deuil ; la notice du compositeur et critique musical Robert Matthew-Walker rappelle qu’Arthur Rubinstein, qui les joua souvent, considérait que la gloire, puis la tragédie de son pays étaient inscrites dans les partitions. Maria Narodytska les joue avec panache, sans esbroufe, une certaine retenue rendant plus justice à la tragédie qu’aux accents vibrants. 

Dans le programme, ces Polonaises sont précédées par les Masques de Szymanowski, écrits en 1916 en pleine Première Guerre mondiale. Après des voyages méditerranéens accomplis par le compositeur, celui-ci a regagné son refuge ukrainien de Timoszówka où il est né et où il va demeurer jusqu’en 1917. Les trois poèmes musicaux de Masques s’inspirent des contes des Mille et Une Nuits, de Tristan et Yseult et de Don Juan, l’ordre finalement adopté par le créateur ayant été inversé quant à la chronologie de l’écriture ; Don Juan a en effet été composé en premier lieu, Schéhérazade en dernier. Lyrisme et expansivité, grotesque et passion traversent ces épisodes au sein desquels on découvre des moments de douleur ou d’affliction. Ici, l’interprétation est au diapason des sentiments qui animent les trois pièces, entre virtuosité contrôlée et émotions contrastées. Pour illustrer à nouveau le XXe siècle, Chostakovitch complète le tableau, avec sa Sonate n° 2 en si mineur de 1943, aux facettes dramatiques, martiales ou lyriquement expressives ; elle précède de peu la Symphonie n° 8 et rappelle par certains aspects virtuoses, bien articulés par la soliste, l’une ou l’autre sonate « de guerre » de Prokofiev.

Pour notre siècle, Maria Narodytska met en évidence son compatriote Artem Liakhovych. Né à Kiev lui aussi, il a étudié dans la même académie que son interprète. Sa carrière est aujourd’hui limitée à son pays, car il se situe dans la tranche d’âge des hommes âgés de 18 à 60 ans qui, en raison de la guerre, ont l’interdiction de quitter l’Ukraine. Il a composé 24 Postludes pour piano, après février 2022, dans la foulée de l’invasion, dont les numéros 2 à 8 sont ici gravés en première mondiale. Ils ont été composés à Ouman, au centre de l’Ukraine, cité visée par des bombardements meurtriers des troupes russes. D’inspiration très variée (baroque, musique populaire, jazz), ces brefs moments reflètent par leur densité des états d’esprit momentanés, obstinés ou éprouvants, ou des confidences face aux événements qui frappent le pays. De la même manière, la pianiste joue, encore en première mondiale, sa propre composition After, un morceau insolite d’un peu moins de cinq minutes, écrit pour cet enregistrement, comme un chant populaire en forme de berceuse, non sans mouvement de révolte, qui fait penser à un point d’interrogation, mais aussi à de la résilience face à la tragédie qui n’en finit pas. 

Vu le moment historique dans lequel il a été gravé, au Menuhin Hall, dans le Surrey, en novembre 2023, cet album est à considérer comme une expression de la douleur et de la résistance aux événements, à laquelle vient s’ajouter en filigrane la foi d’un espoir de paix à conquérir. 

Son : 8,5  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 8,5

Jean Lacroix  

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