Quand Schubert hante toute une existence

par

Sandrine Willems : Consoler Schubert. Bruxelles, Les Impressions nouvelles. ISBN 9782874497896.2020. 141 pages. 15 euros.

Dans un document promotionnel qui émane de l’éditeur, Sandrine Willems se confie : Depuis que j’écris, j’ai le désir de transformer en récit l’histoire de ma grand-mère, qui tenait déjà du roman – rencontre en sa jeunesse du « grand amour », rupture d’avec l’être aimé parce qu’il était marié, retrouvailles au seuil de la vieillesse ; déception ou échec menant à une maladie mortelle. Tous les thèmes du romantisme y étaient, de l’amour impossible qui hante toute une vie, jusqu’au retour d’un temps qu’on croyait irrémédiablement perdu. 

Ce désir exprimé de rendre un hommage affectueux à son aïeule par le biais de l’histoire d’une dentellière anonyme dont on se gardera de raconter les détails pour laisser le lecteur en apprécier toute la subtilité, Sandrine Willems le combine avec sa passion du réel : Il y a dix ans, écrit-elle dans une note qui occupe les trois dernières pages du livre, j’ai décidé de ne plus écrire de roman. Dans mes textes déjà, la fiction prenait de moins en moins de place. 

Ici, il faut s’arrêter un instant sur le parcours de cette écrivaine, née à Bruxelles en 1968, qui vit à Montpellier depuis 2016 après douze ans passés à Nice. Psychologue et philosophe, elle a été par le passé comédienne, metteuse en scène et réalisatrice de courts métrages pour la télévision et le cinéma, ainsi que de documentaires musicaux dont l’un a été consacré à Philippe Herreweghe en 1999 (DVD Harmonia Mundi, 2006) et un autre en 2001 sur Paul Van Nevel. Sur le plan littéraire, elle a notamment écrit une série de petits ouvrages où l’on retrouve des personnages mythologiques ou historiques (Chardin, Borges, Saint Jérôme, Abraham, Nietzsche, Michel-Ange…), ou sa relation avec le non-humain, les animaux ou les dieux, mais aussi, en 2008, chez Autrement, Una Voce poco fa. Un chant de Maria Malibran. C’est dire si la musique occupe une place importante dans sa vie, même si, comme elle l’avoue dans le document promotionnel déjà cité, elle n’écoute que de la musique baroque ou plus ancienne, n’ayant pas le goût de celle du XIXe siècle. Avec une exception : Franz Schubert. 

Sandrine Wiilems avait donc décidé de ne plus écrire de roman. Le présent Consoler Schubert porte cependant, en couverture, cette précision de genre. Elle s’en explique dans la note de fin de volume déjà citée : Et plus le temps va, plus je constate que ma propre vie, je la construis aussi comme un roman -et interroge toujours davantage cette ligne qui se trace, à travers moi, comme une mélodie, dont je tente de préserver la justesse. Elle a alors eu le désir de retourner au « vrai roman » -mais à un roman qui soit vrai, qui lui permette de condenser, modifier, recomposer, comme le fait un rêve, certains éléments de la vie de (sa) grand-mère et de la (sienne). Et de revisiter celle de Schubert. Elle précise encore que le déclic définitif s’est produit en voyant la scène finale du film de Bresson Au hasard Balthazar, tourné en 1996, lorsque l’âne meurt près des moutons, la musique qui sous-tend la scène étant l’Andantino de la Sonate D. 959

Au-delà de l’histoire émouvante de la dentellière et de son amour impossible à Charmes-sur-Rhône, dans le cadre de l’Ardèche du Nord, c’est un hommage vibrant que rend Sandrine Willems à Franz Schubert, la consolation indiquée par le titre indiquant à suffisance l’empathie profonde, presque tactile, qui l’unit au compositeur. Ce n’est donc pas une biographie du Viennois non plus, quoique les éléments rassemblés, indépendamment du récit parallèle « familial », pourraient en tenir lieu tant ils sont érudits, mais une approche sensible de la personnalité et de l’œuvre musicale, intégrée au plus haut point. Tout au long de ce double chemin, d’une grande fluidité d’écriture, dépouillée et sobre dans son raffinement, on est séduit par la compréhension de Sandrine Willems pour l’univers créatif du compositeur, sa soif d’absolu, le poids de la mélancolie et de l’intimisme, l’amour de la nature, la maladie et la mort précoce. Jusqu’à la transformation de la souffrance en joie et à l’incarnation même, si bien exprimée à la page 43, lorsque l’auteure commence à démontrer qu’elle a une connaissance pointue des interprètes, comme Fischer-Dieskau, Cortot ou Schnabel : Mais ce qu’ils disaient tous, les interprètes, c’est que Schubert, quand on le joue, on a l’impression qu’il est là, plus qu’aucun autre compositeur, comme si d’un instant à l’autre il allait mettre la main sur l’épaule du pianiste qui le ressuscitait. La « présence » d’un créateur au-delà du temps et de l’espace, quel impressionnant sujet de méditation !

Sandrine Willems a une prédilection pour les enregistrements de Sviatoslav Richter, qui est là de façon récurrente ; elle écrit à son sujet des lignes d’une indicible poésie, comme celles de la page 64 : Avec lui, la musique n’était plus faite de notes, mais de cristaux de neige, qui tombaient, et fondaient avant de se poser. Et quand il jouait Schubert, ça n’en finissait plus de tomber, on sentait que pour entrer dans Schubert, il faut tomber, comme amoureux ou malade, puis s’enfoncer

On aurait envie d’aligner les citations, car Sandrine Willems a l’art des formules lumineuses, justement élaborées, avec une émotion et une pudeur qui rendent son propos si attachant. Ainsi, sur l’amour (page 57) à travers les mots de l’héroïne : Elle sentait que l’amour est voué à être chanté, que chanter, c’est sans doute sa plus juste expression, et son accomplissement. Qu’un amour vrai, ça ne peut finir qu’en chant. Que tout ce qui, dans un amour, ne peut se résoudre en chant, importe peu. Que de gravité et de vérité dans une telle affirmation, et combien elle résonne jusqu’au plus profond de nos âmes ! Est-ce pour cela que Sandrine Willems écrit ailleurs (p. 65), en invoquant la nécessité de laisser le temps à cette musique, de la laisser infuser : Il fallait schubériser l’amour ? On intériorise ce rapprochement avec l’infinité de l’amour, et on y adhère complètement. 

L’intrication entre le vécu de cette dentellière, imaginée à partir du souvenir transformé de la grand-mère de la narratrice, et celui du compositeur trop tôt disparu, est une rencontre que le lecteur n’oubliera pas. Comme l’écrit si bien Sandrine Willems (p. 36), en évoquant la religion dont les bonnes sœurs du pensionnat ont détourné l’héroïne de son ouvrage : Oui pour ceux qui ne croient pas, la Grâce ça se met sans doute dans une rencontre, qu’en rien on ne peut décider – rien de ce qui importe, dans la vie, au fond on n’en décide, pas plus que de naître ou mourir. 

Jean Lacroix

 

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