L’infinie sensibilité des sœurs Boulanger

par

Les Heures claires. Nadia Boulanger (1887-1979) ; Lili Boulanger (1893-1918) : Intégrale des Mélodies. Pages pour piano seul et de musique de chambre. Lucile Richardot, mezzo-soprano ; Stéphane Degout, baryton ; Raquel Camarinha, soprano ; Anne de Fornel, piano ; Sarah Nemtanu, violon et Emmanuelle Bertrand, violoncelle. 2022. Notice en français et en anglais. Textes complets des mélodies. 190’00’’. Un coffret de 3 CD Harmonia Mundi HMM 902356.58.

Il est aujourd’hui grand temps d’inscrire Nadia Boulanger et Lili Boulanger au rang des mélodistes français qui ont marqué le début du XXe siècle. Car leur production vocale -jalonnée de cantates, d’opéras et d’œuvres chorales- compte aussi un corpus remarquable d’une cinquantaine de mélodies, dont plusieurs inédites. Après audition du présent album, on ne peut que donner raison à la pianiste Anne de Fornel qui signe l’intéressante notice. On ne reviendra pas sur les biographies de ces deux compositrices au destin différent : la si douée Lili meurt dans la fleur de l’âge, à moins de vingt-cinq ans, alors que Nadia, accablée de chagrin, ne composera plus dès le début des années 1920 et se consacrera, pendant les soixante ans qui lui sont encore accordés, à l’enseignement, à se produire comme interprète ou cheffe d’orchestre et à la propagation de l’œuvre de sa chère disparue.

La production des deux sœurs se situe donc dans un laps de temps déterminé, les deux premières décennies du XXe siècle, moment de foisonnement et d’univers musical en recherche. Nadia, qui a été l’élève de Gabriel Fauré pour le contrepoint et la fugue, sera toujours proche de son maître, qui est aussi un ami de la famille Boulanger, dont le père a été compositeur d’opéras comiques et la mère cantatrice. Elle compte à son actif une petite quarantaine de mélodies entre 1901 et 1920, d’abord influencées harmoniquement par Fauré, puis plus affirmées, avec un poids dramatique ou subtil auquel le symbolisme, notamment celui de Maeterlinck (Cantique, Heures ternes) n’est pas étranger. Debussy n’est pas loin, mais encore plus son mentor, ami puis amant Raoul Pugno, célèbre pianiste qui a trente-cinq ans de plus qu’elle et qui a effectué de triomphales tournées internationales avec Eugène Ysaÿe. Avec Pugno, qui disparaîtra en 1914, l’affrontant à un premier chagrin, Nadia composera notamment La Ville morte, sur un texte de Gabriele d’Annunzio et, en 1909, le cycle Les Heures claires, dont le titre sert d’intitulé à la présente intégrale. C’est encore un Belge qui est ici à l’honneur : Emile Verhaeren, avec cet admirable recueil de 1896 du même titre, qui exalte tout l’amour que le poète éprouve pour son épouse, la peintre Marthe Massin. 

Nadia sait choisir ses références lyriques en littérature : à quatorze ans, c’est Victor Hugo et son Extase des Orientales, puis Verlaine (Soleils couchants, Un grand sommeil noir…) ou Armand Silvestre (Poème d’amour). Place ensuite à Albert Samain (Ilda, Élégie…) et même, à trois reprises, à une incursion allemande chez Heinrich Heine. Il y a dans tout cela beaucoup de raffinement, de délicatesse, de charme, de sensibilité, mais aussi une certaine sensualité. Après la disparition de Pugno, le parcours devient plus douloureux, comme le démontre le Soir d’hiver de 1914/15 dont elle rédige elle-même les vers. La guerre n’arrange pas la situation, malgré un séjour avec sa sœur à la Villa Médicis en 1916, et bientôt les souffrances de Lili forcent cette dernière à s’aliter. La mort ne va pas tarder. Brisée, Nadia ne composera plus que cinq mélodies sur des textes presque cruels de Camille Mauclair (Doute, Au bord de la route…), et d’après une de ses élèves qui a pris pour pseudonyme le nom de Jean-François Bourguignon. Le silence définitif s’établit. Nadia Boulanger ira jusqu’à affirmer plus tard que sa propre musique est « inutile ». Les deux premiers disques de ce précieux coffret lui sont réservés : ils démontrent que son avis sur elle-même est d’une sévérité qui n’a pas de raison d’être. Tout cela s’écoute avec le plus vif intérêt, y compris trois pièces pour violoncelle et piano, ciselées avec art, et de petites pièces pour piano seul qui ponctuent ce panorama. 

Le troisième volet est dédié tout entier à Lili Boulanger. Après des tentatives non abouties, c’est à Maeterlinck (Attente, Reflets) et à son côté onirique qu’elle s’attache en 1910, avant d’honorer le gendre de Raoul Pugno, le peu connu Georges Delaquys, qui évoque le retour d’Ulysse. Debussy n’est pas loin dans deux courtes pièces pour violon et piano. Mais Fauré est à nouveau au centre de l’inspiration : Lili lui dédie en 1914 son cycle le plus important, Clairières dans le ciel, treize poèmes sur les vingt-quatre de Tristesses, l’émouvant recueil de Francis Jammes, empreint d’un naturalisme qui se révèle fleuri, mais souvent mélancolique, voire angoissé. Lili sublime ces textes où se bousculent la solitude, la foi, la gaieté et le désespoir, dans la lignée de Debussy et de Fauré, comme le précise Anne de Fornel, mais aussi avec une référence au prélude de Tristan et Isolde de Wagner. Chez Lili, qui a été la première femme à remporter un premier Prix de Rome en 1913 avec une cantate, il y a une qualité d’inspiration qui fait amèrement regretter sa disparition prématurée. On aura une tendresse particulière pour la dernière mélodie qu’elle écrit avant son décès, Dans l’immense tristesse (1916). Elle est prémonitoire de sa fin inéluctable et du désespoir que cela entraîne, sur des vers touchants de Bertha Galeron de Calonne, qui devint aveugle et sourde en 1870, à peine âgée d’onze ans, suite à une fièvre typhoïde. La gravité est au rendez-vous tant dans la voix qu’au piano, qui cite Dodo, l’enfant do dans le postlude. C’est particulièrement poignant, vu les circonstances, comme le sont les deux pages de musique de chambre, D’un matin de printemps (violon/piano) et D’un soir triste (violoncelle/piano, arrangement de Nadia Boulanger) qui clôturent ce coffret très attachant.

Pour rendre justice à la production des deux sœurs à travers cette soixantaine de pièces, il fallait des interprètes de haut niveau. C’est le cas des six partenaires. Lucile Richardot est en charge d’une trentaine de mélodies, avec cette voix prenante de mezzo qu’elle utilise avec tellement de finesse et de don chaleureux. Son investissement émotionnel est à la hauteur de l’enjeu : Dans l’immense tristesse fait frémir et interpelle. Stéphane Degout est impeccable dans la bonne dizaine de mélodies qui lui sont confiées (sublimes Attente et Reflets de Maeterlinck, mis en musique par Lili). Il a de la vaillance et de l’éclat, mais aussi de la délicatesse. On savourera son duo avec Lucile Richardot dans Allons voir sur le lac d’argent de Nadia Boulanger, sur des vers d’Armand Silvestre, avec d’évocateurs rêves de lune. La soprano Raquel Camarinha, qui s’est formée au Portugal avant de venir en France, se voit confier le précieux cycle des Clairières dans le ciel de Lili Boulanger. Elle se coule dans ces treize mélodies avec une efficacité raffinée et une sensibilité à fleur de peau. On signalera pour les trois voix la qualité d’une prononciation qui sert dignement les beaux textes poétiques. La violoniste Sarah Nemtanu et la violoncelliste Emmanuelle Bertrand sont chargées des pages de musique de chambre qu’elles servent avec l’émotion nécessaire. Quant à la pianiste Anne de Fornel, il faut la combler d’éloges. Sa présence permanente et attentive à toutes les inflexions et à toutes les nuances agit comme un facteur d’unité et de cristallisation d’une somme dont on sort ébloui par le double don de ces sœurs au talent à la fois si fort, si différent et si complémentaire. 

On pourra encore se référer à l’un ou l’autre témoignage discographique, comme, pour Lili, ceux de Jean-Paul Fouchécourt, Sonia de Beaufort et Alain Jacquon (Timpani, 2007) ou de Martyn Hill et Andrew Ball (Hypérion, 2014), et pour les deux sœurs, ceux de Cyrille Dubois et Tristan Raës (Aparté, 2020). Mais le nouveau coffret, vu son exhaustivité et la qualité de ses interprétations, est à thésauriser et doit être considéré désormais comme la référence pour ce répertoire.

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix       

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.