Renaud Capuçon impérial à BOZAR dans "Aufgang" de Dusapin
En ce jour de la Saint Valentin, les sons et les parfums -dont certains avaient abusé pour la circonstance- tournèrent dans l’air du soir. Les amoureux d’Euterpe s’étaient une nouvelle fois rassemblés, seuls ou en bonne compagnie, dans la Salle Henry le Bœuf de BOZAR à Bruxelles. Ils n’allaient pas le regretter : les sanglots longs d’un violon de printemps ravirent leur cœur d’une langueur polychrome.
Sous-tendue par les thèmes de la lumière et du printemps, l’affiche pouvait pourtant laisser perplexe: n’était-ce ce fil conducteur somme toute assez diffus, on chercherait longtemps ce qui unit Appalachian Spring d’Aaron Copland, Aufgang de Pascal Dusapin et la Symphonie n°1 de Robert Schumann, dite « Le Printemps ». Une suite aux accents populaires d’un auteur américain du siècle dernier, un concerto atonal d’un auteur français contemporain, une symphonie gorgée de viennoiseries d’un compositeur allemand du XIXe siècle. La programmation ne s’avéra pas moins étrange au concert dont le climax fut atteint avec Aufgang avant la pause, et la seconde partie, qui nous fit faire un bond en arrière de près de deux siècles, parut dès lors pratiquement superflue. Sans doute l’excentricité de ce programme s’explique-t-elle par le fait qu’Appalachian Spring et la première symphonie de Schumann étaient à nouveau au menu deux jours plus tard, avec les mêmes interprètes, encadrant cette fois le Poème, op. 25 de Chausson et Tzigane de Ravel.
Aux antipodes du Varèse d’Amériques et d’Arcana -si cher à Dusapin- et des tendances progressistes et expérimentales représentées, aux États-Unis, par Elliott Carter et John Cage, Appalachian String est une œuvre élégiaque et très accessible, composée en 1944 pour un ballet de la danseuse et chorégraphe Martha Graham. Copland en tira un an plus tard une suite qui s’imposa rapidement comme un classique du répertoire. Les textures orchestrales d’Appalachian Spring sont élégantes et transparentes, le langage y est simple et mélodieux. La partition, qui s’inscrit dans le style que Copland a lui-même qualifié de « vernaculaire », ne cite qu’un seul thème folklorique authentique (une mélodie Shaker, Simple Gifts) mais s'inspire largement de la musique traditionnelle de l'époque. Quant au lien programmatique avec le printemps, il est pour le moins ténu; Copland s’amusa toujours beaucoup de ceux qui, à l’écoute de l’œuvre, lui disaient ressentir un souffle printanier ou la majesté des chaînes montagneuses des Appalaches, qui n’avaient, en réalité, pas effleuré son esprit un seul instant lors de la composition de la partition. Cette dernière ne reçut, en effet, son titre qu’a posteriori, de sa commanditaire. Il est vrai que Copland s’en accommoda sans broncher.
Séduisant, mais d’un attrait facile, Appalachian Spring est une ode au grand Ouest américain. Les mauvaises langues diraient qu’il s’agit d’une musique aux accents de western et de « Petite Maison dans la Prairie ». Semant à tout vent syncopes et contretemps, variant les tempi, brouillant sans cesse les masses et les couleurs instrumentales, où se reflètent tour à tour les murmures d’Éole dans les plaines du Far-West, les cavalcades en fanfare et les hymnes épurés aux beautés de la nature, elle est toute entière empreinte de gaîté et de légèreté.
Directeur musical du Belgian National Orchestra depuis 2017, le bien nommé Hugo Wolff et son ensemble en traduisirent toutes les facettes, ne privant l’œuvre d’aucune de ses parures chatoyantes.
Vint ensuite l’instant suprême que beaucoup attendaient de pied ferme -pour différentes raisons : l’entrée en scène du Golden Boy du violon pour les un(e)s, la création belge d’Aufgang pour d’autres, les deux ensemble pour les troisièmes. Pour autant, s’attendaient-ils à ce que ce concours d’heureux événements devienne effectivement le « clou » émotionnel de la soirée ?
Les concerts ont ceci d’unique qu’ils permettent d’écouter une œuvre que l’on pensait connaître pour l’avoir distraitement entendue à de nombreuses reprises, un livre ou un programme à la main, dans le confort du cocon familial. Et de faire prendre conscience du fait que, à moins qu’on ne s’évertue à écouter la musique, très souvent, l’on n’y entend rien.
Achevé en janvier 2011, le Concerto pour violon et orchestre Aufgang (Élévation) de Pascal Dusapin -à n’en point douter l’un des compositeurs les plus inspirés de sa génération- connut une gestation difficile, comme son auteur nous l’a confié lors d’une interview qu’il nous a accordée récemment (à lire par ailleurs sur ce site). C’est Capuçon himself, à qui l’œuvre est dédiée, qui permit finalement à celle-ci d’éclore; à la scène comme au disque (Erato 0825646026876) d’ailleurs.
Articulé autour des couples antagonistes soliste-orchestre, obscurité-lumière et tension-détente, dont Dusapin scrute les ébats et les débats, explore les mariages, les ruptures, les solitudes et les réconciliations timides ou passionnées, Aufgang alterne des nappes sonores en apparence stationnaires et des déflagrations rugueuses et violentes, au travers desquelles le violoniste s’épanche ou cherche à imposer son éclat. Virtuose autant que lyrique, le soliste entraîne l’orchestre vers un chemin ascensionnel au long duquel, nous dit le compositeur, se dessinent « de vastes contrées sonores, habitées par des visions tantôt apaisées, tantôt nocturnes et inquiètes, toujours en quête d’une lueur salvatrice ».
Depuis l’entrée lunaire du soliste, sur la chanterelle, ponctuée par la harpe et les violoncelles, jusqu’à une première cadence très expressive qui le conduit à déchirer l’obscurité à force de coups d’archet fulgurants, le premier mouvement voit le violon au firmament et l’orchestre dans les abysses (« comme une aube et un coucher de soleil au même instant ») se rejoindre progressivement dans le medium criblé d’éclairs et gravir peu à peu les zones de turbulence. Tapissé d’aurores boréales, le long second mouvement, épicentre émotionnel de l’œuvre, est peut-être l’une des pages les plus poignantes de Dusapin depuis À Quia. Avec la même économie de moyens que celle qu’il utilisera encore ensuite, notamment dans Penthesilea, le compositeur exploite avec maestria tous les contrastes résultant des oppositions de registres. À deux reprises, l’orchestre dévale les pentes, ouvrant à chaque fois la voie à un dialogue poétique entre le soliste et les cordes de l’orchestre; instants magiques d’une rare intensité où le violon solitaire se confronte intimement à l’obscurité des contrebasses, violoncelles et altos, survolés par les harmoniques surnaturelles des flûtes, avant de se mesurer à la luminosité des violons, tout aussi esseulés bien qu’au grand complet. Sublime ! L’apothéose annoncée par le titre de l’œuvre s’accomplit dans le dernier mouvement où la masse orchestrale se contracte et se rétracte en permanence, prenant de plus en plus d’ampleur, jusqu’à enserrer le soliste dans un dernier coup d’éclat. On décèle ici sans doute, plus que partout ailleurs dans l’œuvre, l’influence des modèles mathématiques de la morphogénèse de René Thom, dont Dusapin n’a de cesse de souligner l’importante dans l’élaboration de ses partitions.
« Quand on commence à composer, affirmait Dusapin en 2003, on a l’impression de toucher des choses fondamentales; je sens que c’est là le cœur de mon existence: je deviens alors méditatif, j’ai des moments de stupeur et, en même temps, de plaisir profond. » Nous n’avons pas éprouvé autre chose à l’écoute de cette œuvre. Avec Aufgang, Dusapin fait la preuve par trois, à ceux qui en doutaient encore, que la musique du XXIe siècle peut secouer l’âme au plus profond sans être le moins du monde rétrograde. C’est l’un des prodiges dont nous devons lui savoir gré : sans s’abandonner à la tonalité, sa musique, par un usage savant des pédales et notes-pivots, en a souvent l’attrait et les couleurs -pas forcément rassurantes, du reste. « Je n’ai pas de projet révolutionnaire, avoue Dusapin. On sait où mènent les révolutions. Ce qui ne veut pas dire que je n’ose pas entrer dans le flou ». Jumelle de la philosophie, réflexive, son œuvre « recherche l’empoigne » au travers d’un langage éminemment personnel. Aufgang ne fait pas exception. Exigeant, ce concerto ne laisse pas au soliste une poignée de secondes de répit. Solaire mais parsemé d’éclipses, il le met à l’épreuve, l’interroge, de bout en bout.
Magistral, Renaud Capuçon lui a rendu la pareille, sondant à son tour la partition, questionnant à chaque note les intentions du compositeur. Captivant nos oreilles autant que nos regards, il campa tour à tour un conquérant aux prises avec son instrument, jambes écartées pour mieux s’imposer sur une scène tremblant sous ses pieds, et un rêveur debout, se déhanchant fiévreusement sur un parquet trop étroit, les pensées perdues dans les limbes. Celui-là, c’est certain, sut faire vibrer la corde sensible sur son fameux Guarneri del Gesù « Panette » de 1737, payant ainsi un beau tribut à son ancien propriétaire, Isaac Stern.
À l’issue d’une longue ovation, d’une accolade entre le compositeur et son porte-parole, et d’un entracte qui permit au public de retrouver ses esprits, ce dernier fut invité à s’engouffrer dans la machine à remonter le temps. Bien que Dusapin ait lui-même rendu hommage à Schumann dans l’une de ses partitions pour soprano, Ik-li-ko, la Früghlingssymphonie de l’auteur des Kreisleriana sonna inévitablement de manière quelque peu anachronique au regard d’Aufgang.
Composée, dit-on, avec une plume d’acier ramassée à Vienne sur la tombe de Beethoven, cette symphonie, qui puise ses racines dans un poème d’Adolf Böttger (le librettiste du Paradis et la Péri), évoque davantage Schubert que le maître de Bonn. Alors que Beethoven bannit les cellules ressassées et les développements linéaires, Schumann rumine ici un même rythme motivique, qui imprègne le thème principal du premier mouvement, refait surface dans le Larghetto, dans le premier trio du Scherzo, et s’insinue jusque dans le finale. La partition, truffée de barres de reprise, se caractérise donc par une économie thématique et une continuité organique. Elle exige, par conséquent, des interprètes qu’ils lui confèrent des éclairages suffisamment diversifiés pour empêcher la monotonie de s’installer. Wolff n’y parvint qu’à moitié. Dirigeant l’œuvre de mémoire, avec un éclat, une fougue et une ardeur estivales, il gomma un peu malencontreusement, surtout dans le mouvement lent, la délicatesse et la poésie qui -si l’on en croit Clara Schumann- dominent la symphonie. L’œuvre entend, certes, traduire un élan vital vers le printemps et le retour à la joie ; pour autant, son auteur n’avait pas manqué de recommander au chef berlinois Wilhelm Taubert d’insuffler à son orchestre « un peu de nostalgie printanière ». Privilégiant une interprétation tout en rondeur, le chef américain pétrit sans discontinuer une pâte sonore gourmande, donnant du relief à chaque pupitre, permettant même aux cordes de se faire entendre par-dessus les nappes de cuivres dans le finale, quant à lui très réussi.
Au terme de ce concert, une seule question subsiste : n’aurait-on pas été plus avisé de programmer en seconde partie de soirée Le Sacre du Printemps de Stravinsky, ou de se passer d’entracte et d’insérer entre Copland et Dusapin le Printemps symphonique de Debussy, dont la trame (« exprimer la genèse lente et souffrante des êtres et des choses dans la nature, puis l’épanouissement ascendant et se terminant par une ascendante joie de renaître à une vie nouvelle ») n’est guère différente de celle de la Frülingssymphonie de Schumann?
Qu’importe, au fond, pourvu que nous conservions encore longtemps le souvenir de la « levée de lumière » qui parcourut cette soirée; cet Aufgang des Lichts dont parle Dusapin.
Bruxelles, BOZAR, salle Henry Le Bœuf, 14 février 2020
Olivier Vrins
Crédits photographiques : Simon Fowler