richard Strauss (II) : à la rencontre d'Hugo von Hofmannsthal

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Paradoxalement peut-être, l'immense succès de Salomé laissa Strauss perplexe. Dans quelle voie devait-il désormais se diriger ? Comment créera-t-il à nouveau une œuvre qui puisse se hisser au niveau de ce coup de génie sans la plagier ? 

C'est alors que survint Hugo von Hofmannsthal, le poète esthète viennois. 

Strauss et lui s'étaient déjà rencontrés en 1900, à Paris, en vue d'écrire ensemble un ballet, mais le projet n'aboutit pas. Ironie de l'histoire, l'œuvre sur laquelle se porta le choix des deux créateurs ne correspondait au caractère ni de l'un ni de l'autre, et aucun des deux ne ressentit au début un quelconque intérêt pour ce sujet. 

Quel étrange couple que celui-là ! Peut-on en effet imaginer personnages et tempéraments plus différents que ceux de l'Autrichien, aristocrate élégant et subtil, cultivé et raffiné à l'extrême, et ceux du Bavarois, bon vivant, caractère sanguin, gourmand de bonne chère et de bons mots ? Quoi qu'il en soit, cette collaboration allait devenir l'une des plus brillantes et fécondes de l'histoire, aventure parfois mouvementée qui ne prit fin qu'en 1929 avec la disparition soudaine du poète. 

Marginales chez Hofmannsthal, la tragédie et la violence d'Elektra ne plurent pas à Strauss au premier abord. Depuis les représentations de Salomé, il aspirait à quelque chose de plus léger, une sorte de Till Eulenspiegel lyrique en quelque sorte. Ce n'est que devant l'absence de candidats valables qu'il se "rabattit" sur cette fameuse Elektra. Dès le début de son travail, Strauss fut confronté à un grave problème : vu la similarité des thèmes entre Salomé et Elektra -histoires antiques de passions amoureuses et inassouvies, cruauté et violence mêlées à l'horreur la plus crue- comment parvenir à différencier suffisamment les deux œuvres, comment éviter la redondance, l'utilisation de mêmes recettes ? Finalement, les deux partitions offriront plusieurs analogies : même flot de musique torrentiel, d'un seul tenant, à la tension sans cesse croissante, similarité des rôles Salomé-Elektra, ressemblance des couples Hérode-Hérodiade et Egisthe-Clytemnestre. Il peut sembler étonnant de la part d'un poète reconnu d'avoir accepté de "s'abaisser" à la confection d'un livret, genre plutôt délaissé chez les écrivains car il suppose une soumission totale ou partielle au compositeur et brime la créativité personnelle de l'artiste. Dès les débuts, Hofmannsthal se plia d'assez bonne grâce à ces contraintes. Plus encore, à partir du Rosenkavalier, il écrira le plus souvent des livrets très exactement dans le sens voulu par Strauss. Ce qui finit par passionner le compositeur dans ce que lui proposait le poète, c'est le dépoussiérage qu'il opérait. Loin de la vision compassée et traditionnelle d'une antiquité de convention telle que la voyaient ses contemporains, Hofmannsthal proposait ni plus ni moins de retourner aux pièces originales, lisant aisément Sophocle dans le texte et non les traductions "épurées" généralement connues et admises. Du coup, il apportait une nouvelle fraîcheur à ces mythes un peu fanés. Les questions que se posaient ces Grecs, les vérités de la nature humaine exposées sans fausse pudeur, sans honte, les brutalités et les trivialités même de ce peuple, voilà ce que Hofmannsthal faisait revivre après deux millénaires de chasteté chrétienne. Le texte ne fut que peu retouché par le compositeur; tout au plus demanda-t-il à son poète d'abréger certaines scènes afin de mieux faire ressortir sa musique. Strauss a tenté ici une expérience qu'il ne renouvellera plus par la suite, s'est engagé dans une voie que bien peu après lui ont suivie, celle de la violence pure, du cri poussé jusqu'à l'hystérie. L'impression à l'écoute ne peut être que mitigée : on ne peut qu'admirer l'impact extraordinaire que produit la musique sur le public, 90 ans même après sa composition. On regrettera cependant une orchestration assez lourde, parfois banale, souvent bruyante, aux effets trop appuyés, trop pathétiques pour être vrais. Reste la performance de rôles aux grandes exigences vocales et d'un chef qui doit faire preuve de beaucoup de métier pour ne pas noyer ses chanteurs sous ce déluge sonore... et pour tenter d'alléger la pâte un peu trop épaisse. 

La critique fut sévère à l'issue de la première, le 25 janvier 1909 et Strauss lui-même ne devait pas tenir particulièrement à la partition. Le lendemain de la première, il déclara: "la prochaine fois, je compose un opéra de Mozart". 

Boutade bien sûr, mais au-delà de celle-ci, une vérité. Il est bien entendu que Der Rosenkavalier ne s'inspire pas directement de Mozart. Mais l'esprit, la finesse d'écriture, la clarté des lignes du nouvel ouvrage sont bien dignes du grand Salzbourgeois. Strauss crée cette fois un genre entièrement nouveau ; il a trouvé une atmosphère, un style qui lui seyent à merveille et qu'il va désormais décliner de toutes les manières possibles. Les Arabella et autres Capriccio à venir sont des descendants directs de ce joyau. Même lorsqu'il retournera à des sujets mythologiques (Ariane auf Naxos, Daphne, Die Liebe der Danaë), ils se rapprocheront toujours davantage de ce Chevalier que de Salomé ou d'Elektra, musicalement parlant bien sûr. En puisant leur inspiration dans les traditions populaires autrichiennes, elles-mêmes issues de la Commedia dell'arte italienne, Hofmannsthal et Strauss donnent à leurs personnages une véritable étoffe, dessinent un portrait d'une grande et complexe vérité psychologique, en quoi ils rejoignent ce qui nous émeut tant chez Mozart. Rarement on a pu admirer une œuvre aussi savamment construite, d'un équilibre quasi parfait, où le dosage entre passages pathétiques, émouvants, spectaculaires ou drolatiques est tout simplement idéal. 

Première idée de génie : avoir créé des personnages aussi différenciés que possible. La Maréchale, trente-deux ans, est l'élément noble, dans tous les sens du terme. L'acuité avec laquelle Strauss et Hofmannstahl ont reproduit les sentiments, la mélancolie de cette femme qui sent sa jeunesse derrière elle et a la suprême noblesse de s'incliner devant la relève triomphante, est tout simplement magistrale. Son monologue à la fin du premier acte est l'une des plus belles pages du répertoire. A ses côtés, nous trouvons son bouillonnant amant de 17 ans, Oktavian, alias Quinquin, qui bientôt la délaissera pour une jeune fille de son âge, la belle Sophie, fraîche comme une rose délicate. Autre sommet, le trio du dernier acte réunira ces trois voix bien différenciées dans un air d'une beauté immatérielle, véritablement céleste, chacun exprimant ses sentiments, résignation, passion et douceur de l'amour. Contraste total avec le baron Ochs von Lerchenau, dont le nom à lui seul définit l'homme à la perfection (Ochs signifiant bœuf en allemand). Personnage grotesque, insupportablement vulgaire, grossier et sans éducation, ce vieux pas beau n'a qu'une idée en tête : épouser cette petite gamine de Sophie afin de pouvoir disposer à sa guise de l'immense fortune du papa, le nouveau riche Faninal, nouvel avatar du Bourgeois gentilhomme. De son côté, celui-ci n'hésitera pas à sacrifier sa fille à son envie immodérée de rejoindre l'inaccessible caste de la noblesse, ce que son union avec Ochs ne pourra que favoriser. Heureusement, avec la complicité de deux intrigants, les jeunes amoureux ourdiront avec succès une machination destinée à faire échouer les viles perspectives du baron. Même s'il est essentiellement ridicule, Ochs est bien le personnage central du Rosenkavalier. Outre le fait que, dès son entrée, il devient omniprésent, c'est encore grâce à lui que l'intrigue se fait intéressante, que le rythme rebondit sans cesse. L'action est menée par lui, pour lui, contre lui. C'est vers lui que convergent toutes les tentatives, intéressées ou non. C'est finalement lui qui amène ces fameuses valses, souvent décriées et pourtant irrésistibles, les seules à avoir acquis la même notoriété que les plus célèbres de la dynastie homonyme. Quiconque a entendu, ne fût-ce qu'une seule fois, l'œuvre dans son entièreté ne pourra se remémorer sans frisson le célébrissime passage de la présentation de la rose, au tout début du deuxième acte, page brillantissime illuminant la rencontre des jeunes gens. 

L'ouvrage fut monté à Dresde, dans la mise en scène de l'indispensable Max Reinhardt appelé en catastrophe par Strauss pour remédier aux déficiences du metteur en scène-maison ! La première, le 26 janvier 1911, fut un triomphe. La distribution, de toute beauté, comptait quelques voix merveilleuses que le disque a heureusement captées : Margarethe Siems, Minnie Nast et surtout Richard Mayr, encore inégalé à ce jour par son sens unique du théâtre. 

ARIANE À NAXOS, UN NOUVEAU CHEVALIER ?

Si Der Rosenkavalier créait de toutes pièces une conception entièrement nouvelle et personnelle, on peut affirmer que Ariadne auf Naxos en est la consécration et sa plus manifeste expression. C'est pour le remercier de son intervention inespérée et impeccable lors de la création du Rosenkavalier que Strauss et Hofmannsthal avaient accepté une proposition originale de Max Reinhardt : élaborer un "divertissement" en complément d'une adaptation en allemand du Bourgeois gentilhomme de Molière, une sorte de "spectacle total". Quoique séduisante, l'idée fut une fausse bonne idée. En réunissant théâtre et opéra, Reinhardt pensait réunir un double public, alors qu'un amateur de théâtre n'est pas nécessairement un passionné d'opéra et inversément. De plus, dans sa conception originale, la pièce musicale -en un acte sans prologue- devait être jouée, "collée", après les cinq actes de la comédie de Molière. Emporté par son inspiration, Strauss accoucha d'une partition aussi longue que la pièce elle-même, bien loin de la demi-heure initialement prévue ! Après plusieurs remaniements peu réussis, il fut décidé de séparer les deux mondes antagonistes. On ajouta à l'enfant un beau prologue et on réécrivit ou allongea (encore !) certains airs, notamment celui -célèbre- de Zerbinette. C'est ainsi réaménagé que l'ouvrage vit le jour dans sa version définitive le 4 octobre 1916. Concocté avec soin par le génie baroque de Hofmannsthal, le livret d'Ariane est un modèle du genre. La trame est relativement simple mais originale et porteuse de multiples développements musicaux. 

Quelque part au milieu du XVIIIe siècle, dans la maison de l'homme le plus riche de Vienne", c'est l'effervescence. Une fête est offerte aux nombreux invités et, pour l'occasion, deux troupes de théâtre ont été conviées. La première est héritière de la Commedia dell'arte, familière de l'improvisation. L'autre est spécialiste de l'Opera seria ; leur spectacle, sur le sujet d'Ariane, a été préparé avec soin et le jeune compositeur connaît les angoisses de la "Première". Au milieu de l'agitation qui anime les coulisses, le majordome vient annoncer que le maître de céans, craignant de voir retardé le magnifique feu d'artifice qu'il a préparé pour clôturer la soirée, souhaite voir les deux pièces présentées "ensemble" ! Après un moment de panique pour les uns, de désespoir pour les autres, Zerbinette, chef de la troupe ambulante, prend les affaires en mains et parvient à raisonner le compositeur déconfit : son Ariane sera représentée normalement et les comédiens n'interviendront que de temps à autre pour proposer un intermède léger, en contrepoint au sérieux de la mythologie. C'est ici que se termine le prologue et commence la représentation proprement dite, à savoir le grand acte déjà rédigé dans la première version de l'ouvrage. Rarement sans doute Strauss se sera laissé aller à une telle débauche de mélodies, d'airs exigeant à la fois une virtuosité exceptionnelle et une endurance non moins rare; la partie dévolue à Bacchus, par exemple, est l'une des plus redoutées des ténors. On remarquera aussi que le compositeur d'Ariane est un rôle travesti, tout comme l'était celui d'Oktavian le Der Rosenkavalier

DE L'ÉCHEC AU SUCCÈS

Alors que la partition d'Ariane est loin d'être achevée, Strauss et Hofmannstahl s'attèlent à un nouveau projet, sans doute le plus ambitieux de leur collaboration... et l'un des plus contestables : Die Frau ohne Schatten, la Femme sans ombre ! Ce qu'ils se proposent de réaliser est ni plus ni moins qu'une nouvelle Flûte enchantée sur le thème éternel de la recherche de la perfection de l'âme. 

Philosophie et musique font-elles toujours bon ménage ? Mozart et Schikaneder avaient relevé le défi avec un brio incomparable : une trame nette, limitée à l'essentiel, des épisodes courts et contrastés, une simplicité et une concision idéales, miraculeuses. C'est au résultat inverse qu'est arrivé notre tandem ! Aveuglé par son luxe de détails baroques, Hofmannsthal accoucha d'un monstre de longueur, de sophistication verbeuse et d'incongruités, d'où il est bien difficile de tirer une ligne directrice. Qu'en est-il du résultat ? La musique est somptueuse, envoûtante, la recherche orchestrale atteint des paroxysmes de couleurs éblouissantes, accumule à profusion mélodies, motifs instrumentaux et trouvailles vocales. Prise séparément, chaque scène est fascinante et engendre une immense séduction sonore mais le résultat global est décevant : nulle ligne conductrice ne vient clarifier une trame si complexe qu'elle devient inintelligible. Surtout, l'auditeur est dérouté par le changement constant d'ambiance voire de style, et assiste à une sorte de gigantesque compilation de genres et d'atmosphères, un kaléidoscope qui finit par lasser. C'est comme si compositeur et poète avaient voulu faire étalage de tout leur talent, ce que confirme d'ailleurs leur correspondance de l'époque où s'exprime une auto-satisfaction réciproque. Chose rare dans le catalogue des opéras de Strauss, la plupart des personnages offrent des caractères "d'une seule pièce", loin des figures ambiguës de la Maréchale ou des personnages d'Arabella. Il serait en fait plus exact de parler d'expressions ou de comportements philosophiques. Tout ici est symbole : l'ombre, preuve de la fertilité qui, une fois vendue, correspond au vice et au mal qui menacent même les âmes les plus pures ; le point d'or, signe de la perfection ; les difformités et les incapacités des trois frères de Barak, l'expression de la misère humaine, etc... Il faudrait encore citer le personnage de la nourrice, personnification de toutes les perversions, de tout ce que l'esprit humain peut avoir de négatif. Quant à la pétrification de l'empereur, elle illustre l'incommunicabilité universelle. 

Bref, tout un fatras d'abstractions et de figures théoriques qui noient les meilleures intentions. 

Officieusement dès 1918, officiellement à partir de 1920, Strauss est appelé à la direction de l'opéra de Vienne. Au-delà des levées de bouclier que suscite cette nomination, il prend courageusement les commandes du glorieux vaisseau, en collaboration avec Franz Schalk, chef d'orchestre de renom, autorité respectée... et bientôt ennemi acharné. La collaboration est de courte durée : en 1924, ulcéré par les manœuvres de coulisses, Strauss donne sa démission, juste au moment où débutent à Dresde les répétitions de son nouvel opéra Intermezzo

Fruit d'un talent décidément protéiforme, Intermezzo s'oppose en tous points à La Femme sans ombre. La nouvelle partition est toute légèreté -on peut même parler de frivolité. Autant La Femme sans ombre agaçait par ses allusions métaphysico-nébuleuses, autant Intermezzo se signale par ses rapports à la vie terrestre, celle de tous les jours. L'argument est du reste directement puisé dans la vie privée de Strauss. Une femme de petite vertu, artiste de cabaret, fait un jour la connaissance d'un chef de théâtre d'opérette. Après une nuit intime, celui-ci promet à la jeune artiste des tickets pour son prochain spectacle. Le jour dit, sans nouvelles de son adorateur d'un soir, elle cherche à le joindre. Ayant oublié son nom, elle compulse l'annuaire téléphonique et finit par tomber sur le nom de Strauss qui semble correspondre à ce qu'elle cherche. Devant l'urgence, elle envoie un pneumatique qui -en l'absence du compositeur- tombe dans les mains de Pauline, laquelle, craignant un accident grave, l'ouvre... Se croyant honteusement trompée, elle télégraphie le jour même à son mari une menace de divorce. Elle ne se résoud à admettre la vérité que devant les preuves d'innocence péniblement rassemblées par son pauvre mari. Le sujet paraissant trop vulgaire à l'esthète Hofmannstahl, Strauss écrit lui-même le livret, absolument parfait d'ailleurs, drôle, cocasse, tendre et émouvant ; l'œuvre s'intitule à juste titre "comédie bourgeoise avec intermèdes symphoniques". Pour la première fois, et avec un succès sans égal, Strauss recourt d'un bout à l'autre de la partition à la "conversation en musique", sorte de parlando généralisé qui impose à l'ouvrage son caractère et son originalité. Seule la scène finale -celle de la réconciliation des époux- est vraiment lyrique. Quant aux intermèdes orchestraux, ils traduisent à merveille la psychologie et les angoisses des personnages. Le passage le plus étonnant de ce joyau injustement méconnu est celui où le "héros", Storch (jeu de mot autobiographique: Storch = cicogne, Strauss = autruche), attablé avec ses amis pour une mémorable partie de skat -le jeu de cartes favori de Strauss-, est interrompu par l'arrivée du fameux télégramme de son épouse. 

Créée à Dresde le 4 novembre 1924 par le grand Fritz Busch et la divine Lotte Lehmann, l'œuvre recueillit un immense succès. 

Bernard Postiau

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