Quand les musiciens d’opéra se transforment en dessinateurs…

par

Jean-Noël Crocq : Fosse notes. Une autre histoire de l’Opéra. Préface de Christian Merlin. Paris, Editions Premières Loges, ISBN 9 782843 853708, 2020, 255 p., 29,90 euros.

Que font les musiciens dans la fosse d’orchestre de l’Opéra de Paris au cours des répétitions ou lorsqu’ils sont en représentation ? En toute logique, ils jouent de leur instrument avec toute la conscience professionnelle que l’on attend d’eux et de leur talent reconnu. Mais ne font-ils que cela ? Ce livre d’images révèle des secrets, des habitudes, des occupations que l’on ne soupçonnait pas a priori : les musiciens se laissent parfois aller à écrire l’un ou l’autre commentaire sur leur partition, ou à se lancer dans des dessins ou caricatures qui illustrent leur état d’esprit du moment ou traduisent leur sentiment en rapport avec ce qu’ils sont en train de vivre.

L’auteur de ce passionnant florilège, Jean-Noël Crocq, a été clarinette basse solo à l’Orchestre de l’Opéra de Paris de 1974 à 2009, tout en enseignant son instrument au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de la capitale française. Auteur d’ouvrages pédagogiques et de méthodes, il est aussi attiré par la photographie naturaliste. A la fin de son mandat de trente-cinq ans dans la fosse (on savourera le jeu de mots dans le titre du volume), Jean-Noël Crocq a effectué des recherches dans les collections de partitions que détiennent les bibliothèques de la « Copie », deux lieux où sont conservés et géré ces précieux documents, de Bastille et de Garnier. Ce travail de bénédictin, assorti de nombreux clichés, lui a permis de constituer un catalogue de près de trois mille images étalées sur les deux derniers siècles. Selon ses dires, « au détour des pages, se révèlent les annotations, remarques, dessins, portraits, caricatures qu’ont écrits, griffonnés ou soigneusement dessinés certains instrumentistes pendant les temps morts des répétitions ou des spectacles, les entractes ou les « tacet » (ces moments, parfois longs à l’opéra, où un instrument donné n’a rien à jouer). De ces traits crayonnés parfois vieux de deux siècles émane, presque palpable, leur présence. »

Ces découvertes de la vie intérieure d’un orchestre sont non seulement éclairantes, savoureuses, pittoresques, humoristiques ou émouvantes, elles sont aussi une autre manière d’écrire l’histoire d’une institution et de ceux qui la font vivre « dans l’ombre ». Si cet ouvrage est d’abord un superbe livre d’images que l’on parcourt avec émerveillement et de plus en plus de passion pour les détails qu’il nous livre (une sélection, sans doute, parmi la masse accumulée par ce chercheur), il contient aussi des souvenirs et des anecdotes vécus par Jean-Noël Crocq lui-même. L’allusion à Maïa Plissetskaïa est particulièrement poignante. Cette danseuse mythique vient à Garnier en 1975 pour danser le Boléro de Ravel dans la chorégraphie de Maurice Béjart. Lors de la répétition, le clarinettiste, en attente de son tour de jouer, découvre une femme « maigre, les épaules saillantes et le visage ingrat, une queue-de-cheval noue ses cheveux filasse. » Le musicien se demande comment il est possible qu’elle ne soit arrêtée par personne et qu’elle ait l’audace de se hisser sur la table de la soliste sans que personne ne réagisse. « Les yeux écarquillés, je ne la quitte pas du regard, me demandant comment l’Opéra de Paris, l’Opéra de Rolf Liebermann, a pu tomber si bas. » La danseuse va alors évoluer et, sous les yeux sidérés de Jean-Noël Crocq et de ses collègues, donner « la plus belle leçon du monde d’initiation à la danse ». Nous laissons au lecteur le bonheur de découvrir les lignes qui décrivent la transformation de cette femme qui « devient belle à pleurer, par le seul frémissement du haut de sa poitrine et l’onde de son bras ».

Si nous nous sommes attardé sur ce moment de grâce, c’est parce que le livre est aussi une leçon de vie dans le paysage musical ciblé qu’il incarne. Nous aurions pu prendre pour exemple les présentations consacrées à des chefs d’orchestre avec lesquels l’auteur a travaillé, de Pierre Boulez, avec son respect absolu et sa simplicité, à Georges Prêtre, « mélange de séduction et de cassure », de Seiji Ozawa, qui arrivait à pied, sac de sport sur l’épaule, à Georg Solti « attitude hautaine et autoritaire », mais « direction énergique, impérieuse (qui) pouvait soudain être infiniment délicate et d’une extrême tendresse ». Mais la vision étant plus large et plus historique, on découvre des dessins consacrés notamment à Philippe Gaubert, Louis Fourestier, Franz Schalk, Bruno Walter, Hans Knappertsbusch ou Wilhelm Furtwängler (à trois reprises, sur des parties de flûte d’opéras de Wagner). Pour ce chef d’exception, Jean-Noël Crocq fait état du « profond respect des dessinateurs à son encontre »

Des compositeurs sont aussi bien en place : parmi eux, Grétry, Meyerbeer, Rossini, Offenbach, Verdi ou Wagner (souvent) à travers leurs compositions. Des solistes comme Jean-Pierre Rampal ou Lily Laskine sont esquissés, des voix sont représentées, notamment Kirsten Flagstad ou Ninon Vallin, ou évoquées (les émois de l’auteur devant la beauté « épanouie, frémissante » de Kiri te Kanawa valent leur pesant de confidences). Toutes ces merveilles, dont ne nous pouvons citer ici qu’un choix trop limité tellement elles sont nombreuses, sont un bel apport à l’iconographie musicale. D’autant plus que certains dessins sont de véritables chefs-d’œuvre en termes de tracé, de couleurs, de présentation et d’imaginaire. En témoigne par exemple un bestiaire développé, dans lequel on retrouve aussi bien un papillon pour Offenbach, un cygne pour Gounod, un éléphant pour Meyerbeer, un ours pour Donizetti ou un poisson pour Saint-Saëns.

Mais c’est aussi le quotidien des musiciens qui est dévoilé, avec finesse, émotion et humour. Du tromboniste qui rappelle une phrase de Courteline sur la perfection à atteindre jusqu’à ce musicien agenouillé qui souffle dans un arrosoir géant pour symboliser les appels de cor dans Siegfried, les détours sont nombreux : petits mots d’attention pour un collègue dont la prestation va suivre, conseil facétieux sur la nécessité de tourner la page, constatation de l’une ou l’autre fausse note émise, avis sur la musique « très zazou » du Faust de Gounod, utilisation d’un matériel de contrebasse pour y faire les comptes de son ménage, liste des harpistes, - ce qui permet une courte évocation des femmes dans l’orchestre -, chronologie de titulaires de postes, détails humoristiques, gauloiseries, place de la mort, de la passion ou de la sexualité… Tout un monde se déploie ainsi de manière inattendue et insolite, mais toujours placée sous le signe de la bienveillance et de la vie de tous les jours : congés attendus et souhaités, projets de vacances, descriptions de la nature… Sans oublier des personnalités royales (Louis XVI, Louis II de Bavière) ou impériales (Napoléon III), politiques (de Gaulle, Pétain, Chirac), ou médiatisées pour d’autres motifs (l’équilibriste Blondin, Lindbergh, Mickey ou Landru).

Cet ouvrage est le résultat d’un travail de recherches considérables et de la patience infinie de l’auteur qui a manipulé de très nombreux documents. On imagine volontiers que le choix pour la publication a dû être cruel. Mais le résultat est là : un splendide livre d’images, grand format, sur papier glacé, l’édition étant elle-même une vraie réussite. Laissons la parole au préfacier, Christian Merlin, en guise de conclusion pour cet ouvrage remarquable de Jean-Noël Crocq, qu’on aura plaisir à feuilleter souvent : « à travers l’iconographie qu’il a rassemblée comme à travers son témoignage, on découvre que la musique sublime qui nous bouleverse à l’Opéra est le fruit d’un mélange subtil entre un artisanat modeste, une aspiration à l’excellence et, en dernier ressort, avec ses forces et ses faiblesses, une grande humanité. »  

Jean Lacroix

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