Schönberg et ses écrits: la plume d’un poids lourd
Arnold Schönberg, Écrits 1890-1951, édités par Jean-Pierre Collot et Philippe Albèra, traduits de l’allemand et de l’anglais par Jean-Pierre Collot, éditions Contrechamps/Cité de la musique – Philharmonie de Paris, sorti de presse le 24 octobre 2024, 1531 p.
Publié à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance d’Arnold Schönberg, l’ouvrage que voici constitue à ce jour le recueil le plus large et le plus complet des écrits du compositeur viennois, figure incontournable du XXe siècle, chef de file de la Seconde École de Vienne. Ce volume opulent, échafaudé à partir du catalogue en ligne des archives de l’Arnold Schönberg Center de Vienne, réunit plus de trois cents textes de l’auteur de Pierrot lunaire, tantôt très courts, tantôt nettement plus longs. Une grande partie de ces textes, dont certains sont restés inachevés, paraissent ici pour la première fois en français, et certains pour la première fois tout court.
Abstraction faite des textes théoriques comme le Traité d’harmonie, seuls deux recueils, regroupant au total une vingtaine de textes de Schönberg, ont été publiés de son vivant: Texte, en 1926 (en allemand), et Style and Idea, en 1950 (en anglais). Schönberg ambitionnait d’éditer au moins deux recueils supplémentaires: l’un aurait été purement littéraire, le second aurait été consacré aux quatuors à cordes et aurait, par ailleurs, abordé de nombreuses thématiques variées. Ce projet demeura dans les limbes.
Après la mort du compositeur, le recueil de 1950 fut réédité en 1975 par Leonard Stein avec de nombreux ajouts, mais amputé de deux textes. Manquaient toujours à l’appel de nombreux textes fondateurs concernant, notamment, la “méthode de composition avec douze sons n’ayant de rapports qu’entre eux”, la cohérence musicale et les livrets d’opéras. Le volume de 1975 fut traduit en français en 1977 et publié sous le titre Style et idée (Paris, Buchet-Chastel). Malheureusement, pour méritoire qu’elle fût, la traduction, réalisée par Christiane de Lisle à partir de l’anglais, y compris pour les nombreux textes écrits à l’origine en allemand, tenait insuffisamment compte de la complexité du langage mâtiné d’expressions viennoises, de jeux de mots et de néologismes de Schönberg.
En 1976, Ivan Vojtech édita le premier tome (Stil und Gedanke, Aufsätze zur Muzik, Francort/Main, S. Fischer) d’une édition complète en allemand des écrits du compositeur, mais n’alla pas plus moins. Ce premier volume comportait pour une très grande partie des textes déjà connus. Il fallut attendre 2007 pour que paraisse une édition plus étoffée, toujours en allemand et organisée, comme les précédents recueils, suivant un classement thématique et non chronologique (Arnold Schönberg, ‘Stile herrschen, Gedanke siegen’, Ausgewählte Schriften, Mayence, Schott). Comme ses prédécesseurs, cet ouvrage, mis au point par Anna Maria Morazzoni avec l’assistance de la fille du compositeur, Nuria Schönberg-Nono, ne comprend qu’une petite partie des écrits qui figurent dans le nouveau recueil publié par les éditions Contrechamps, auquel est consacrée cette chronique.
Autant dire que ce dernier vient à point nommé combler plusieurs lacunes, non seulement en ce qu’il rend publics de nombreux textes qui demeuraient jusqu’ici inédits, mais également en ce qu’il compare parfois deux versions d’un même texte, écrit à l’origine en allemand et revisité plus tard par son auteur en vue d’une publication en anglais.
Ce travail éditorial et de traduction colossal, nous le devons à Jean-Pierre Collot. Pianiste, membre de l’Ensemble Recherche de 2003 à 2017, celui-ci a pris part à de nombreux enregistrements discographiques d’oeuvres de Schönberg. Il a été secondé dans sa tâche par le musicologue Philippe Albèra, cet infatigable “éclaireur” de la musique moderne et contemporaine, qui ne s’est pas fait faute d’annoter les textes du compositeur pour les resituer dans leur contexte artistique ou politique, en faciliter la lecture ou la compréhension, en rectifier les erreurs ou en nuancer le ton – souvent radical sous la plume du polémiste qu’était Schönberg.
Les textes sélectionnés au sein de la masse considérable des écrits répertoriés à l’Arnold Schönberg Center offrent un riche panorama des sujets très divers que Schönberg, cet insatiable curieux qui avait un avis sur tout, aborda au fil de son existence. Certains apparaitront forcément anodins, voire superflu; ils ont cependant l’avantage de n’éluder aucune des multiples facettes d’un compositeur qui s’est lui-même employé à mettre en valeur sur un pied d’égalité chacune des notes de la gamme chromatique.
Le classement chronologique des textes confère à cette édition l’aspect d’un Journal. Il permet de suivre l’évolution de la pensée du compositeur et celle de son style littéraire, qui, de complexe et “épais” à ses débuts, a progressivement gagné en légèreté et en transparence. Au demeurant, l’option chronologique, si elle peut de prime abord paraître décousue en ce qu’elle effectue immanquablement des allers et venues entre des thématiques récurrentes, a l’avantage de tenir en échec la monotonie qui n’aurait pas manqué de s’installer si le lecteur avait été invité à explorer successivement, en bloc, tous les écrits théoriques, suivis des analyses musicales, des notes de programmes et des livrets, pour terminer par les aphorismes. En passant du coq à l’âne – comme le fit Schönberg au fil de ses écrits –, cet ouvrage fait alterner les textes académiques et plus légers, dont le ton fluctue sans cesse entre sérieux, poésie, humour, ironie, sarcasmes, frustration et colère. Que les lecteurs souhaitant privilégier une approche thématique des écrits de Schönberg se rassurent toutefois: un classement détaillé des différents textes par sujets se retrouve en fin d’ouvrage.
Au rang des textes consacrés à la musique, qui constituent, sans surprise, l’essentiel de ce recueil, les notices de programme ainsi que les notes qui dévoilent ou éclairent le contenu programmatique d’oeuvres aussi diverses que La Nuit transfigurée, Pelléas et Mélisande, le Premier Quatuor à cordes, la Deuxième Symphonie de chambre et le Concerto pour piano, méritaient assurément d’être épinglés. Il en va de même des fameuses conférences sur Brahms et des commentaires et analyses musicales – aussi succincts soient-ils, dans certains cas – relatifs à La Nuit transfigurée, aux Pièces pour orchestre op. 16, aux Lieder avec orchestre op. 22, aux Pièces pour choeur mixte op. 27, aux Trois satires op. 28, à La main heureuse, à Von heute auf morgen, aux Variations op. 31, à Kol Nidre, au Thème et Variations op. 43, à l’Ode à Napoléon, au Concerto pour quatuor à cordes, aux quatre Quatuors à cordes, à la Première Symphonie de chambre ou à la création des Gurrelieder.
D’autres essais, non moins essentiels, ne pouvaient pas non plus demeurer dans l’ombre. Il en va notamment ainsi de ceux qui s’intéressent aux clivages entre intellectualisme et intuition, conservatisme et modernisme, musique savante et musique populaire. Le regard que Schönberg portait sur Bach, Busoni, Casella, De Falla, Gershwin, Křenek, Liszt, Mahler, Respighi, Schubert, Schumann, Johann et Richard Strauss, Stravinski, Wagner, ainsi que ses élèves (au premier rang desquels Berg et Webern), gagnait également à être mis en lumière.
Au moins aussi importantes sont les théories de l’interprétation, de la composition, de la forme et de la cohérence musicale élaborées par Schönberg, ainsi que ses réflexions sur la notation et son insuffisance, la relation de la musique au texte, la présentation de l’idée musicale et les problèmes de l'enseignement artistique. L’intérêt que portait le compositeur à la peinture, l’architecture, la littérature, le théâtre, le cinéma et la philosophie transparait des textes consacrés à Kandinsky, Kokoschka, Adolf Loos, Karl Kraus, Stefan George, Thomas Mann, Bertolt Brecht, Arthur Schopenhauer et Theodor Adorno. Les progrès technologiques (la radio et les instruments mécaniques) sont, eux aussi, brièvement abordés, à l’instar des droits d’auteur et de la critique musicale, avec laquelle Schönberg eut si souvent maille à partir.
Les textes de fiction regroupent poèmes, drames et pièces de théâtre (Odoacre, Le Chemin biblique, La patience Napoléon, les Psaumes modernes et Superstition), livrets – mis ou non en musique – (Moïse et Aaron, La main heureuse, Erwartung, L’échelle de Jacob) et quelques contes pour enfants. Parmi les écrits intimes, citons l’Ébauche de testament et Requiem, que Schönberg coucha sur papier suite à la crise de 1908 provoquée par la liaison de sa première épouse, Mathilde, avec le peintre Richard Gerstl.
Témoin de son temps, Schönberg subit les deux Guerres mondiales à l’instar de ses contemporains, combattant durant la première pour un pays qui, pour tout remerciement, entreprit d’exterminer sa race durant la seconde et le contraignit ainsi à l’exil. Comment aurait-il pu, dès lors, ne pas se pencher dans ses écrits sur la politique et la religion ? Après le sang, l’encre devait inévitablement couler pour explorer des thèmes aussi divers que la question juive et le sionisme, l’antisémitisme, le fascisme, le pouvoir, la démocratie et les Droits de l’Homme.
À ce corpus abondant s’ajoutent encore une série de textes sur le nationalisme musical, des interviews, programmes radiophoniques, aphorismes, anagrammes musicales et quelques inventions ludiques conçues par le compositeur, dont le jeu des ‘échecs de la coalition’ et un carnet magique – “l’une de mes meilleures oeuvres”, écrira Schönberg, non sans malice.
Que penser, pour terminer, des quelques textes dans lesquels Schönberg, qui avoue ne rien comprendre à la psychanalyse, s’interroge, avec une étonnante ouverture d’esprit, sur les phénomènes surnaturels et l’occultisme ? Sans doute le Journal des nuages de la guerre, Après la mort de Mathilde, Les esprits de Floritzel, L’oiseau qui peut être en deux endroits à la fois et La création de mes Variations opus 31 surprendront-ils les lecteurs qui s’obstinent à voir davantage en Schönberg un intellectuel cartésien qu’un artiste à part entière.
Signalons, pour éviter d’éventuelles déconvenues, que ne figurent pas dans ce recueil le Traité d’harmonie, déjà disponible par ailleurs en français, ni la correspondance (à l’exception de quelques lettres éparses). Rappelons qu’une traduction française de la correspondance avec Busoni et Kandinsky a été publiée par les éditions Contrechamps il y a tout juste trente ans.
A priori intimidant, tant par son volume que par son ambition, ce livre a l’immense mérite d’éclairer la pensée bouillonnante d’Arnold Schönberg. Il permet, au surplus, d’appréhender son œuvre sous un jour, sinon nouveau, du moins moins nuageux. S’y dévoile, au fil des pages, un compositeur qui se perçoit comme un génie – ainsi qu’en témoigne déjà cette phrase illustre que Schönberg aurait dite à Josef Rufer en 1921, à propos du dodécaphonisme: “Aujourd’hui, j’ai trouvé quelque chose qui pour des siècles assurera l’hégémonie de la musique allemande”. Se révèle également un artiste peu ouvert à la critique. Un homme dont la fierté faisait craindre que d’autres – Hauer, et surtout Webern, que Schönberg soupçonnait d’antidater ses œuvres à cet effet – ne revendiquassent l’invention de “sa” méthode de composition avec douze sons. Un ferrailleur qui ne craint pas la contradiction, notamment lorsqu’il écharpe Stravinski dans ses écrits mais vient à sa rescousse dès l’instant où Adorno en fait autant (“Je me le sers moi-même, avec assez de verve, mais je ne permets pas qu’un autre me le serve”, aurait dit Cyrano). Un artiste, enfin, qui n’a cessé de créer instinctivement, et non par souci de plaire à un public, sans pour autant chercher, comme on aurait pu le penser, à rompre radicalement avec la tradition. “L’Art est un combat – il faut y mettre sa peau”, disait Van Gogh.
Ce combat, Schönberg l’aura livré sans merci, avec une virulence confinant parfois à la violence. Dans ses écrits, les hommages aux musiciens ne sont pratiquement réservés qu’aux compositeurs décédés; les seuls contemporains à mériter quelques lauriers sont, outre Schönberg lui-même, ceux seuls qui le comprenaient: ses élèves, les interprètes de ses oeuvres (parmi lesquels le Wiener Streichquartett, le Quatuor Rosé, Sir Henry Wood) et des non-musiciens. Les nombreux chefs auxquels il reprocha de n’avoir pas assez d’égards pour sa musique – Bruno Walter, Klemperer, Koussevitzky, le “petit Muck”, Toscanini, pour n’en citer que quelques-uns – n’eurent droit qu’à une volée de bois vert. Mais au fond, une personnalité aussi sûre de sa valeur, innovante et véritablement visionnaire, irrémédiablement en quête d’absolu, pouvait-elle être autre chose que partisane ?
Olivier Vrins