Second enregistrement de Kullervo par Vänskä : un regard à la fois distant et tragique

par

Jean Sibelius (1865-1957) : Kullervo, opus 7. Lilli Paasikivi, mezzo-soprano ; Tommi Hakala, baryton ; Chœur d’hommes YL. Osmo Vänskä, Orchestre du Minnesota. Février 2016. Livret en anglais, finnois allemand, français (paroles en finnois traduit en anglais). TT 80’02. BIS SACD BIS-2236.

Quelle sordide histoire de famille !, une des plus glauques de la mythologie finnoise. Revenant de payer l’impôt, il abuse en chemin d’une jeune fille, dont il apprend ensuite qu’elle est sa sœur. Elle se jette dans la rivière. Il part alors massacrer les troupes de son oncle, de bonne guerre puisqu’avant sa naissance celui-ci avait exterminé son clan, n’épargnant que sa mère. De retour victorieux au foyer, il trouve sa famille morte. Le vengeur erre et croise l’endroit de l’inceste ; torturé par le remords il se passe l’épée dans le corps. Lui, c’est Kullervo, cet anti-héros décrit dans le Kalevala, dont Sibelius en 1891 tira cette symphonie-cantate, entreprise à Vienne. Courage d’un jeune homme malmené par le destin, sa volonté d’indépendance ; la présence consolante de la nature, pittoresque et démarquée du romantisme germanique : on comprend que ces ferments inspirèrent autant Sibelius (élevé par sa mère) que le peuple de Finlande. Dans un contexte d’émancipation de la tutelle russe, l’œuvre qui s’abreuve au roman national rencontra le succès, puis tomba dans un certain abandon. Oubli d’ailleurs souhaité par le compositeur qui en autorisa toutefois la redécouverte posthume. Quelques mois après sa mort, son gendre Jussi Jalas la joua en concert. Mais ça n’est que la décennie suivante qu’elle commença à conquérir sa notoriété contemporaine, grâce aux efforts de Paavo Berglund qui l’enregistra à Bournemouth en novembre 1970.

Quoique la nomenclature (bois par deux, quatre cors, trois trompettes et trombone, pas de harpe, percussion réduite à triangle et cymbales…) soit bien moins gourmande que des fresques telles que les Gurrelieder ou le Klagende-Lied et s’apparente plutôt à la Faust-Symphonie de Liszt, les paroles en finnois découragèrent peut-être une programmation internationale de l’œuvre. Ni Decca (malgré dans son sérail Herbert Blomstedt et Vladimir Ahkenazy, chacun auteur d’une intégrale des sept symphonies), ni Deutsche Grammophon (malgré Leonard Bernstein) ni Philips n’ouvrirent leur micro à cet opus. On imagine aussi ce qu’un fervent sibélien comme Eugene Ormandy aurait pu léguer. De fait la vingtaine d’enregistrements est dominée par des baguettes du Septentrion, scandinaves, baltes ou danois : Paavo Berglund (à Bournemouth puis Helsinki en 1985, Emi), Neeme Järvi (Bis), Esa Pekka Salonen (Sony), Jorma Panula (Naxos), Jukka-Pekka Saraste (Finlandia), Paavo Järvi (Virgin), Ari Rasilainen (CPO), Thomas Dausgaard (Hyperion), Leif Segerstam (Chandos puis Ondine), Hannu Lintu (Ondine). Parmi les rarissimes maestros non nordiques, on trouve le grand sibélien Colin Davis, qui grava deux témoignages avec le London Symphony (chez RCA puis le label maison LSO). Le seul orchestre américain est celui d’Atlanta (Telarc, 2006). Du moins avant que ne survienne le présent album d’Osmo Vänskä, son second après son enregistrement chez BIS (2000) avec l’orchestre de Lahti. Chaque fois dans l’orbite d’une intégrale symphonique. Le cycle de Minneapolis, incluant Kullervo, est d’ailleurs regroupé sous coffret BIS-2506.

Les qualités de cette interprétation se résument dans le premier volet : on peut la situer entre le sfumato mystérieux de Segerstam (lequel développe toutefois des philtres bien plus capiteux et suggestifs) et l’articulation glabre de Paavo Järvi, quoique moins crispée. Le thème principal (et sa récapitulation à 7’52) ne nous emporte avec la même puissance épique qu’un Paavo Berglund. Au décor sylvestre de Carélie se substitue une forêt de pénombre qui pourrait être celle de Pelléas et Mélisande. Par exemple, les cordes nébuleuses pour le second thème (2’08, mesure 90). Les contrastes s’amenuisent (le Développement à 4’06) mais respectent les indications dynamiques (le ppp du hautbois maintenu tout au long de son redoutable engrenage à 4’24). On apprécie la subtilité des transitions (10’34, le cantabile du hautbois sur pizzicato des basses) même si le tableau manque globalement de force et surtout de potentiel évocateur : comme s’il se réduisait à un canevas brucknérien émacié, qui se dispense de raconter.

La sombre berceuse qui introduit la Jeunesse de Kullervo est abordée dans un climat brumeux, pétri de legato émollient, au risque de l’amorphe : avec une blanche pointée à 28 (un tiers plus lent que celui de Beglund dans toute cette première partie, jusque 6’05), le tempo devient une étude de distension. On se croirait baigné dans l’univers doux-amer de Kuolema. L’espiègle seconde partie (jusque 8’), intrinsèquement plus animée par les fanfaronnades des vents, se voit elle-aussi réfrénée, édulcorée, comme pour souligner la tendre innocence du garçon. En tout cas, pour le retour de la partie A, l’orchestre du Minnesota tisse un écheveau particulièrement soigné.

En revanche, le long et opératique tableau central démarre vigoureusement, faisant étinceler la course du traineau sur la neige. Le Chœur YL apparait moins ample et pugnace que chez Segerstam (Ondine), mais il aiguise adéquatement la découpe syllabique. Les solistes sont à la hauteur de leur rôle qu’ils connaissent bien pour l’avoir déjà chanté. On pourra estimer Tommi Hakala moins piquant que chez Segerstam, ce qui n’empêche l’intensité de l’ardente scène largamente où il clame sa malédiction (23’24). La voix de Lilli Paasikivi a gagné en maturité par rapport à sa précédente incarnation avec Vänskä chez Bis, ce qui n’est forcément un avantage au regard de l’ingénuité de la sœur. Toujours est-il que le drame s’anime comme il se doit, sous l’énergique conduite du chef. 

Lequel n’exagère pas l’exubérance du Départ pour la guerre, l’étape qui révèle le folklore le plus chatoyant, enluminée par une brillante instrumentation, où la marche est périodiquement vrillée de trilles comme des hennissements. Là où la versatilité rythmique peut appeler la discontinuité, le maestro finlandais privilégie la fluidité du mouvement, enrobé de souplesse et d’onctuosité. Les jeux de timbre et d’éclat sont ciselés avec expertise, ainsi la scintillante relance de la mesure 236 à 4’10. On ne dira pas que le tableau vire à l’euphémisme, mais à l’instar de l’ensemble de cette interprétation qui rechigne à l’activisme, il s’imprègne d’un recul stylisé.

On ne s’étonnera donc pas que l’ultime volet, lugubre, endolori par le faix des souvenirs, dont les rémanences scellent l’issue tragique, soit particulièrement réussi et constitue le sommet de la conception de Vänskä. Le choix d’un tempo lent permet d’échafauder une construction aussi inexorable qu’impitoyable. Dépouillé de tout pathos, le Chœur YL burine le récit comme pour le dénouement d’un conte symboliste, qui ne nous amène pas à pleurnicher sur le sort du héros, mais à s’instruire de sa légende. Le crescendo est magistralement échafaudé vers son suicide. Dans cette optique, la marche funèbre (8’18) peut se contenter d’une telle sobriété. Avant que le bouleversant maestoso conclusif (9’57) nous rappelle in fine que Vänskä peut déchainer la foudre quand il le souhaite.

En bref, cette version singulière pourra surprendre par ce qui se laisserait parfois percevoir comme un désengagement, une pusillanimité. Elle répond néanmoins à une vision cohérente, réfléchie. À l’opposé d’une fresque superficielle, elle mérite plusieurs écoutes pour saisir à quel point ses racines plongent profondément dans cette fable du Kalevala. Cet album complète ainsi utilement la discographie. Un diamant noir pour une œuvre qui ne l’est pas moins.

Christophe Steyne

Son : 8  – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8

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