A l’Opéra de Lausanne, Tint… Tamino au Tibet
Dans la Note d’intention figurant dans le programme de cette nouvelle production de Die Zauberflöte, Eric Vigié qui en a conçu la mise en scène et les costumes écrit : « Cet opéra reste en premier lieu un conte merveilleux destiné à divertir, émerveiller et donner des pistes de réflexion selon votre sensibilité ». En collaborant avec Mathieu Crescence pour les décors, Denis Foucart pour les lumières et Gianfranco Bianchi pour les vidéos, il privilégie la narration en laissant de côté la dimension initiatique du rituel maçonnique dans un Siècle des Lumières finissant. Échappé des pages de Tintin et le Lotus bleu, ce Tamino explorateur se laisse griser par les bouffées d’opium qui font apparaître une hydre monstrueuse que finiront par abattre les trois suivantes d’une Turandot des forces nocturnes. Hirsute comme un Robinson Crusoé capturant les oisillons, Papageno glisse une note de bonhomie cocasse dans cet univers étouffant où un Monostatos vipérin ose s’en prendre à la vertu d’une Pamina endormie. Surgissant d’une énorme potiche de porcelaine, les trois Enfants en pyjama, qui ont faussé compagnie à Mary Poppins, entraînent le voyageur et son compagnon maugréant vers les cimes enneigées où trois pandas géants croisent le yeti avant de parvenir à une imposante façade qui révèle un Orateur, énigmatique Confucius évoquant un monde idéal où le mal n’a pas de prise. Comme une idole dorée descendant des cintres, apparaîtra un Sarastro siégeant sur une maquette du Potala pour gouverner cette caste des purs à laquelle n’accèdent que les initiés ayant subi de redoutables épreuves. Alors que les forces du mal sont anéanties, l’on ne peut que se gausser des trois Dames ayant tourné casaque pour exhiber le petit livre rouge d’un certain Mao… Et cette fable au premier degré se lit donc avec une logique détachée de toute contextualisation philosophico-moralisatrice.
Il faut relever aussi que, à la tête de l’Orchestre de Chambre de Lausanne, Frank Beermann vivifie le discours musical en sachant équilibrer les plans sonores avec une rare maestria qui ne couvre jamais les voix. Bien lui en sied quand vous apprenez que la moitié du plateau vocal a été décimée par un virus, ce qui justifie le fait que la répétition générale a dû être fermée au public. Ceci explique aussi l’émission gutturale sans nuance que Tamara Banjesevic inflige à une Pamina décidée à ne pas s’en laisser conter et qui livre un « Ach, ich fühl’s » dépourvu de la moindre émotion. Le Tamino d’Oleksiy Palchykov opte pour un lirico spinto à la Rosvaenge qui, malgré un aigu serré, recherche l’éclat héroïque au détriment du raffinement mélancolique. Par un suraigu percutant, Marie-Eve Munger masque une méforme passagère qui lui donne du fil à retordre dans les redoutables passaggi de la Reine de la Nuit. A la fois Sarastro et Orateur, Guilhem Worms joue les basses péremptoires sans avoir à disposition l’extrême grave qui devrait conférer assise à son declamato. Et c’est le baryton Björn Bürger qui coiffe au poteau ses collègues avec un Papageno hâbleur qui ridiculise les sournoises menées du Monostatos de Pablo Garcia Lopez ou la naïveté enjouée de la Papagena de Yuki Tsurusaki. De grande efficience, le Trio des Dames d’Esther Dierkes, Nuada Le Drève et Béatrice Nani ainsi que les prestations de Maxence Billiemaz et d’Adrien Djouadou, à la fois Prêtre et Janissaire. L’on en dira autant du Chœur de l’Opéra de Lausanne préparé par Pascal Mayer et des trois Enfants campés par de jeunes chanteurs de la Maîtrise du Conservatoire de Lausanne préparés par Eline Kretchkoff et Bertrand Bochud.
Au rideau final, l’ensemble de la distribution remporte un grand succès auprès d’un public qui a pris d’assaut le dernier des strapontins, car les six représentations affichent « complet » jusqu’au dimanche 24 mars.
Lausanne, Opéra, le 17 mars 2024
Crédits photographiques : Opéra de Lausanne - Jean-Guy Python