Tchaïkovski, compositeur russe?

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Si la Russie est, selon une idée communément admise, le pays des contrastes et des extrêmes, Tchaïkovski est certainement le compositeur qui reflète le mieux cette polarité, à la fois par sa personnalité et par les sentiments qu'il suscite. "Je suis russe, russe, russe" ! affirmait-il. Or il s'est finalement vu cataloguer comme "cosmopolite", par opposition à ses confrères nationalistes du Groupe des Cinq -lesquels avaient espéré, durant un temps, le voir devenir le sixième membre du Groupe ! A quoi tient donc ce malentendu?

On pourrait d'abord s'interroger sur une question de terminologie, et voir la différence sémantique qui existe entre trois définitions classées par ordre de progression à l'intérieur d'un jugement de valeur : Tchaïkovski est-il "cosmopolite", "éclectique" ou "universel" ? Et la seconde question serait : dans quelle mesure l'opinion courante reconnaît-elle à un Russe le droit de posséder ces qualités ?

Le malentendu vient de la manière dont la civilisation et la psychologie collective russe sont perçues, par les Occidentaux mais même aussi, dans certains cas, par les Russes eux-mêmes. Etre Russe implique nécessairement un enracinement géographique, ethnique et culturel avec un fort taux d'héritage oriental et une acceptation réticente de l'apport occidental, qui est subi plus que recherché. Prodigieux réservoir de richesses naturelles et humaines, la Russie a toujours exercé, sur ses autochtones comme sur les étrangers, un prodigieux effet d'attraction, et un effet limitatif non moins puissant. Conscient du potentiel dont il est investi, le Russe en devient facilement prisonnier, se faisant même volontiers un point d'honneur de cet attachement sectaire à son authenticité et à son réflexe de limiter le champ pour creuser plus profondément le sol. Mais cette attitude en devient elle-même valorisée comme un trait de caractère national, et on peut même dire qu'un Russe trop imprégné de ce qui n'est pas sa tradition éveille le soupçon. En musique, le Groupe des Cinq a incarné ce credo de l'enracinement slavophile, joint au refus de la scholastique occidentale, avec des nuances plus ou moins importantes selon les individus, mais poussé jusqu'à un certain extrémisme par Moussorgski, le seul à avoir le génie nécessaire pour réaliser sur des bases aussi exclusives une oeuvre dont la portée au moins aura été universelle.

Or Tchaïkovski a précisément adopté l'orientation contraire. D'emblée, il a commencé par s'instruire selon les méthodes européennes, au lieu de prétendre acquérir la science par le seul empirisme nourri au génie de son peuple. Il a cependant évité le sectarisme inverse, qui aurait consisté à refuser tout l'apport du courant nationaliste. Mais il l'a adopté sélectivement. Pour être Russe, il n'a pas besoin de boïara en costume, de tsars hallucinés, de popes fanatiques, de preux kiéviens, et pas davantage de princesses orientales et autres fééries des Mille et une Nuits ; il est en effet l'un des rares Russes à avoir tourné le dos à l'exotisme et à ne s'être pratiquement jamais complu dans l'Orient de pacotille. L'homme du nord qu'il est, l'auteur de la symphonie Rêves d'hiver, a tout naturellement été attiré par le midi ; mais à l'inverse d'un Glinka, d'un Balakirev, d'un Rimski-Korsakov fascinés par l'Espagne, le plus oriental des pays occidentaux, c'est en Italie, berceau de la Renaissance européenne que Tchaikovski va se régénérer. Un paradoxe a voulu que son Premier concerto pour piano, lors de sa création à Paris aux concerts de l'Exposition Universelle de 1878, soit défini comme "exotique" par la critique musicale française qui a perçu "comme un parfum des pays lointains". Belle image, qui ne nous viendrait sans doute plus à l'esprit aujourd'hui, et qui montre, d'un siècle à l'autre, la différence de perception.

Il est certain que le vrai contexte esthétique de Tchaïkovski n'est pas la Russie du moyen âge imprégnée d'Orient, ni la Moscovie des vieux-croyants et des bouleversements historiques. Met-il en scène des événements situés à ces époques (L'Opritchnik, Mazeppa, L'Enchanteresse), c'est plus par mimétisme par rapport au fort courant ambiant de son époque que par attrait profond, et surtout par besoin de retrouver l'humain auquel il puisse s'identifier jusqu'à l'intérieur de l'imagerie historique. L'histoire reste pour lui une toile de fond pour la mise en relief des passions humaines, peut-être déterminée par les moeurs d'une époque, mais sans rapport avec des événements à l'échelle collective (Mazeppa constituant, en ce sens, la seule exception). Le véritable univers tchaïkovskien est la Russie après les réformes de Pierre le Grand, bâtie sur les structures sociales et sur l'apport des mentalités de l'Occident, mais qui, après un temps d'occultation de ses propres origines, a rééquilibré ses positions et retrouvé avec son passé et son terroir des attaches non seulement affectives, mais intellectuellement vérifiées. Ainsi Tchaïkovski s'est-il partagé dans son oeuvre entre les sujets nationaux qui sont prédominants dans ses opéras, et occidentaux dans ses ballets et ses poèmes symphoniques. Vis-à-vis du folklore musical, il a manifesté un intérêt comparable à celui de ses confrères du Groupe des Cinq, et si on le considère statistiquement, le thématisme populaire n'est pas beaucoup moins important chez lui que chez eux, tout au moins dans les oeuvres de la première partie de sa vie (L'Orage, les 1e et 2e Symphonies, Snégourotchka, L'Opritchnik, pour ne citer que ceux-là). Par la suite, il s'est intégré à un plus grand nombre de formes et surtout une plus grande quantité de matière musicale universellement européenne, et est devenu de moindre nécessité, à mesure que Tchaïkovski éprouvait le besoin de se définir musicalement par rapport à son univers intérieur plus que par rapport à une collectivité nationale. Il y a eu dans la Russie du 19e siècle des compositeurs russes et, plus rarement (Anton Rubinstein) des compositeurs romantiques. A une époque où chaque pays définissait son romantisme national, Tchaïkovski a été le premier romantique russe. Son origine s'exprime dans la nature de sa sensibilité, qui couvre un spectre de sentiments d'une ampleur inusitée, et atteint dans toutes les catégories émotionnelles un degré limite d'intensité, comparable en littérature à Dostoievski, pareillement impitoyable dans ses scrutations de l'âme humaine. En cela il justifie pleinement le jugement remarquable de perspicacité de Stravinsky (compositeur qu'on imaginerait à priori peu enclin à apprécier Tchaïkovski !), exprimé dans la lettre bien connue à Diaghilev à l'occasion de la représentation de la Belle au Bois Dormant par les Ballets Russes à Londres en 1921 : "La musique de Tchaïkovski qui ne semble pas purement russe à tout le monde, l'est pourtant souvent beaucoup plus que celle qui est connue depuis longtemps sous l'étiquette explicite de pittoresque moscovite". Les Russes, dans leur grande majorité, ne s'y sont pas trompés : pour eux, c'est bien Tchaïkovski qui est le vrai reflet musical de leur culture.

L'ampleur exceptionnelle de son univers affectif est à la mesure de l'ampleur quantitative et de l'extrême diversité de son oeuvre. De tous les compositeurs russes de son époque, il est celui dont le catalogue d'oeuvres est le plus important -et le seul, non seulement dans son pays, mais dans toute l'Europe du 19e siècle, qui ait pratiqué tous les genres musicaux existants. N'ayons pas peur de l'énumération car elle peut parfois être éloquente: opéras, ballets, musique de scène, symphonies traditionnelles et symphonie à programme, suites, poèmes symphoniques, concertos, musique de chambre, cantates, choeurs religieux et profanes, ensembles vocaux, sonates et pièces diverses pour piano, mélodies... N'est-ce pas, en fin de compte, cette envergure excessive qui l'a parfois rendu suspect, autant que son aptitude à concilier tous les extrêmes ? C'est là qu'on se rend compte de la nécessité de redéfinir les qualificatifs de "cosmopolite", "éclectique"ou "universel" évoqués plus haut.

Historiquement, Tchaïkovski est le premier à "russiser" les genres instrumentaux traditionnels de la symphonie (avec Rimski-Korsakov), du concerto, des oeuvres de musique de chambre. Anton Rubinstein a bien pratiqué ces genres avant lui, mais dans une perspective strictement germanique. Tchaïkovski a fait la synthèse du métier acquis et de l'esprit national : témoin des pages aussi célèbres que le final du Premier concerto pour piano, avec sa ronde ukrainienne ; celui du Concerto pour violon, avec sa robuste danse cosaque qui avait hérissé le fameux critique viennois Hanslick ; les deux premières symphonies, déjà mentionnées, et le final de la 4e ; les variations et le final du Trio ; ou encore l'Andante du Premier quatuor, qui avait fait verser des larmes à Léon Tolstoï. Il n'y a pas eu en Russie, avant Tchaikovski, de musiciens profanes qui aient produit des cycles intégraux d'oeuvres liturgiques, ouvrant par là la voie aux grandes réformes dans ce domaine, dont la Liturgie et les Vêpres de Rachmaninov représenteront l'apogée.

Dans ses références musicales, Tchaïkovski s'est montré à la fois semblable et considérablement plus ouvert que ses confrères nationalistes. Comme eux, il a pris pour base Berlioz, Schumann, Liszt, Glinka. Mais il a aussi intégré l'art des Italiens, et les divers aspects de l'école française, tant l'éclat spectaculaire du grand opéra que l'élégance raffinée et spirituelle de Bizet, Gounod et Delibes. Ses rapports avec Beethoven ont toujours été ambigus : il a plus éprouvé pour lui une vénération terrifiée plus qu'un amour véritable. Pourtant c'est bien une réponse à Beethoven que constitue sa Quatrième Symphonie, cette "Symphonie du Destin" de Tchaïkovski. Mais le sentiment de l'amour artistique élevé à un niveau de sacralisation, il l'a gardé pour celui qu'il a défini comme "le point culminant auquel a atteint la beauté en musique", et la plus parfaite incarnation de cette pureté classique dont il a toujours fait son idéal : Mozart. Mozart, que le 19e siècle a parfois battu froid, que les Russes, quoi qu'ils en disent, n'ont jamais vraiment aimé (Glinka et Taneiev ont constitué, avec Tchaikovski, deux autres exceptions), a été son phare toute sa vie durant. La Mozartiana, les pastiches mozartiens de la Dame de Pique sont des témoignages d'une finesse exceptionnelle. Dans ses opéras, le principe dramaturgique mozartien de la tension-détente est fidèlement observé. Cette compréhension de Mozart est aussi inattendue et aussi profondément significative que l'est la compréhension de Tchaikovski par Stravinsky.

Tchaikovski a connu, fréquenté ou cotoyé la plupart des grands compositeurs de son temps : Wagner, Liszt, Brahms, Grieg, Dvorak, Mahler, la plupart des Français. Il a eu des intuitions remarquables (Carmen: "dans une dizaine d'années ce sera l'opéra le plus populaire au monde", vérité aujourd'hui statistiquement confirmée) et aussi, comme tout un chacun, ses incompréhensions et ses répulsions, parfois sidérantes rétrospectivement, souvent identiques à celles des autres Russes de son temps. Mais il a eu l'intelligence de ne jamais faire l'impasse sur ce qu'il n'aimait pas. Allergique à Moussorgski, il a pris la peine de déchiffrer au piano Boris et La Khovantchina. Fermé, comme beaucoup de ses compatriotes, à la musique de Brahms, il a parlé avec sympathie de l'homme et de ses principes esthétiques dans ses Souvenirs d'un voyage à l'étranger, s'excusant presque de ne pas réussir à l'aimer. Quant à Wagner, que les Russes ont mis un certain temps à intégrer, Tchaikovski, après s'être ennuyé ferme à l'inauguration de Bayreuth et s'être déchaîné contre Tristan dans une lettre à Mme von Meck, n'a évidemment pas manqué de souligner son refus de la réforme wagnérienne ; et pourtant il a reconnu que si Wagner n'avait pas existé, lui-même aurait écrit différemment. La Dame de Pique, avec la rigueur, la densité et la logique de son système de leitmotiv, en apporte la confirmation.

Tchaikovski lui-même n'a jamais été un théoricien, un pionnier, un idéologue, ni un fondateur d'écoles esthético-philosophiques. Il est de ceux qui, pour pouvoir donner le meilleur d'eux-mêmes, ont besoin d'être en harmonie avec des structures pré-existantes. Dans ses positions esthétiques, de même que dans ses opinions politiques de patriote monarchiste bon teint, il n'a jamais été d'aucune manière dérangeant pour l'ordre établi, et a été consacré de son vivant "compositeur officiel". Le paradoxe est que ce sort l'a suivi dans son pays par-delà les changements de régime. Incarnation de la fidélité aux critères esthétiques de l'époque tsariste et au monarque lui-même, Tchaikovski, quoique stigmatisé pour ses positions réactionnaires, est redevenu un symbole musical en URSS. Or, instinctivement, on estime plus un artiste lorsqu'il est indépendant, voire marginal, que lorsqu'il est adulé par le pouvoir en place, que ce soit de son vivant ou à titre posthume ! Et là encore on ne manquera pas d'opposer au cas de Tchaikovski celui de Moussorgski, génie inadapté, ou de Rimski-Korsakov, renvoyé du Conservatoire en 1905 pour avoir pris la défense des étudiants et s'être opposé à la direction en période de troubles politiques. Pour toutes ces raisons, Tchaikovski n'a pas de quoi faire un modèle par l'image sociale qu'il véhicule, surtout dans un pays où, plus que nulle part ailleurs, l'intelligentsia a toujours été plus ou moins synonyme d'opposition révolutionnaire.

Quant à l'image personnelle qui a consacré le névrosé pleurard, se complaisant dans un pathos égocentrique, l'homosexuel mal assumé, le fataliste pusillanime hurlant ses angoisses existentielles et sa hantise du fatum, si elle est partiellement vraie, elle demande cependant à être redéfinie, relativisée par un certain nombre d'antithèses non moins exactes et surtout considérée d'un point de vue autre que moralisateur. Ame slave ou esprit classique, douloureusement subjectif ou fin observateur psychologique d'un personnage, en état de verve survoltée ou clamant sa détresse, Tchaikovski parle toujours vrai. Trop vrai pour certains, trop fort pour ne pas être irritant ! De là le reproche de "mauvais goût" qu'on lui a couramment fait -reproche qui peut pour diverses raisons être étendu à la plupart des romantiques et surtout des post-romantiques ! N'a-t-on pas dit la même chose de Berlioz, Liszt, Brahms, Mahler, Verdi, Puccini, et même de Wagner ?... Tchaikovski, nous l'avons dit, n'est pas un modèle, il est le miroir grossissant de nos passions, de nos souffrances, de nos craintes, de tout ce que l'éducation apprend à dissimuler. Constamment contraint à donner le change dans sa vie sociale, payant pour cela un prix que l'on ne mesure pas toujours, il a d'autant plus eu conscience d'agir à bon droit en allant jusqu'au bout de lui-même, et de nous-mêmes, dans sa musique.

André Lischke

Nous poursuivons la publication des articles des éditions papiers de Crescendo avec ce texte d'André Lischke consacré à Tchaïkovski dans le cadre d'un dossier coordonné par Bernadette Beyne.

 

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