Teresa Berganza, une Cenerentola dans les étoiles  

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« Nacqui all’affanno, al pianto, Soffri tacendo il core ; Ma per soave incanto Dell’età mia nel fiore, Come un baleno rapido La sorte mia cangiò » (Je nacquis dans la peine, les pleurs, Je les supportai en silence ; Mais par un doux enchantement dans la fleur de mon âge, mon destin changea avec la rapidité de l’éclair), affirme Angelina dans le rondò final de La Cenerentola de Rossini. Ô combien ces quelques vers semblent caractériser la carrière de Teresa Berganza qui en fut l’interprète d’élection durant vingt ans. A jamais son nom restera lié à ce belcanto romantique dont elle fut l’une des premières, voire la première à comprendre l’essence dans un registre bouffe où son timbre velouté de mezzosoprano préférait les tons pastels de l’aquarelliste en allégeant l’émission pour atteindre le contre-ut ou même le contre-ré. Elle prôna un esthétisme vocal qui n’interdisait pas l’interprétation mais en censurait les excès. Et l’on comprend l’enthousiasme d’un Karl Schumann qui déclarait qu’elle était une chanteuse pour les chanteurs et les connaisseurs.

Née à Madrid le 16 mars 1933 sous le nom de Teresa Vargas, elle chante dès sa plus tendre enfance un peu partout, dans la rue, à l’église, à l’école, à la maison où son père l’assoit au piano pour lui inculquer les rudiments du solfège, avant de la confier à Lola Rodriguez de Aragon qui a été élève d’Elisabeth Schumann et qui enseigne au Conservatoire de Madrid. Teresa reçoit de sa part une solide formation axée sur la sobriété de l’expression dans une répertoire où le lied a autant d’importance que l’air d’opéra. En 1954, elle remporte, à vingt-et-un ans, un premier prix de chant, accepte plusieurs engagements de la Columbia espagnole qui enregistre plusieurs zarzuelas et joue même dans des films bas de gamme. Deux ans plus tard, elle décroche une bourse d’études qui lui permet de se perfectionner au Mozarteum de Salzbourg et de prendre part au Concours d’Exécution Musicale de Genève. 

1957 est l’année charnière où, dès le mois de janvier, elle donne, au Teatro Ateneo de Madrid, quatre récitals incluant des pages de Bach, Richard Strauss, les Psaumes du Roi David d’Arthur Honegger, les Enfantines de Moussorgsky et même le Frauenliebe und leben de Schumann.  Ataulfo Argenta la fait venir à Paris pour un concert radiodiffusé où elle interprète El Amor brujo de Manuel de Falla, ce qui lui vaut, le lendemain, une audition devant Gabriel Dussurget, le directeur du Festival d’Aix-en-Provence. Puis elle se rend en Italie où elle est l’invitée des Jeunesses Musicales pour une série de récitals, avant d’être engagée par la RAI de Milan qui lui confie le Truchement dans El Retablo de Maese Pedro de Manuel de Falla et Dulcinée dans un Don Quichotte de Massenet campé par Boris Christoff et qui filme même sa première Isabella dans L’Italiana in Algeri de Rossini. Et finalement, elle gagne Aix-en-Provence où, le 26 juillet, elle triomphe en incarnant Dorabella dans un Così fan tutte dirigé par Hans Rosbaud qui lui donne pour Fiordiligi, l’autre Teresa… Teresa Stich Randall. Dès ce moment-là, tout s’enchaîne à un train d’enfer : un premier Cherubino à Deauville le 3 août, un Dido and Aeneas de Purcell et une Vida breve à la RAI de Turin, des débuts à la Piccola Scala de Milan le 17 janvier 1958 avec un unique Isolier du Comte Ory, au San Carlo de Naples avec Dorabella, à Tel Aviv, une première Rosina que dirige Carlo Maria Giulini qui l’affichera à Aix en juillet. Puis elle paraît à Glyndebourne sous les traits de Cherubino tandis que le Teatro di Corte de Naples programme sa première Cenerentola. Au début novembre 1958, Teresa effectue ses débuts américains au Civic Opera de Dallas en personnifiant Isabella puis une Néris éblouie par la grandeur d’âme de Maria Callas qui y incarne Medea. Le 27 janvier 1959, elle affronte la Staatsoper de Vienne avec un Cherubino dirigé par Herbert von Karajan, un rôle que Glyndebourne applaudira en juin, à côté d’une Cenerentola confiée à Vittorio Gui.

Dès 1960, l’artiste partage son temps entre les récitals qu’elle donne avec Félix Lavilla, son pianiste-accompagnateur qu’elle avait épousé trois ans auparavant, et les représentations d’opéra. Ainsi débute-t-elle à Covent Garden le 16 mai 1960 avec Rosina, alors qu’Aix découvre sa Dido confrontée à l’Aeneas de Gérard Souzay ainsi qu’une première Ottavia dans L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi et que la Piccola Scala applaudit l’exhumation de L’Orontea de Cesti. Le Festival de Hollande acclame ses Cherubino et Rosina, toujours chaperonnés par le maestro Giulini, tandis que pour le disque, elle enregistre El Sombrero de tres picos avec Ernest Ansermet, le Ruggiero d’Alcina avec Joan Sutherland et Richard Bonynge. En concert, elle débute à Carnegie Hall en avril 1962 avec La Cenerentola, avant d’être affichée, le 7 novembre, au Lyric Opera de Chicago en Cherubino, suivi, durant quatre saisons consécutives, de Rosina, Angelina, Ottavia et d’une unique Concepcion dans L’Heure espagnole de Ravel avec Alfredo Kraus et Jean Fournet au pupitre. Au Grand-Théâtre de Genève, elle présente son Cherubino qui sera suivi d’une Angelina, sept ans plus tard. Au Festival d’Edimbourg de 1962, elle fait découvrir La Atlantida de Manuel de Falla sous la direction d’Igor Markévitch, alors qu’à Miami, elle ébauche une unique Mignon à la fin février 1967. A la mi-juillet de la même année, elle débute au Teatro Colon de Buenos Aires avec Angelina et Dorabella, auxquelles  s’ajoutera un premier Sesto dans La Clemenza di Tito de Mozart deux ans plus tard. Puis elle paraît au Met de New York le 11 octobre 1967 avec Cherubino suivi de Rosina, n’y donnant en tout et pour tout que quinze représentations jusqu’à décembre 1969, avant de personnifier une ultime Dorabella à San Francisco  en octobre 1970.

Mais sa carrière théâtrale prend un nouveau souffle en décembre 1969 lorsque Jean-Pierre Ponnelle met en scène à la Scala de Milan un Barbiere dirigé par Claudio Abbado, ce qui permet à sa Rosina d’y débuter le 9 décembre. Le succès triomphal qu’elle y remporte lui vaut d’être sollicitée par le team Ponnelle-Abbado pour une Cenerentola affichée au Mai Musical Florentin  et au Festival d’Edimbourg entre mai et août 1971 et qui sera reprise ensuite au Theater An der Wien en juin 1973, à la Scala et à Covent Garden durant la saison 1975-1976. Et cette collaboration sera couronnée par une nouvelle Italiana inaugurant la saison milanaise le 7 décembre 1973. De tardifs débuts l’amènent au Festival de Salzbourg le 26 juillet 1972 pour des Nozze di Figaro dirigées par Herbert von Karajan, alors que l’Opéra de Paris l’applaudira en concert le 27 octobre 1972 avant de rappeler à plusieurs reprises son Cherubino et de lui confier une nouvelle production de La Cenerentola.

Tandis que Vienne applaudit son Sesto dans La Clemenza di Tito, Teresa, secondée par Claudio Abbado, se décide à frapper un grand coup en osant aborder un rôle qui la fascine, Carmen. Et c’est le Festival d’Edimbourg qui l’affichera durant les étés de 1977 et de 1978, avant de l’imposer à l’Opéra-Comique, à Hambourg, à San Francisco, à Covent Garden jusqu’à octobre 1984. Après douze ans d’absence, elle revient à Aix en juillet 1978 pour incarner à la scène le Ruggiero d’Alcina, enregistré seize ans auparavant. Mais elle a la main moins heureuse avec la Charlotte de Werther qu’elle personnifie neuf fois à Zurich entre le 10 mars et le 22 avril 1979, une seule fois à Covent Garden puis n’assure que la générale du spectacle aixois en juillet. Entre juin 1982 et mai 1985, elle devrait ébaucher l’Orphée de Gluck à la Deutsche Oper de Berlin et le Rinaldo de Haendel au Châtelet ; mais l’angoisse l’oblige à annuler le premier projet, tandis qu’elle attendra le printemps 1991 pour affronter le second à Lisbonne et à Madrid. A Lausanne, elle reprend Dido pour Michel Corboz, au Stade de Bercy, une Carmen qu’elle campera pour la dernière fois  à Madrid et à Séville entre mai et juillet 1992. Jusqu’au début des années 2000, elle poursuivra une activité en récital, en chantant notamment Jesus Guridi, Falla et Granados avec un octuor de violoncelles. De nombreuses masterclasses et divers jurys de concours jalonneront son existence jusqu’à décembre dernier où son état de santé s’est altéré. Et c’est donc à Madrid qu’elle s’est éteinte vendredi dernier 13 mai. Mais heureusement une pléthore d’enregistrements conserve sa musicalité sans faille et ce timbre à nul autre pareil…

Paul-André Demierre

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