Tradition et perspectives : découverte d’un orgue d’atelier dans l’antre d’Hugo Körtzinger

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Opus 2576 E.F. Walcker & Cie. Œuvres de Guillaume Dufay (c1395-1474), Dietrich Buxtehude (1637-1707), Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621), Johann Pachelbel (1653-1706), Girolamo Frescobaldi (1583-1643), Johann Sebastian Bach (1685-1750), Siegfried Karg-Elert (1877-1933), Paul Hindemith (1895-1963), Hugo Distler (1908-1942), Johann Nepomuk David (1895-1977), Ernst Pepping (1901-1981), Martin Schmeding (*1975). Martin Schmeding, orgue de l’atelier d’Hugo Körtzinger à Schnega. Livret en allemand, anglais. Juin 2023. Deux SACD 67’52’’ + 62’48’’. Aeolus AE-11411

Pour son atelier d’artiste de Schnega (Basse-Saxe), le peintre et sculpteur Hugo Körtzinger (1892-1967) se fit construire un orgue par la société Walcker, dont il joua surtout après la guerre, à une époque où il avait délaissé ses outils pour se consacrer à la correspondance. Progressivement augmenté de 1937 à 1947, l’instrument évolua de six à une soixantaine de jeux, incluant dès l’origine un complexe système de transmissions pour limiter le nombre de tuyaux réels. Ce qui en faisait toutefois l'un des plus grands orgues à usage privé au nord de l’Europe. Laissé intact mais à l’abandon pendant un demi-siècle, il fut restauré en 2015.

Répondant à sa polyvalence tout en respectant son esthétique sonore et son caractère intimiste lié à la faible réverbération, deux pans de répertoire ont été retenus pour alimenter ce copieux double-album. Pour simplifier : de l’ancien revu par les modernes, puis du moderne influencé l’ancien. Héritage et goût du jour. Sachant que, comme le rappelle la notice, Körtzinger se montra sceptique envers les excès de l’Orgelbewegung et ses timbres acides, et goûtait plutôt la facture postromantique et sa palette plus nuancée.

Le premier disque se déploie de la Renaissance (un bref Praembulum d’une Tabulatur de 1448, un extrait du Buxheimer Orgelbuch) au Baroque. En amont du spectre chronologique, on trouvera l’Alma redemptoris de Dufay publiée par Hans Klotz en 1938, les variations sur Unter der Linden grüne de Sweelinck, par Max Seiffert la décennie suivante, et une Toccata de Frescobaldi. La forme sur basse obstinée est ensuite à l’honneur par trois célèbres exemples du genre : la touchante Ciacona en mi mineur BuxWV 160, celle en ré mineur de Pachelbel, et la grandiose Passacaille et Fugue BWV 582 revue par Franz Liszt pour la tribune de Merseburg. Tempo, phrasé, dynamique : les relectures relèvent d’un certain retour à l’authentique (Pachelbel édité par Karl Matthaei). Voire de pratiques anachroniques mais expressives, ainsi Buxtehude décliné par Karl Straube dans sa prime manière d’avant 1913. Pour comparaison, on pourra réécouter l’album Alte Meister (MDG, novembre 2011) sur le Sauer de la cathédrale de Berlin, où son titulaire Andreas Sieling estimait : « jouée sur ces instruments, une littérature en principe inadaptée sur le plan stylistique peut aussi sonner d’une façon émouvante ».

Le dernier tiers du SACD est consacré à des improvisations inspirées par une série de neuf personnages (Fries der Lauschenden), sculptés par Ernst Barlach (1870-1938) peu avant sa disparition, et commandés par l’industriel et mécène Hermann Reemtsma. Les deux hommes avaient été rapprochés par Körtzinger. Ces « auditeurs » de bois sont reproduits pages 24-25 du livret, et illustrent différents caractères et attitudes comme La Rêveuse, le Fervent, la Danseuse, l’Aveugle, le Voyageur, la Pèlerine… Ces pointillistes créations de Martin Schmeding constituent la part la plus expérimentale de tout le programme, et imposent une parenthèse vers le second disque : des œuvres allemandes contemporaines de l’instrument, dans une veine post-romantique ou néoclassique.

Ce volet s’étend de 1929 (Fantaisie sur L’Homme armé de David) à 1942 (Toccata et Fugue sur l’hymne luthérienne Mitten wir im Leben sind de Pepping). La Partita sur Wachet auf, ruft uns die Stimme de Distler réveille encore ces mânes du passé, qui influencent aussi des élaborations profanes : deux Sonates en trio, l’une de Distler l’autre d’Hindemith, complètent l’assortiment. Asséchées dans la mate acoustique du lieu qui peut rappeler celle des petites églises nord-américaines, huit tardives miniatures de Karg-Elert exploitent le nuancier de la console de Schnega. Un laboratoire que l’éclectique Martin Schmeding (spécialiste de Wolfgang Rihm) anime avec érudition et pertinence. Ces œuvres tantôt fonctionnaliste, simpliste ou prosaïque peinent toutefois à captiver.

L’absence de traduction en français ne permet pas d’accorder la cote maximale au livret, mais on en saluera l’abondance informative et iconographique. Toutes les registrations y sont méticuleusement recensées. Il accompagne une découverte immersive, quand l’ambiance feutrée de cet atelier reclus suscite un tel dialogue entre musique et arts plastiques. La photo de flacons sur le volet du digipack pourrait servir de sujet à une nature morte de la Neue Sachlichkeit. On ne saurait imaginer une réalisation plus aboutie pour exploiter cet opus 2576 de la maison Walcker, et pour se plonger dans cette époque charnière de l’orgue germanique, à la fois révérencieuse et prospective. Deux heures et quart valorisent extensivement les capacités de cet orgue rare. Mais on doit avouer que, même sans être ennemi des pages sans prétention, l’auditeur risque de s’ennuyer dans le second SACD. En affinant le choix d’un répertoire mieux échantillonné, un seul disque aurait-il pu suffire ?

Christophe Steyne

Son : 9 – Livret : 9,5 – Répertoire & Interprétation : 8

Martin Schmeding

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