Trios à clavier de Chopin et de Beethoven par Gidon Kremer et ses amis baltes

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Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Trio pour violon, violoncelle et piano en do majeur, arrangement par Carl Reinecke d’après le Triple Concerto op. 56. Frédéric Chopin (1810-1849) : Trio pour piano, violon et violoncelle en sol mineur op. 8. Gidon Kremer, violon ; Giedré Dirvanauskaité, violoncelle ; Georgijs Osokins, piano. 2019. Livret en allemand, en anglais et en français. 65.30. Accentus ACC30529. 

A mes yeux, il s’agit d’une découverte, d’un véritable joyau de la musique de chambre, même si la partie pour piano -comment peut-il en être autrement avec Chopin ?- occupe le devant de la scène, déclare Gidon Kremer dans la notice, signée par Karsten Blüthgen, de ce CD qui met en présence l’une des rares partitions de chambre du Polonais et l’arrangement du Triple Concerto de Beethoven dans une version pour trio due à Carl Reinecke (1824-1910). Ce dernier officia notamment comme directeur de l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, où il créa en 1869 la version intégrale d’Ein Deutsches Requiem de Johannes Brahms. Un couplage original et novateur, que Kremer explique de la manière suivante : Avec cet enregistrement, nous célébrons ensemble l’année de Beethoven et nous n’oublions en aucun cas le dénominateur commun ‘polonais’. Chopin est tout de même le compositeur polonais par excellence et le final du Triple Concerto est également désigné par le mouvement ‘Rondo alla Polacca’.

C’est un jeune homme de 18 ans qui entame l’écriture de son unique Trio pour piano, violon et violoncelle en 1828, travail auquel Chopin va mettre un terme un an plus tard. Il le dédie au Prince Radziwill, celui-ci ne dédaignant pas de jouer du violoncelle avec sa fille qui l’accompagnait au piano. Pour le compositeur, c’est une manière délicate de montrer sa gratitude pour l’hospitalité reçue dans la résidence estivale de l’aristocrate. C’est aussi l’époque d’un premier voyage, à Berlin. Bientôt, Chopin quittera la Pologne pour d’autres horizons. On sait que Schumann estima que la partition était d’assez belle qualité, ce qui n’était pas un mince compliment. On raconte aussi que le jeune Frédéric aurait hésité entre le choix du violon et de l’alto, dont la sonorité plus grave aurait, selon lui, épousé celle du violoncelle avec plus de vérité. On ne peut qu’être heureux du choix définitif, en présence de cette œuvre magnifique, dans laquelle le piano occupe une place fondamentale. 

L’interprétation du trio réuni pour le présent enregistrement est d’un lyrisme enflammé qui emporte l’adhésion. On ne présente plus Gidon Kremer, qui a signé d’innombrables réussites musicales majeures, ni son impeccable musicalité. La Lituanienne Giedré Dirvanauskaité est l’un des membres fondateurs de la Kramerata Baltica dont elle est la violoncelliste solo depuis 2008. Cette artiste, qui se produit aussi en soliste, joue sur un Matteo Goffriller à la chaude sonorité. Avec Kremer, elle partage souvent de la musique de chambre, dont un superbe CD en 2017 chez DG, auquel s’est joint DanIIl Trifonov pour les deux trios avec piano de Rachmaninov. Le jeune pianiste letton Georgijs Osokins, âgé de 25 ans, s’est fait remarquer en remportant en 2014 le premier prix du Concours International Chopin pour jeunes pianistes à Moscou et est depuis quelques années un invité permanent de la Kremerata Baltica. On sent que ces trois interprètes ont une pratique commune et qu’ils éprouvent la même sensibilité face à la partition chopinienne. Osokins est ici dans son élément, accordant à la partie pour clavier les accents passionnés qu’elle réclame. En pleine osmose, le violon et le violoncelle sont les complices de la virtuosité et de la tension de l’ample Allegro con fuoco initial, de la fougue lyrique du Scherzo, de la concentration méditative de l’Adagio et de la gaieté du Final, soulignée par le dynamisme de la danse polonaise, un krakowiak enlevé et rayonnant. Une superbe version, qui met en valeur chacun des solistes et qui se place tout en haut de la discographie actuelle, près du Trio Chausson (Mirare, 2010).

C’est donc pour saluer l’année Beethoven que le choix s’est porté sur l’arrangement du Triple Concerto par Carl Reinecke, dont la notice signale qu’il n’était pas inconnu de Kremer : En effet, les notes étaient rangées sur une étagère de la bibliothèque de son grand-père. Le violoniste explique aussi que l’absence de l’orchestre n’a pas posé de problème pour lui, qui avait joué l’œuvre par le passé avec Rudolk Serkin et Yo-Yo Ma, sous la direction de Michael Gielen. Le Triple Concerto, achevé à l’été 1804, n’a été créé qu’en 1808 ; il est dédié au Prince Lobkowitz. Chaque soliste y a sa fonction spécifique en termes d’apports mélodiques ou d’ornementation. Le piano ne prédomine pas, le climat de musique de chambre qui tend à un échange presque fusionnel au niveau de la structure dynamique est respecté dans la partition avec orchestre. Ce climat est encore plus marqué dans l’arrangement de Reinecke. Selon le propos de Kremer, aucun vide ne se ressent de l’absence du grand effectif. Il faut dire que, dans l’Allegro initial, les partenaires s’approprient les éléments rythmiques comme les élans savamment lyriques avec une insigne hauteur de vue, teintée de langueurs intimes ou de voix qui se concentrent sur leurs échanges respectifs. Le Largo est un hommage au violoncelle, admirablement servi par la sensibilité épurée de Giedré Dirvanauskaité, mais sa voix demeure attentive à la densité spirituelle du propos émis par le violon et le piano. C’est ce même violoncelle qui introduit, comme étonné d’être si bien honoré, le Rondo alla polacca, partageant avec Kremer et Osokins des échanges de thèmes enlevés d’où l’humour n’est pas exclu. Une belle version, à n’en pas douter, qui ne fait pas oublier l’ampleur symphonique que l’on connaît, mais qui installe une atmosphère chambriste bienvenue. 

Effectué en mai 2019 dans la salle de concert de l’Académie Karol Szymanowski de Katowice, cet enregistrement établit une belle balance sonore entre les trois complices. Une question pratique se pose : où ranger ce programme dans une discothèque ? A Beethoven ou à Chopin ? La décision appartient à chacun, mais en ce qui nous concerne, nous n’hésiterons pas à le placer prioritairement du côté du Polonais.

Son : 9  Livret : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

  

 

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