Un bonheur contemporain et un déferlement au Festival d’Aix-en-Provence

par

« Les mille endormis » d’Adam Maor et « Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny » de Kurt Weill

Le Festival d’Aix-en-Provence, c’est aussi, lors de chacune de ses éditions, une création mondiale, preuve répétée de la vitalité de l’art lyrique.

Cette année, Les Mille endormis de l’Israélien Adam Maor : mille détenus palestiniens font la grève de la faim. Les conséquences économiques et politiques de celle-ci sont désastreuses pour Israël. Comment réagir ? Décision est prise de les endormir. Mais très vite, on se rend compte qu’ils causent des insomnies cauchemardesques à la population israélienne. Une émissaire est alors envoyée dans le monde de leurs rêves. Elle ne reviendra pas…

Adam Maor a enrichi ce récit de tous les échos d’une partition intelligemment et sensiblement multiple dans ses moyens. Son premier épisode est très « contemporain » dans ses dissonances, stridences, ruptures. De quoi inquiéter un public non accoutumé ? Non, ces notes-là disent exactement la crise, la perplexité rageuse des autorités. L’heure est grave. Ensuite, elles vont donner à entendre, autant que les mots, l’évolution des événements. Elles vont se faire hypnotiques pour l’endormissement des captifs, constat sans appel pour l’exposé des conséquences de cet endormissement, traditionnelles pour l’évocation des « camps » en présence et des métamorphoses. Cette partition est un redoutable défi pour un orchestre amené à passer d’une atmosphère, d’un style, d’une approche technique à une autre. Le défi est brillamment relevé par l’Ensemble luxembourgeois United Instruments of Lucilin, stimulé par Elena Schwarz.

La mise en scène de Yonatan Levy, également l’auteur du livret, densifie le propos : huis clos du bureau du Premier Ministre, envahi par les lits des endormis ; mise en espace et en mouvement soulignées significatives des colères, des ruses, des constats, des évolutions ; lumières elles aussi révélatrices, avec notamment de superbes effets fluos. Quant aux costumes, dus à Anouk Schiltz, imaginatifs, ils installent le spectateur dans une espèce d’univers bienvenu de rétro-fiction de type Star Trek. Une couronne dorée a des reflets fascinants.

Voilà un environnement idéal pour que s’épanouissent les voix. Celles de Tomasz Kumiega (le Premier Ministre), Gan-Ya Ben-gur Akselrod (son assistante), David Salsbery Fry (le chef de la Sécurité) et Benjamin Alunni, remarquable héraut des désolations cauchemardesques. Cette musique-là est bien de son temps, le nôtre.

Quant à Ivo van Hove, pour mettre en scène l’épopée de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Kurt Weill et Bertolt Brecht, il n’a pas hésité à en rajouter. L’œuvre, qui développe ce que son titre annonce, abonde en effet en protagonistes et en comparses : huit personnages principaux, six personnages féminins nécessaires à l’atmosphère générale de dépravation, et un chœur bien fourni. Van Hove leur a adjoint quinze figurantes et figurants. Et surtout, il recourt à toute une panoplie de procédés techniques. De la vidéo traditionnelle, omniprésente, à des séquences de « capture-motion » (des personnages réels sont filmés devant un fond vert. Sur un écran, ils apparaissent incrustés dans un décor). Il faut évidemment maîtriser tout cela, ce qui n’est pas sans difficulté : technique, comme l’autre soir où un écran s’est montré réticent, ou de fluidité des déplacements et des enchaînements. Mais c’était une toute première.

On retiendra, dirigés par Esa-Pekka Salonen à la tête du Philharmonia Orchestra, la superbe prestation de Nikolai Schukoff en Jim Mahonney (l’ancien bûcheron en Alaska perdu dans cet enfer au milieu du désert, porte-parole des conceptions de Brecht : ah ! l’argent !), les présences d’Annette Dasch (Jenny la préférée) et Karita Mattila (l’ordonnatrice du vice tarifé), et celle d’un chœur Pygmalion tout aussi à l’aise dans ce Weill que dans le Requiem de Mozart.

Stéphane Gilbart

Crédits photographiques : Patrick Berger et Pascal Victor

 

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