Un dernier éclat de complicité : Yo-Yo Ma et Kathryn Stott en concert d’adieu à La Philharmonie de Paris
Lorsqu’un duo de musiciens, uni depuis des décennies, voit l’un de ses membres prendre congé, l’émotion est inévitable. C’est ce qui se passe pour le violoncelliste Yo-Yo Ma et la pianiste Kathryn Stott. Cette dernière s’apprête à prendre sa retraite à la fin de l’année, laissant son compagnon de scène poursuivre seul son chemin musical. Pour marquer cette étape importante, Kathryn Stott a conçu un programme avec des bijoux du répertoire. Tant des pièces isolées que des sonates, elles sont essentiellement de la fin du XIXe siècle et du XXe, avec une prédominance de compositeurs franco-belges. Yo-Yo Ma écrit dans le programme de concert que c’est « probablement le dernier » qu’ils interpréteront ensemble. « J’espère que vous écouterez ce concert en gardant cela à l’esprit, et que vous y trouverez […] une célébration des moments que nous avons partagés, ainsi que, dans chaque pièce, un aperçu des explorations musicales vécues ensemble », poursuit-il.
Dans une salle où les lumières restent allumées, le duo enchaîne d’un seul tenant cinq courtes pièces : Berceuse de Fauré, Les Chansons que ma mère m’a apprises de Dvořák, Menino d’Assad, Cantique de Nadia Boulanger, et Papillon de Fauré. Les quatre premières pièces sont interprétées comme les mouvements successifs d’une seule œuvre. Dans le Cantique de Boulanger, le violoncelle de Yo-Yo Ma résonne avec une profondeur et une ampleur inattendues, presque comme s’il était amplifié. Quant à Papillon, le violoncelliste ne mise pas sur l’éclat virtuose souvent associé à cette pièce, mais privilégie son caractère, à la fois charmant et léger. Avec un tempo modérément retenu, cette œuvre, fréquemment utilisée comme démonstration d’agilité, révèle soudain une élégance et une noblesse insoupçonnées, dévoilant la magie subtile d’une musique qui change d’âme avec de simples nuances.
Avant de jouer la Sonate op. 40 de Chostakovitch, Yo-Yo Ma s’adresse au public pour évoquer ses quarante années de collaboration avec Kathryn Stott. Il rend hommage à sa partenaire en soulignant que sa musique a toujours été animée par « l’esprit de l’amitié, de l’amour et de l’espoir ».
Adoptant une posture droite, les bras souvent « tendus » comme des arcs, les deux musiciens tissent ensemble les notes de Chostakovitch. Elles sont sombres, mais pas désespérées. Le mot « espoir », prononcé peu avant par Yo-Yo Ma, imprègne leur interprétation : une lueur traverse ces rythmes rugueux et ces longues notes suspendues qui nous tiennent le souffle. Ces moments deviennent une attente fébrile, une quête d’ouverture, pour percevoir une brèche dans l’obscurité à travers laquelle perce une lumière. C’est avec cette lumière intérieure qu’ils donnent vie à la musique, transformant la gravité de Chostakovitch en une quête vibrante et lumineuse.
Cette lumière se reflète dans Spiegel im Spiegel d’Arvo Pärt pour violon et piano, ici interprété dans une transcription pour violoncelle et piano. Dernière œuvre composée par Pärt avant de quitter son Estonie natale, elle trouve une résonance particulière dans le contexte de ce concert. Pour clôturer la soirée, la Sonate pour violon et piano de Franck, transcrite pour violoncelle, se distingue par une interprétation profondément originale. De nombreux rubatos dans la partie de piano trouvent néanmoins un équilibre subtil, évitant toute dérive maniériste. Avec ce tempo constamment changeant, on pourrait y percevoir un romantisme exacerbé, mais l’intention des musiciens est tout autre. Leur interprétation dépasse les cadres du style ou de la virtuosité pour exalter la joie pure de jouer ensemble et révéler leur sensibilité commune. Cette communion artistique a profondément touché le corde sensible du public, qui a répondu par une ovation debout.
Pour prolonger l’émotion, le duo offre deux bis : Prière juive d’Ernest Bloch, pour un moment d’introspection, suivi de Cristal de Cesar Camargo Mariano, une pièce rythmique et enjouée, parfaite pour conclure sur une note de joie. C’est ainsi qu’ils referment ce chapitre musical unique, marquant à jamais leurs quarante années de complicité artistique.
Concert du 9 novembre à la Philharmonie de Paris
crédit photographique © Mark Mann