Une émouvante Véronique Gens pour La Voix humaine de Poulenc/Cocteau
Francis Poulenc (1899-1963) : La Voix humaine, pièce en un acte de Jean Cocteau ; Sinfonietta. Véronique Gens, soprano ; Orchestre National de Lille, direction Alexandre Bloch. 2021. Notice en français, en anglais et en allemand. Texte complet de la pièce en français. 70.47. Alpha 899.
Le 17 février 1930, la comédienne belge Berthe Bovy, née à Liège où elle est inhumée (1887-1977), crée, à la Comédie-Française dont elle est sociétaire, la pièce en un acte de Jean Cocteau, La Voix humaine. Il s’agit d’un monologue au cours duquel se cache une conversation, l’ultime dialogue téléphonique de la jeune héroïne et de l’homme qui l’abandonne, au cours duquel « Elle » se débat, tantôt avec tendresse, tantôt avec désespoir, contre son sort. (Bruno Berenguer : Denise Duval, Lyon, Symétrie, 2004, p. 117). Près de trente ans plus tard, Francis Poulenc met en musique cette « tragédie lyrique ». Il la compose en pleine crise sentimentale, entre février et juin 1958, et en confie la création à son égérie, la sensible soprano Denise Duval (1921-2016) qui vit alors une souffrance intime (son mari se meurt et son fils est hospitalisé). Cette cantatrice délicate et spontanée, qui fut notamment une admirable Mélisande pour l’opéra de Debussy, est une amie proche de Poulenc dont elle a déjà créé Les Mamelles de Tirésias en 1947, le rôle de Blanche de la Force dans la version originale française des Dialogues des carmélites en 1957, et sera encore La Dame de Monte-Carlo en 1961. La Voix humaine connaît sa première représentation publique en seconde partie d’Isoline d’André Messager, le 6 février 1959, à l’Opéra-Comique, sous la direction de Georges Prêtre, Cocteau assurant la mise en scène. C’est un grand succès, bientôt confirmé dans de nombreuses villes en Europe, aux Etats-Unis et en Argentine, avec orchestre ou avec Poulenc au piano. Un témoignage discographique Duval/Prêtre, sans cesse réédité (Warner), est la référence suprême depuis plus de soixante ans.
Depuis, d’autres cantatrices se sont affrontées à ce rôle intense et déchirant, sur scène ou au disque : Jane Rhodes, Caroline Casadesus, Daniela Mazzucato, Julia Migenes, Carole Farley, Françoise Pollet, Sophie Fournier, Felicity Lott, Anna Caterina Antonacci (à la Monnaie en 2017) … Aujourd’hui, le label Alpha propose l’incarnation de Véronique Gens, enregistrée en janvier 2021 dans l’auditorium lillois du Nouveau Siècle. Dans un entretien accordé à Pierre-Jean Tribot pour Crescendo le 1er février dernier, la soprano a expliqué qu’elle a tenté d’interpréter le texte tout simplement, avec honnêteté et sincérité. Elle ajoutait : On ne ressort pas indemne de ces rôles lourds psychologiquement et on y laisse toujours une partie de soi, même si on sait que ce n’est que du théâtre. Le texte de Cocteau, que Véronique Gens dit, avec raison, être d’une violence incroyable, est construit de façon morcelée, avec des sonneries de téléphone, des phrases inachevées, des interruptions intempestives sur la ligne ou des coupures dans la communication. Chaque mot exprimé, qui relève du quotidien, revêt de l’importance dans un contexte émotionnel chargé d’écorchures, de douleur aigüe et de désespoir.
Il faut veiller à ne pas sombrer dans la caricature ni le pathos, car, dans sa souffrance extrême, la femme abandonnée conserve une absolue dignité, même lorsqu’elle s’effondre à la fin du monologue, en balbutiant ses derniers mots d’amour. Il faut se laisser porter par le texte, la partition orchestrale rigoureuse venant s’imbriquer de façon envoûtante dans l’avancée de la parole. Comme l’écrit Hervé Lacombe dans sa biographie de Poulenc (Fayard, 2013, p. 740-741), cette musique atypique est variée, rarement en tutti, elle lie le tout par des résonances entre les éléments, à la manière debussyste, et crée des champs sonores. C’est une mise en scène sonore du ressassement et de l’enfermement (id., p. 738), avec des moments de volupté, d’angoisse, d’expression du désir, de révolte et de résignation face à l’inéluctable séparation. Le monologue ne peut faire oublier les nombreux moments de silence qui évoquent les réponses de l’homme invisible, à l’autre bout du fil ; on finit, entre cruauté d’une rupture définitive et avenir désespéré, par éprouver la sensation de les entendre, ses réponses, au plus profond de soi.
Véronique Gens nous émeut au fil de ce parcours, elle est touchante dans sa vision personnelle de la femme abandonnée, dans l’expression qu’elle imprime au timbre, aux couleurs, aux nuances. La qualité de la diction de la cantatrice, qui fouille les mots, y est pour beaucoup, car c’est bien eux qui assurent la tension, de bout en bout : ils traduisent le déchirement qui ne cesse d’aller crescendo vers l’ultime cri de douleur. Cette soprano, qui compte à son actif maints rôles de femmes meurtries, se révèle investie, mais se meut dans le récit avec une retenue trop manifeste dans l’épanchement. De ce fait, si elle nous interpelle par sa sincérité pudique, Véronique Gens ne nous transperce pas le cœur : elle nous rend infiniment triste d’assister à son vécu tragique, mais sans nous y faire vraiment participer.
Depuis la création, l’enregistrement de Denise Duval écrase la concurrence. De façon inoubliable, cette incomparable soprano fait corps et âme avec un rôle écrit pour elle. Il suffit de la découvrir dès le premier Allô qu’elle lance, presque convulsif, pour être projeté dans une incarnation qui va respecter toutes les indications, qui ne manquent pas, du compositeur, larmes comprises, que l’on ne peut s’empêcher de verser avec elle, sans en avoir honte. Par comparaison, la version de Véronique Gens ne suscite en nous que compassion et envie de protection, alors que Denise Duval, au-delà de la déchirure, nous bouleverse jusque dans notre chair et nous déchire le coeur jusqu’à la lacération. Peut-être vaut-il mieux en faire abstraction pour apprécier totalement Véronique Gens qui rappelle, à maints égards, le témoignage de Felicity Lott en 2001, avec l’Orchestre de la Suisse romande dirigé par Armin Jordan (Harmonia Mundi, réédition en 2012).
Cette version suscite une légitime réflexion. La rupture amoureuse et l’abandon qui s’ensuit dans La Voix humaine étaient réservés, selon le vœu de Poulenc, à « une femme jeune et élégante ». Dans son esprit, la beauté de Denise Duval, qui avait 37 ans à la création et bénéficiait d’une lumineuse juvénilité, attestée par des photographies de l’époque, justifiait à ses yeux cette précision qui paraît aujourd’hui ne plus être de mise. Felicity Lott ou Anna Caterina Antonacci ont abordé l’oeuvre à peu près au même moment que Véronique Gens, aux environs de la mi-cinquantaine. Hiatus avec le souhait de Poulenc ? Denise Duval a en quelque sorte rendu caduc ce cadre de l’âge. Six ans à peine après sa prestation dans La Voix humaine, la soprano française a connu une fin de carrière brutale dans les premiers jours de 1965. De graves problèmes cardiaques l’ont contrainte, quelques mois plus tard, à cesser de chanter. Elle s’est alors réfugiée en Suisse où elle a vécu jusqu’à la fin de ses jours. Un cinéaste, Dominique Delouche (°1931), réussira cependant à la convaincre, en 1970, de sortir de l’ombre pour la filmer en play-back sur l’enregistrement réalisé avec Georges Prêtre une décennie auparavant, dans des costumes et des décors de style art déco. À l’aube de ses 50 ans, Denise Duval est sublime (DVD Doriane Films, 2009) ; elle justifie de ce fait la prise de rôle par des interprètes plus âgées et donne à cette tragédie de la rupture et de la solitude qui en découle une dimension intemporelle.
Dans le cas présent, Véronique Gens a osé et réussi, avec toute son expérience de la scène, une proposition moderne et elle s’est libérée de toute influence, à laquelle l’Orchestre National de Lille, sous la baguette d’Alexandre Bloch, apporte sa part de chagrin. Mais pourquoi faire suivre ce cri de douleur de la fraîche Sinfonietta, créée à Londres en 1948 ? Quitte à sacrifier du minutage, la cohérence n'aurait-elle pas été plutôt du côté de La Dame de Monte-Carlo, que Poulenc écrivit aussi pour sa « Denise chérie » en 1961 ?
Son : 8,5 Notice : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 8, 5
Jean Lacroix