Les cinq concertos pour piano de Beethoven à Philadelphie, victimes du prêt à porter ?

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Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Concertos pour piano et orchestre no 1 en ut majeur Op. 15, no 2 en si bémol majeur Op. 19, no 3 en ut mineur Op. 37, no 4 en sol majeur Op. 58, no 5 en mi bémol majeur Op. 73. Haochen Zhang, piano. Nathalie Stutzmann, Orchestre de Philadelphie. Octobre 2021. Livret en anglais, français, allemand. TT 66’58 + 70’00 + 38’29. Coffret de trois SACD BIS 2581

Les concertos pour piano de Beethoven sont au menu du tout premier enregistrement de Nathalie Stutzmann en tant que Principal Guest Conductor du Philadelphia Orchestra, qui depuis un siècle compta comme directeurs successifs nul moins que Leopold Stokowski, Eugene Ormandy, Riccardo Muti, Wolfgang Sawallisch… Robert Casadesus, Rudolf Serkin, Claudio Arrau, Van Cliburn, Eugene Istomin : rien qu’au disque, la prestigieuse phalange a vu défiler en ces cinq opus des pianistes d’illustre stature. Ici devant elle, Haochen Zhang, médaille d'or au concours international Van Cliburn en 2009 et qui pour le même label BIS a déjà gravé un programme solo (romantisme germanique, Schumann, Liszt, Brahms…) et un album concertant (Tchaikovski I, Prokofiev II) avec Dima Slobodeniouk et l’orchestre de Lahti.

On découvre un soliste sensible (cadenza de l’Allegro con brio du concerto en sol majeur), techniquement impeccable, qui cherche moins à épater qu’à séduire par une palette fine et nuancée, malgré un bas de clavier spongieux tel qu’il apparait capté par les micros, et malgré quelques heurts assénés dans ce registre. Le Steinway s‘entend en tout cas dans toute sa densité. L’orchestre américain se distingue par sa sonorité « historiquement informée » : vibrato congru, trait incisif, dessin agrégé et cursif, expression frugale, timbales frappées à baguettes dures. Mais cela sans minceur, la pâte reste suffisamment nourrie même si l’animation semble souvent schématique. Ces qualités nous valent en tout cas une vigoureuse lecture des deux premiers concertos, arborant un fier classicisme, d’une fougue toute juvénile, bien différente de l’interprétation mûre, moelleuse et poétique d'Olivier Cavé avec la Kammerakademie de Potsdam (Alpha).

Cependant le concerto no 3 doit marquer une rupture de ton et de style : « le terrain émotionnel est désormais plus important et il est possible de considérer les œuvres composées à cette période comme le début du romantisme en musique », estime justement la notice de Jean-Pascal Vachon. Le problème vient que l’approche esthétique du pianiste et surtout de la chef ne nous associe guère à ce virage, et reproduit les mêmes recettes, moins heureuses dans l’opus en ut mineur vidé de son drame. Le pathos en parait édulcoré sous les stucs et sclérosé dans son gabarit. Le relief, les semonces semblent plus artificiels que justifiés par le ressenti de la partition. Dans l’exécution de l’opus 58, certaines tournures relèvent de la routine ou du tic arbitraire : quelle étrange façon, purement épidermique, d’hérisser l’Andante con moto ! que penser du finale tantôt attentiste tantôt effréné et miniaturisé dans sa démonstration ?

Le jugement est encore plus réservé dans un Empereur caporalisé, plus preste et anecdotique que vaillant ou héroïque. Le vaste Allegro enchaîne sans nécessité les mines et postures d’un mauvais acteur, qui badine, cabotine, étrécit singulièrement l'envergure du chef d’œuvre. On dirait que l’interprétation passe sous l’emprise du futile, et coule l’univers expressif des cinq concertos dans le moule des deux premiers. Même si la prestation du premier SACD s’avère très convaincante, fallait-il tirer à la règle et extrapoler ces ingrédients aux trois concertos suivants, dont l’émancipation requiert un investissement personnalisé ?

Sur l’ensemble du corpus, l’esprit de système ne peut suppléer une inspiration passe-partout. Dommage que le virtuose chinois, diplômé du Curtis Institute, dont les idées fraiches et le geste agile enthousiasment souvent, se trouve emprisonné dans un accompagnement aussi sommaire qui verrouille une éloquence déduite d’une unique matrice post-mozartienne. Dès lors, et sans même brandir les innombrables réussites du catalogue discographique, comment recommander globalement ce coffret qui homogénéise vers l’amont l’idiome des cinq concertos et malmène la variété du génie beethovénien sur le lit de Procuste ? 

Son : 8,5 – Livret : 9 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 5 (Empereur) à 9,5

Christophe Steyne

 

 

 



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