Chez Naxos, Schumann et Brahms sur deux rares orgues romantiques 

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Johannes Brahms (1833-1897) : O Traurigkeit, o Herzeleid WoO7. Fugue en la bémol mineur WoO 8. Prélude & Fugue en la mineur WoO 9. Prélude & Fugue en sol mineur WoO 10. Onze Préludes de choral Op. 122 (+ registration alternative pour Schmücke dich, o liebe Seele et conclusion alternative pour Herzlich tut mich verlangen. Konstantin Volostnov, orgue de l’église centrale des Chrétiens-Baptistes évangéliques de Moscou. Août 2020. Livret en anglais. TT 67’12. Naxos 8.579147

Robert Schumann (1810-1856) : Sechs Stücke in kanonischer Form Op. 56 ; Vier Skizzen für den Pedal-Flügel Op. 58 ; Sechs Fügen über den Namen Bach Op. 60. Tom Winpenny, orgue de l’église St. Matthäi de Gronau (Leine). Juillet 2022. Livret en anglais. TT 63’21. Naxos 8.574432

Le label Naxos nous amène deux corpus majeurs de l’orgue romantique, hélas pas totalement convaincants dans ces enregistrements qui nous en sont proposés. L’œuvre que Brahms dédia aux tuyaux s’écartèle aux extrémités de sa carrière, et se relie au couple Schumann. Les deux Préludes et Fugues (sol mineur, la mineur) entourent les derniers mois de Robert quand celui-ci était interné après sa tentative de suicide. Le compositeur du Requiem allemand y rend hommage au classicisme pour la polyphonie, mais aussi au modèle baroque nordique pour l’éloquence. Rédigés en 1896 après la mort de Clara, les onze Choralvorspiele constituent l’opus ultimum et, malgré quelques sourires arrachés à une innocence de vieux sage, exploitent les tonalités sombres et le climat funèbre émanés d’un homme qui se pressentait lui-même proche de sa fin.

« Nous avons essayé de convier le XIXe siècle finissant avec l’esthétique musicale post-romantique, un peu lugubre et reflétant pleinement les sentiments et pensées de Brahms. L’orgue de l’église centrale des Chrétiens-Baptistes évangéliques de Moscou correspond extraordinairement à cette esthétique, à la fois par sa date de construction et par ses capacités artistiques » avance l’interprète dans sa notice. Logé dans un lieu qui fut dans la capitale russe le seul du culte protestant à rester actif pendant l’ère soviétique, cet instrument de 1898 est un des rares rescapés, et le seul fabriqué pour l’étranger, parmi tous ceux qu’érigea Ernst Röver. Une large part de la production de ce facteur saxon fut dénaturée voire purement détruite pendant la Seconde Guerre mondiale. La longue et instructive notice de Dmitry Lotov nous restitue en détail l’histoire de cet orgue, dont un sommier breveté permet une réponse au vent particulièrement vive, et une émission ferme, sans affaissement ni parasitage dans les accords. En 1946, des modifications dans l’agencement intérieur de l’édifice, notamment un élargissement de la tribune, conduisirent malencontreusement à assourdir son expression. Plusieurs séquences de réparation entreprises depuis 1987 purent remédier à quelques dégâts sur un état qui demeure toutefois sans remaniement majeur depuis l’origine. En 1993, avant les ultimes phases de restauration, Alexeï Parshin enregistra d’ailleurs l’opus 122 du Hambourgeois, pour un CD paru chez Motette.

La console dispose d’une majorité de 8’ (23 des 38 jeux) propice à dispenser leur variété de couleurs dans cette gamme tonale essentielle au romantisme. Malheureusement, l’acoustique mate accuse une palette plutôt terne que les deux diptyques compensent certes par le relief, sans pourtant menacer le zèle de Jean-Charles Ablitzer à Belfort (Harmonic Records). La fadeur s’avère surtout fastidieuse pour renouveler le récit des chorals, qui s’égrènent alors comme un chapelet rembruni, fanant les confidences crépusculaires que Brahms y a instillées. Le phrasé en soi recherché de Konstantin Volostnov, multipliant au besoin césures et changements de clavier pour secourir l’expression (ainsi cet ultime O Welt, ich muss dich lassen qui se remet « entre les mains bénies de Dieu »), articulé avec recherche (Es ist ein Ros entsprungen), se trouve desservi par un écrin blafard qui sacrifie le lyrisme et le sens poétique, et rend certaines élocutions trop poussives. Quelques registrations peu discriminées conduisent aussi à indifférencier la ligne de chant, ainsi le second Herzlich, tut mir verlangen, parcouru à voix maussade. En la basilique toulousaine de la Daurade (RCA), les atours mystérieux que Luc Antonini perfusait à la Fugue en la bémol mineur, comme contemplée au seuil de l’éternité, nous manquent ici cruellement. 

Globalement, on regrette d’avouer que ce portrait brahmsien s’étrangle, s’asphyxie. Un instrument aussi rare qu’a priori adéquat ; un organiste dont le grand talent est moins en cause qu’un mariage mal arrangé avec l’instrument et son acoustique : dommage qu’un projet qui se présentait attrayant ne soit pas des mieux armés pour affronter une abondante discographie, initiée dès les années 1950, riche d’une trentaine de versions des seuls Chorals et d’une cinquantaine d’intégrales. Pour une approche moins inerte et autrement aboutie, outre les sortilèges de timbres et d’atmosphères distillée par Antonini, on pourra rester fidèle à François Ménissier à Zaltbommel & Schramberg (Hortus), et Bernard Coudurier à la Votivkirche de Vienne (BNL). 

Diplômé du prestigieux King’s College, officiant à cathédrale de St Albans, le talentueux Tom Winpenny endosse une enviable discographie, de Mozart à Messiaen, incluant au-delà d’Elgar quelques modernes insularités (John McCabe, John Joubert, Malcolm Williamson, Francis Pott). Quelle que soit l’habileté d’un organiste, il faut être un peu magicien pour assurer la métamorphose de ces Stücke et Skizzen que Schumann conçut pour le piano-pédalier, et dont la subtile agogique se transmet malaisément aux claviers, s’épanche laborieusement aux tuyaux. L’éloquence ne se transmue pas si spontanément : à la tribune, rares sont ceux qui transformèrent la chrysalide en papillon.

Peaufiner les fragiles élytres du texte, distiller le nuancier d’humeurs de l’auteur du Carnaval : quel enjeu dans la nef ! Presque à contre-emploi, à front renversé, un gargantuesque Jens E. Christensen à Notre-Sauveur de Copenhague dilatait son et sens, cornaquant le pachyderme comme on enfourche Pégase, et dans cette cornucopia réinventait une cocagne. Par ailleurs, moins clivantes, les bonnes adresses ne manquent pas depuis Andreas Rothkopf à Hoffenheim (Audite, 1987) : la dignité du jeune Olivier Latry sur le Cavaillé-Coll de Saint-Omer (RCA, 1991), l’édifiant Rudolf Innig à Beckum (MDG, 1995) qui tirait le style vers la postérité, la flagrance poétique d’Olivier Vernet à Wisches (Ligia, 2010), Daniel Beckmann récemment chez Aeolus… 

Le choix de l’instrument s’avère crucial. En l’occurrence, le Furtwängler & Sohn de l’église St. Matthäi de Gronau, achevé en 1860, donc à peu près contemporain des œuvres (1845). Un des plus imposants témoins du premier romantisme germanique, et le plus grand spécimen à traction mécanique construit par ce facteur. Pour autant, l’interprétation des opus 56 et 58 ne convainc pas toujours, malgré l’évidente ambition de Tom Winpenny qui s’évertue à faire parler la console, à ganter le discours avec souplesse, à moduler ses registrations. L’impulsion du Lebhaft trouve le rebond nécessaire, les étapes en staccato (Allegretto ; Nicht zu schnell en si mineur) ne collent pas aux doigts. En revanche, la première des Stücke n’ouvre que timidement son éventail lyrique, et semble réfractaire à libérer son efflorescent imaginaire. Le Nicht schnell und sehr markiert en ut majeur s’entend plus essoufflé qu’opiniâtre. Le Innig en la bémol majeur peine à exhaler ses spasmes sous-jacents.

Certes plus conforme à l’idiome organistique, l’austère grappe de fugues opus 60 s’avère continument réussie par le musicien anglais. Dans le vaste vaisseau de la St Paul’s Cathedral, au sein d’un magistral double-album (Chandos, 2021), son confrère Simon Johnson magnifiait ces hommages de contrepoint. Saturant une acoustique plus ajustée, Tom Winpenny surplombe le texte sans le plomber. Il sculpte une polyphonie au muscle asséché, et domine de haute main ces exercices sur le nom de Bach. À la fois dense et aérée, la captation sonore restitue fidèlement les textures amaties en cette église de Basse-Saxe. Globalement, ce CD ne constitue pas un choix prioritaire dans ce répertoire difficile à animer ; mais considérant la gageure, il ne démérite pas face à bien d’autres qui empèsent et figent ces partitions.

Christophe Steyne

Brahms = Son : 7,5 – Livret : 9 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 7

Schumann = Son : 8,5 – Livret : 8,5 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 7,5 à 9

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