Une rencontre Beethoven-Kuhlau autour de la flûte

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Ludwig van BEETHOVEN (1770-1827) : Sérénade pour piano et flûte, op. 41 ; Canon « Kühl, nicht lau », WoO 191. Friedrich KUHLAU (1786-1832) : Capriccio pour flûte op. 10b n° 9 ; Grande Sonate concertante pour piano et flûte, op. 85. Tami Krausz, flûte ; Shuann Chai, pianoforte. 2020. Livret en anglais, en allemand et en français. 67.14. Ramée RAM 1903.

Au cours de la soirée du 2 septembre 1825, Beethoven et Kuhlau se rencontrent pour la première fois à Baden, avec plusieurs autres musiciens ; le moment est copieusement arrosé de champagne. Un abondant repas et une promenade dans la nature aidant, il est question d’une anagramme que Kuhlau a composée sur le nom de BACH et qui a été publiée en 1819. Kuhlau invite les autres participants à écrire à leur tour sur ce thème. Beethoven s’exécute de façon comique en inventant un court canon à trois voix, Kühl nicht lau (Frais, mais pas tiède), allusion au champagne trop apprécié et subtil jeu de mots sur le nom de Kuhlau. Le lendemain, Beethoven avoue à Kuhlau que le champagne lui a obscurci l’esprit et qu’il n’a plus de souvenir de ce qu’il a imaginé la veille. Il lui envoie une note avec un nouveau canon basé sur le même thème, dont les esquisses sont dans l’un de ses cahiers de conversations. Il est possible que cette rencontre entre les deux compositeurs n’ait pas été unique, Kuhlau ayant peut-être assisté à la première audition en privé, le 9 septembre 1825, du Quatuor op. 132 (Elisabeth Brisson, Guide de la musique de Beethoven, Paris, Fayard, 2005, p. 809). Pour le présent CD, le thème a été développé par le mathématicien et pianiste Joris Weimar qui a écrit en 2019 une courte fugue pour trois voix masculines (le ténor Joao Moreira, le baryton Mattijs Van de Woerd et le baryton-basse Marc Pantus). Elle sert de conclusion amusante à ce programme dédié à la flûte et au pianoforte chez les deux musiciens, mais aussi de titre-clin d’œil pour ce CD Ramée. On trouve aussi dans le livret un dessin imaginé par la flûtiste Tami Krausz d’après les souvenirs d’Ignaz von Seyfried qui a raconté, en 1832, la joyeuse soirée du 2 septembre 1825 dans son livre Beethovens Studien. Ce Canon n’occupe en vérité que moins de deux minutes du programme, mais il est… pétillant !

« Je ne peux pas me résoudre de travailler pour la flûte, cet instrument étant trop borné et imparfait. », écrit Beethoven à l’éditeur écossais George Thomson dans une lettre du 1er novembre 1806 (Elisabeth Brisson, o. c., p. 243). Sa production pour la flûte est en effet très limitée, parmi laquelle l’opus 25, une Sérénade pour flûte, violon et alto en ré majeur, qui date sans doute de 1801, fut transcrite deux ans plus tard pour clavier et flûte par Franz Xaver Kleinheinz et publiée en 1803 à Leipzig par Hoffmeister en guise d’opus 41. Cette partition est bien agréable à écouter ; comme l’indique la notice signée par les deux interprètes, elle « se compose de thèmes dansants aux caractères changeants : galant, scherzo, pastoral, virtuose, poétique, humoristique ». Née en Israël, Tami Krausz, qui a étudié dans son pays natal et poursuivi ses études à La Haye auprès de Barthold Kuijken, a été lauréate des concours de musique ancienne de Bruges et de Tel-Aviv. Elles se produit régulièrement en musique de chambre et enregistre pour des labels comme CPO, Brilliant Classics, Naïve ou Pentatone. Sa partenaire, la pianiste Shuann Chai, a participé à une masterclass de Malcolm Bilson, ce qui lui a donné le goût du pianoforte. Elle a enregistré les sonates de Beethoven ainsi que ses œuvres avec violon ou violoncelle. Elle joue ici sur un pianoforte Johann Zahler de Brno de 1805, restauré par Gijs Wilderom ; c’est un fleuron de la collection de ce natif d’Amsterdam. La complicité entre les deux artistes se manifeste dans leur vision dynamique et vivante de cette Sérénade qui nous fait regretter que Beethoven ait montré tant de dédain pour la flûte.

Deux pages de Friedrich Kuhlau sont au programme. Pianiste et compositeur danois d’origine allemande, il souffrait, comme Beethoven, d’une infirmité : au cours de son enfance, il perdit son oeil droit. On le retrouve comme précepteur à Hambourg, où il devient Kantor de la Catherinenkirche, puis à Copenhague dès 1810, où il est nommé musicien de cour trois ans plus tard. Ce grand admirateur de Beethoven a composé des opéras, des pièces vocales et instrumentales et de la musique de chambre. Un Capriccio pour flûte seule de trois minutes, extrait d’un recueil de douze variations de 1810, donne un avant-goût de son art pour l’instrument ; il est basé sur des airs folkloriques. On découvre ensuite Kuhlau dans sa Grande Sonate concertante de 1827, que le compositeur a écrite après avoir entendu Obéron de Weber et l’ouverture du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn. C’est une partition de grande envergure, en quatre mouvements, d’une durée totale de plus de trente-cinq minutes. Très virtuose dans le dialogue initial, avec des passages animés et dynamiques, des appels à la danse dans le Scherzo et des allusions à La Flûte enchantée dans l’Adagio, tout en finesse et en subtilité, cette Grande Sonate s’achève par un stimulant Rondo, ample et affirmé. Cette fois, la pianiste a choisi un de ses instruments de prédilection, un Rosenberger de 1820 qui lui permet d’utiliser « le registre de « janissaire » (un mécanisme à tambour et grelots actionné par une pédale), qui offre un effet spectaculaire ». L’entente entre les deux partenaires est de bout en bout exaltante, l’investissement est total ; ces artistes transcendent une partition très réussie dont l’audition est un vrai moment de bonheur musical. Au point de laisser au mélomane le soin d’un délicat dilemme : où classer ce CD, à Beethoven ou à Kuhlau ? Nous éviterons l’écueil de prendre parti pour l’un ou l’autre choix… 

Son : 9  Livret : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 9

Jean Lacroix

 

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