Paavo Järvi : Haydn en perspectives

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Lors de notre dernier entretien avec Paavo Järvi, nous parlions de Messiaen, à propos d’un album avec la Tonhalle de Zürich. Changement de style et d’orchestre avec cette nouvelle rencontre. En effet, le chef et Deutsche Kammerphilharmonie Bremen se lancent dans l’enregistrement des 12 Symphonies londoniennes de Haydn. C’est l’occasion de le rencontrer afin d’en apprendre plus sur ce nouveau projet, qui prend place dans les célébrations du 20e anniversaire de leur collaboration marquée par tant de projets majeurs dont une intégrale des symphonies de Beethoven qui a fait date. En marge des concerts à Bremen, Paavo Järvi s’entretient avec Thimothée Grandjean. 

Vous êtes le directeur artistique de la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen depuis 2004. Quel bilan rétrospectif tirez-vous de ce parcours commun ? 

J’ai réalisé de nombreux projets et concerts avec la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen. J’occupe le poste de directeur artistique depuis presque 20 ans mais l’aventure a déjà commencé en 1995, lors de mon premier concert avec cet orchestre. J’entretiens d’excellentes relations aussi bien sur le plan musical que sur le plan personnel. Arturo Toscanini a dit une phrase célèbre : « toute chose de plus de sept ans est trop longue ». Pourtant je dirige cet orchestre depuis plus de 27 ans, c’est donc possible.

La spécificité de cet orchestre est qu’il n’est pas un orchestre normal. Il n’y a pas de répétitions tous les lundis, il n’y a pas de routine. Cet ensemble fonctionne par projets et non pas par semaines. Lors de la création de cet orchestre, le but était d’éviter d’installer une routine et d’offrir de la flexibilité aux musiciens. De plus, nous avons beaucoup voyagé et fait un nombre incalculable de concerts dans des villes, des pays et des continents différents. Pour finir, j’ai une réelle compréhension musicale avec cet orchestre à l'identité forte et bien définie. Ils défendent leur façon de jouer depuis plusieurs décennies maintenant.

Un mandat aussi long, c’est désormais exceptionnel, les chefs d’orchestres restent rarement plus de 10 ans en place. Quels sont les secrets de la longévité de votre collaboration ?

Si vous avez un projet commun intéressant pour l’orchestre et le chef, cela fonctionnera toujours. C’est d’ailleurs notre cas ici à Brême. Par exemple, un de nos projets a été de travailler sur l’intégrale des symphonies de Beethoven. Nous nous sommes plongés dans ces œuvres, les avons longtemps travaillées, données en concerts et finalement enregistrées. C’est un travail de longue haleine et de profondeur qui a été réalisé afin d’obtenir un résultat de qualité. Ensuite, nous avons fait la même chose avec Schumann, bien qu’avec une approche différente. Il s’agit donc d’identifier et de travailler d’une manière unique parce que, dans le monde d’aujourd’hui, tout est bien joué mais pas toujours de la meilleure manière qu’il soit. C’est un petit peu le problème actuel, les interprétations sont d’un bon niveau, mais les orchestres ne prennent plus le temps nécessaire pour travailler les pièces en profondeur. C’est donc ce que nous essayons de faire ici avec la DKAM. Nous abordons avec minutie un répertoire spécifique qui correspond à l’identité et à la culture que nous développons. La DKAM est considérée comme l’un des meilleurs orchestres de chambre au monde.


Pouvez-vous nous parler de votre expérience de travail avec cet orchestre et de ce qui le rend la DKAM si spéciale ?

La structure est particulière. Il s'agit d'un orchestre qui fonctionne et s'autogère. Leur vie est pour ainsi dire entre leurs mains. Ils prennent leurs propres décisions, que ce soit sur le plan musical ou sur des questions plus pratiques. Ils n’y a pas la routine de beaucoup d'autres orchestres, en raison de la nature de leurs projets. Il s'agit d'un groupe de passionnés qui ont vraiment créé l'orchestre pour eux-mêmes. C'est une grande différence, car la plupart des orchestres auditionnent des musiciens qui deviennent ensuite des employés de l'organisation. Ici, ils sont copropriétaires. Une fois qu'ils sont acceptés dans l'orchestre, ils en deviennent les actionnaires. Cela change considérablement l'attitude. D'autre part, comme il n'y a pas la sécurité de la plupart des orchestres, chaque concert est important, chaque répétition est importante. Il n'y a pas de sécurité sur laquelle on puisse s'appuyer. Cela crée bien sûr une atmosphère extrêmement concentrée et particulière.

Après Beethoven, Schumann et plus récemment Brahms, vous avez choisi de mettre Haydn et ses Symphonies londoniennes à l’honneur. Pourquoi avoir choisi ce compositeur et ces symphonies ?

Haydn est pour moi l’un des plus grands compositeurs de tous les temps. Il ne fait aucun doute que Haydn est important dans l’histoire de la musique et qu’il est lié à tous les grands compositeurs. Son influence se répercute sur tous les grands compositeurs qui l’ont suivi. J’ai également un faible particulier pour Haydn car, enfant, je l’entendais toujours à la maison. Nous jouions des pièces au piano à quatre mains avec mon père. Il est lui aussi un grand amateur de Haydn. C’était un territoire très familier dès mon plus jeune âge. Je dirais même que j’ai commencé mon éducation musicale avec Haydn. Il a joué un rôle déterminant dans les toutes premières étapes de ma vie. Si de nombreux compositeurs, comme Brahms, Dvořák ou encore Tchaïkovsky, pour ne citer qu’eux, peuvent être joués par de nombreux orchestres différents, Haydn est un langage et un paysage sonore très spécifiques. Le son, en particulier, doit être unifié. Les gens doivent savoir comment ils jouent Haydn. Il n’y a pas qu’une seule façon de jouer, loin s’en faut. Mais lorsque vous jouez ce répertoire, vous devez être sur la même longueur d'onde et vous assurer de savoir comment vous voulez jouer Haydn. C’est possible avec un orchestre qui a clairement identifié sa sonorité et son approche. La Deutsche Kammerphilharmonie Bremen est l'un de ces orchestres.

Haydn est un compositeur qui effraie de nombreux chefs d’orchestres qui évitent ses symphonies. Quels sont les défis stylistiques de ses symphonies ? 

Depuis la révolution provoquée par des gens comme Roger Norrington, Nikolaus Harnoncourt, John Eliot Gardiner et quelques autres, la musique classique, mais surtout celle de Haydn, a été classée dans une catégorie où seuls les orchestres spécialisés peuvent la jouer. Et je pense que ce n'est pas très sain. Cela a dû se produire lorsque les gens devaient faire valoir leur point de vue sur les pratiques d'interprétation fondées sur l’histoire et comment les choses sonnaient à l'époque de Haydn. Cela n’est d’ailleurs qu'une spéculation car personne ne le sait vraiment. On ne peut construire quelque chose qu'à partir des lettres et des témoignages. Nous avons donc créé, sur la base d'un matériel très crédible, une manière qui pourrait être proche de l'interprétation de la musique à l'époque de Haydn. Plus important encore, ce mouvement a libéré tout le monde. Il a en quelque sorte enlevé les menottes de cette sorte de tradition romantique. Et c'est là le véritable avantage. Beaucoup de gourous du mouvement historiquement informé interprètent des choses similaires de manière très différente. Il n'y a donc pas qu'une seule manière de faire. Mais ce qui est clair, c'est que la vision post-wagnérienne a en quelque sorte été anéantie. De toute façon, elle n’a jamais eu de sens avec ce répertoire. Je pense donc que nous vivons aujourd’hui dans une sorte de meilleur des mondes possibles, où nous connaissons les spécialités de la pratique de l’interprétation de la musique ancienne. De plus, nous avons maintenant affaire à des orchestres composés de nombreux jeunes d’une nouvelle génération qui est à l’aise avec un style de jeu plus récent. Il existe une sorte de juste milieu où je pense que la vérité se trouve quelque part entre les deux. Si vous regardez les symphonies de Haydn, disons les Symphonies londoniennes de Harnoncourt, il les a enregistrées avec le Concertgebouworkest d’Amsterdam, qui n’est pas un orchestre spécialisé dans le sens de la pratique historique de l’interprétation. Cela signifie donc que même ces personnes qui ont commencé par être des révolutionnaires très forts en essayant de changer notre point de vue, sont retournées enregistrer et jouer ces pièces avec les orchestres traditionnels, ce qui, je pense, est l’objectif de ce mouvement, pour le faire entrer dans le courant dominant.

Après le premier volume consacré aux Symphonies n°101 et n°103, le second volume des symphonies londoniennes de Haydn sortira en 2024. Cela coïncidera avec les célébrations du 20e anniversaire de votre mandat en tant que directeur artistique du DKAM. Envisagez-vous de poursuivre l’aventure Haydn avec d’autres symphonies ou des oratorios ?

Je pense qu'il faut d’abord terminer les symphonies londoniennes. Voyons ce qui se passera ensuite. Il y aura probablement un cycle Schubert. Il n’est pas impossible que nous revenions ensuite à Haydn ou peut-être à autre chose, tout est envisageable. Mon souhait personnel était de faire les symphonies londoniennes parce que je considère ces symphonies comme l’apogée de la production de Haydn. Il y a eu d’excellentes symphonies auparavant, et certaines d’entre elles étaient vraiment magiques mais, dans l’’ensemble, les 12 dernières symphonies sont ses plus grands chefs-d’œuvre.

Comment abordez-vous la préparation de ces enregistrements ? Une préparation  spécifique est-elle mise en place pour un projet aussi important que celui-ci ?

Comme pour chaque projet avec cet orchestre, nous répétons et nous faisons beaucoup de concerts. Nous répétons toujours avant un concert sans exception, même si nous donnons trois concerts dans la même ville, trois soirs de suite, nous répétons toujours une heure avant. Ainsi, nous faisons toujours des mises au point, des ajustements et des corrections. Nous nous assurons que le prochain concert sera un cran au-dessus que le précédent. Ici, ils sont copropriétaires. Une fois qu’ils sont acceptés dans l’orchestre, ils en deviennent les actionnaires. Cela change considérablement l’attitude. D’autre part, comme il n’y a pas de sécurité comme dans la plupart des orchestres, chaque concert est important, chaque répétition est importante. Il n’y a pas de sécurité sur laquelle on puisse s’appuyer. Cela crée bien sûr une atmosphère extrêmement concentrée et particulière.

Quels sont vos projets futurs en tant que chef d’orchestre et directeur musical ? Y a-t-il un projet en particulier que vous aimeriez réaliser dans un avenir proche ? 

Avec la Deutsche Kammerphilharmonie, il y a bien sûr beaucoup de projets que nous voulons réaliser. Schubert est peut-être, après Haydn, le plus important, car je pense qu’il s’agit de la plus grande et de la plus importante musique écrite dans la tradition germanique. Mais bien sûr, il y a plusieurs symphonies de Haydn, il y a des suites orchestrales de Bach, il y a un nombre infini de projets que nous pourrions encore réaliser. Mozart, par exemple, que nous n’avons pas encore fait. La liste est donc longue. Voyons comment nous pourrons les mener à bien. Mais ce n’est pas ce qui manque... la liste des souhaits est longue.

Le site de Paavo Järvi : www.paavojarvi.com

Crédits photographiques :  Kaupo Kikkas

Propos recueillis par Thimothée Grandjean

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