Walden festival, klassiek sur l’herbe à Bruxelles
Le jeune Walden festival (c’est sa deuxième édition) se positionne dans l’air du temps : un lieu (plusieurs en fait, à quelques minutes de marche l’un de l’autre), original, confortable, auguste ou impressionnant (ici, les quatre), une gestion respectueuse de l’environnement (on mange végan, on trie ses déchets, on ne s’empile pas les uns sur les autres, on prend le temps de flâner), une programmation à la densité raisonnable – les ingrédients sont communs, mais œufs, farine, sucre et beurre ne font un bon quatre-quarts qu’avec la main habile du pâtisser avisé, en l’occurrence le Festival van Vlaanderen Brussel, puisque le Walden se veut le pendant informel du Klarafestival, créé en 2004 et devenu le plus grand rassemblement belge de musique classique (en mars à Bruxelles, Anvers et Bruges).
Le contenant, mais aussi le contenu
Un lieu, donc : le parc Léopold, écrin de nature au centre du quartier européen à Bruxelles (à portée d’archet du Juste Lipse et du Berlaymont), oublié à l’heure de pointe entre la rue Belliard, les frites de chez Antoine à la place Jourdan et la Maison de l'histoire européenne ; le parc et ses trésors, la Bibliothèque Solvay, le Lycée Emile Jacqmain, le Musée Wiertz ou le Muséum des sciences naturelles (rebaptisé « dino » pour l’occasion… et son contenu) – sans compter la Chapelle pour l’Europe ou l’Espace Senghor. Et bien sûr, le jardin du Muséum, point de rassemblement, avec chapiteau, stand chapeau de paille et tote bags, bar et motos food trucks aux devantures carrelées de blanc tels les murs du métro parisien.
Le programme (qu’il ne s’agit pas d’oublier au bénéfice du décor), se love dans les traces de Walden, l’émission de slow radio éponyme de Klara (VRT) – slow, cette façon d’agir et d’être, lente, en opposition à la frénésie d’une société de consommation que plus grand-chose ne freine : « une oasis de calme en paroles et en musique, du Moyen Âge à nos jours ». Vague, large, imprécis : alors je sélectionne, une orientation jazz le samedi, contemporain le dimanche.
Samedi soir, jazz d’aujourd’hui en mer intérieure
J’affectionne le oud, ce luth à manche court, entendu chez Dhafer Youssef ou Anouar Brahem et suis curieux de découvrir le Rabih Abou-Khalil Trio, qui compte sur le violon de Mateusz Smoczynski et les percussions (batterie et tambour sur cadre) de Jarrod Cagwin – une configuration un peu particulière. Abou-Khalil, libanais et pétri d’autodérision (« Il ne faut jamais acheter quelque chose chez les arabes. Dès que je l’ai payé, mon oud s’est désaccordé. »), se met, bonhomme, le public dans la poche, dès l’entame d’une série de morceaux, souvent percussifs, parfois nostalgiques (« si tu me quittes, il faut que j’en trouve une autre, et c’est beaucoup de travail ») : sympathique, mais avec moins de profondeur que Brahem et sans la voix démentielle de Youssef.
Le projet, à l’évidence, attire la bienveillance : l'Orchestre des Jeunes de la Méditerranée, conduit depuis 2015 par Fabrizio Cassol (le saxophoniste d’Aka Moon), s’inspire des musiques de la méditerranée (folklore, jazz…), improvise, joue de tête, les musiciens partagent joyeusement la scène, mélangent timbres et couleurs (malgré les cris des perruches qui volent d’un arbre à l’autre)… mais ne me convainquent pas – je rentre plus tôt que prévu au centre Adeps où j’ai loué une chambre (original, tiens) et en profite pour terminer le roman de David Joy, indien de Caroline du Nord, à l’âme noire et malgré tout porteur d’espoir.
Dimanche, klassiek sur l’herbe, un brin contemporain
C’est avec Summa, d’Arvo Pärt que commence le dimanche dans le jardin du musée, première pièce au programme (poétiquement nommé Tales from the Wood) de Bryggen, l’orchestre à cordes (né en 1970 sous le nom Collegium Instrumentale Brugense), sans chef mais avec un leader (la violoniste Jolente De Maeyer), qui se spécialise dans la musique de Bruges à Bryggen (le quartier portuaire historique de Bergen, en Norvège), autrement dit qui puise dans le répertoire des compositeurs du nord de l’Europe – avec une évolution progressive vers des pièces plus récentes, comme celle de Pärt, qu’il publie en 1977, dans l’élan de son retour à la composition après une première période avant-gardiste qui lui vaut critiques et remontrances – le pouvoir communiste n’apprécie ni le sérialisme, bourgeois et décadent, ni l’inspiration religieuse, insuffisamment marxiste – et adapte ensuite (elle est d’abord destinée à un chœur) à différents timbres et effectifs. Summa s’en arrange bien, et l’interprétation de Bryggen, c’est un peu comme s’accorder un moment de méditation, libre, au soleil et en plein air.
Après les trois premiers mouvements (Praeludium, Sarabande, Gavotte) de Du temps de Holberg, Suite dans le style ancien, op. 40, écrite pour piano en 1884 par Edvard Grieg (il vivait à Bergen) et qu’il transcrit pour orchestre de cordes, où le romantique touche au baroque et au folklore de son pays, Bryggen s’attaque à quatre traditionnels, arrangés par le Danish String Quartet (la coqueluche des quatuors danois), qui brillent et se rient de la mélancolie nordique – et clôt énergiquement, au plaisir manifeste du public, avec Shine you no more.
Tout l’enjeu du monde, en quatre points de vue
Je ne peux pas le voir à Superspectives (où il joue Alvin Curran) et suis curieux de découvrir le doigté tant vanté de celui qui privilégie des programmes inhabituels (par la durée, la difficulté, l’assemblage des pièces) : Daan Vandewalle débute son manifeste écologique par Hawthorne – le deuxième mouvement de la sonate n°2, Concord de Charles Ives, inspirée par l’expérience de retour à la nature qu’Henry Thoreau détaille dans son Walden ou la Vie dans les bois, l’isolement du premier, retiré de la vie musicale new-yorkaise au conservatisme sclérosant, répondant à la solitude du second, qui se bâtit « une vie de simplicité, d'indépendance, de magnanimité, et de confiance » –, impressionnante profusion de notes (« très rapide ») et de gestes dont la fluence contredit la complexité de la partition – et du jeu qui s’ensuit : le public, déjà impressionné par la solennité de la bibliothèque Solvay, est coi : Vandewalle est dense, sauvage, époustouflant.
Avec Le Loriot, extrait du Catalogue des Oiseaux d’un Olivier Messiaen, ornithologue sonore mais intéressé aussi à justifier l’atonalité par des origines naturelles (les chants des volatiles), le pianiste reste virtuose, mais permet à l’auditeur de souffler, avant le cœur de son manifeste, The Prodigal Parents, deuxième chapitre de la quatrième partie de The Road, de Frederic Rzewski, où la musique, jouée couvercle fermé (quatre bruits de bois différents, selon les parties du piano frappées), propulse la voix parlée de l’instrumentiste, qui demande à nos petits-enfants de nous pardonner ces « inutiles déchets que les gens de notre génération auront déversés sur eux […], au lieu de prendre soin de la planète dont nous avions hérité et de la laisser telle que nous l’avions trouvée à ceux qui nous suivront ». La Novellete N°2 de Robert Schumann (« extrêmement rapide et avec bravoure ») nous étourdit avec une grâce contrastée : l’humilité de Rzewski ne masque pas la culpabilité d’une génération à l’insouciance irresponsable – que faire sous l’admonestation : larmoyer ou agir ?
Dans l’atelier du peintre, le Cello Octet Amsterdam sculpte le son
De ses influences multiples (il vit au Nicaragua avant d’émigrer aux Etats-Unis, où il s’imprègne de musiques rock, étudie la composition, co-fonde le Bang on a Can Festival et l’ensemble Ban on a Can All-Stars – au répertoire contemporain –, arrange Music for Airports de Brian Eno pour instruments acoustiques…), Michael Gordon retire un éclectisme, parfois novateur, parfois lisse : avec 8, pièce écrite en 2018 pour le Cello Octet Amsterdam, une configuration originale de huit violoncelles (qu’emploient aussi Philip Glass, avec Symphony for eight, Sofia Gubaidulina, avec Mirage: The Dancing Sun ou Theo Loevendie, avec Two Mediterranean Dances), disposés en cercle étroit au centre du public, qui l’entoure de tous côtés, lui-même ceint des tableaux démesurés d’Antoine Wiertz (le concert a lieu dans la maison-atelier de l’artiste, devenue entre-temps son musée attitré), Gordon propose une œuvre ambitieuse (un peu moins d’une heure), ancrée dans la tradition de la musique minimaliste américaine, qui tournoie en un double cercle (celui du « 8 »), destinée à induire un état de méditation – voire de transe –, où le son se déplace en rond et dans les deux directions (les notes de basse semblent voyager de façon indépendante de la ligne mélodique) : il y a quelques longueurs, mais l’effet est saisissant et apporte sa contribution aux pulsations de Music for 18 Musicians de Steve Reich, alors que la performance des instrumentistes, confrontés à la chaleur écrasante de l’atelier-serre (et une fois réglée la question du clic dans l’oreillette), est confondante.
Walter Hus, qui a « un peu bricolé »
A quelques centaines mètres du parc Léopold, la Chapelle de l’Europe accueille le deuxième des trois concerts du jour pour le Zenne Quartet : outre, cette fois, le deuxième mouvement du Quatuor à cordes de Maurice Ravel (qui, dans cette forme traditionnelle, apporte plusieurs innovations), tous font de la place à Walter Hus, pianiste, co-fondateur de Maximalist ! au début des années 1980 et compositeur – qui présente ainsi les choses : « dans le groupe, on m’a dit, si tu peux improviser, tu dois pouvoir composer. Mais en fait ce n’est pas la même chose… Je ne savais pas du tout où j’allais et… voilà, j’ai un peu bricolé… ce qu’ils vont jouer là. »). Et « ce qu’ils vont jouer là », c’est Five to Five, première pièce (elle date de 1984), aux attaques tranchantes et au rythme serré, destinée à l’origine au défilé de mode bruxellois de Yohji Yamamoto (avant d’être retravaillée pour le Quadro String Quartet), où les thèmes, facétieux, s’amusent à se mordre l’un l’autre l’arrière-train, s’entremêlant avec voracité. Celle-ci traverse le temps, tragique et gargantuesque à la fois, jusqu’à La Vague, cinquième quatuor à cordes signé par Hus en 2006, dont le Zenne Quartet présente en début de concert les troisième et cinquième mouvements.
Hannah Peel et Steve Reich, l’anglaise et l’américain
A l’Espace Senghor, le Manchester Collective, projet à géométrie variable (aujourd’hui, six musiciens plus Lee Aston, derrière la table de mixage) en provenance d’une cité anglaise abîmée par un déclin industriel brutal, propose une immersion en deux parties : Neon, nouvelle pièce pour laquelle Hannah Peel (elle chante aussi) soutire un peu de son atmosphère sonore à Shinjuku – qu’elle restitue via des enregistrements, notamment de la gare de cet arrondissement de Tokyo, et des sons électroniques en interaction avec les instruments acoustiques –, parle (avec la saveur du vibraphone de Beibei Wang), au travers de l’évocation de ce gaz dont on fait de la lumière (symbole de la nuit urbaine), de l’opulence décadente de la ville, de son activité incessante, de la solitude lancinante de ses habitants – les parties se fondent l’une dans l’autre passant de l’intense animation du jour à la sérénité bourdonnante de la ville endormie.
Cet extrait de Neon conduit sans nécessiter de grande transition à Double Sextet (qui vaut à Steve Reich un Prix Pulitzer de musique en 2009), pièce exigeante qui fait dire à Oliver Pashley (le clarinettiste, qui la présente) : « c’est un peu comme quand on prend place sur le siège des montagnes russes et que la barre de sécurité se referme ; une fois qu’on y est, on ne peut plus s’échapper ». Chacun des six musiciens sur scène « joue avec son fantôme » : la partition est écrite pour deux pianos, vibraphones, flûtes, clarinettes, violons, violoncelles – dont une partie, préenregistrée, s’entrelace avec l’autre, avec une précision telle que le Manchester Collective use d’oreillettes pour coller aux nombreux et brusques changements rythmiques qu’opèrent piano et vibraphone et qui induisent, auprès des musiciens comme du public, une concentration intense proche de l’hypnose.
L’accueil est enthousiaste – à juste titre.
Le dessert n’est pas la part essentielle du repas
Je suis bien moins persuadé de la pertinence des applaudissements qui saluent la prestation du duo qui clôture le festival, au sein même du Muséum, entre les squelettes des dinosaures, où quelques enfants fatigués ont du mal à se tenir tranquilles. Le K L A N G Collective unit une soprano classique et un guitariste acoustique (amplifié et avec de l’électronique en temps réel), elle apportant les pièces chantées de John Dowland, compositeur anglais (ou irlandais, un doute subsiste) de la Renaissance, lui les chansons de Nick Drake, un autre britannique, guitariste, autodidacte et dépressif, obsédé par les accords inhabituels et les clusters, né quatre siècles plus tard. Les qualités de jeu d’Annelies Van Gramberen et de Sim Van Thienen ne sont pas en cause (les sons de guitares sont adroitement ciselés), c’est le mélange des sources d’inspiration qui ne fonctionne pas, immiscibles comme huile et eau : la densité moindre de la première la fait flotter sur la seconde, les deux ne se marient pas – au moins j’aurai découvert Nick Drake.
De ces deux jours, je retiens une programmation qui ouvre la musique savante au public (souvent familial), nichée dans une nature-en-ville, au cadre confortable et accessible, une organisation précise (parfois lente quant au catering) et attentive aux enjeux écologiques.
Bruxelles, Parc Léopold, les 16 et 17 juillet 2022
Bernard Vincken
Crédits photographiques : DR et Joanna Van Mulder