A Genève, Jordi Savall collabore avec le Ballet Slovène de Maribor

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Durant cette saison 2024-2025, le Service Culturel Migros s’est investi dans une mission didactique qui a permis aux interprètes d’expliquer leur conception d’une œuvre en donnant des exemples musicaux avant d’en livrer l’exécution intégrale. Deux autres programmes ont eu pour but de mettre en valeur la danse en l’intégrant dans un programme de concert, ce qui concède à Jordi Savall dirigeant Le Concert des Nations de tenter l’expérience en collaborant avec le Ballet du Théâtre National Slovène de Maribor.

Sur la seconde partie de la scène du Victoria Hall, prend place Le Concert des Nations qui, sous la direction de son chef fondateur Jordi Savall, présente une Suite d’orchestre tirée du dernier ouvrage lyrique de Jean-Philippe Rameau, Les Boréades, datant de 1764. Dès l’Ouverture, se révèle une magistrale articulation des phrasés où les cors en forme de cornes se taillent la part du lion, avant de revêtir l’Entrée des Peuples d’une cérémonieuse grandeur que semble contredire la Contredanse en rondeau avec ce perpetuum mobile des cordes laissant échapper les bribes d’une joyeuse envolée. L’usage d’une machine à vent dramatise l’apparition des éléments en furie que tenteront d’apaiser les deux flûtes volubiles pimentant les deux Gavottes pour les Heures et pour les Zéphyrs. Les deux Menuets renouent avec le caractère solennel que le violon accapare pour dialoguer avec l’alto. Et la Contredanse très vive confère au Final une effervescence jubilatoire qui a un impact immédiat sur les spectateurs subjugués.

Reinoud Van Mechelen peaufine les airs pour ténor de Mozart

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Wolfgang Amadeus Mozart (1765-1791) : Airs de concert pour ténor : Va, dal furor portata KV 21/19c ; Or che il dover KV 36/33i ; Si mostra la sorte KV 209 ; Con ossequio, con rispetto KV 210 ; Se al labbro mio non credi KV 295 ; Per pietà, non ricercate KV 420, et Misero ! o sogno KV  431/425b.  Extrait de Mitridate, ré di ponto KV 87/74a, Acte I : Se di lauri il crine adorno. Reinoud Van Mechelen, ténor et direction ; A Nocte Temporis. 2023. Notice en français, en anglais et en allemand. Textes reproduits, avec traductions anglaise et française. 58’. Alpha 1114.

Nicolas Altstaedt emmène un excellent Philhar’ dans un exaltant voyage de Schumann à Haydn

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Nicolas Altstaedt est assurément l’un des musiciens actuels les plus complets, et à qui tout semble réussir. Violoncelliste, autant spécialiste de musique baroque qu’à l’aise dans la création contemporaine, il est recherché comme chambriste par les instrumentistes les plus enthousiasmants du moment, et invité comme soliste par les orchestres les plus prestigieux. Il commence aussi à l’être comme chef d'orchestre, activité dans laquelle il semble aussi doué et probant qu’avec son violoncelle. 

Pour ce concert, il était à la fois soliste et chef d’un Orchestre Philharmonique de Radio France en formation réduite, qui jouaient tous debout (à l’exception, naturellement, des violoncelles). Ils nous proposaient un programme tout à fait épatant.

Tout d'abord, le Concerto pour violoncelle de Robert Schumann. Nicolas Altstaedt en a réalisé un superbe enregistrement (étonnamment couplé avec les Variations Rococo de Piotr Ilitch Tchaïkovski, aussi virtuoses que Schumann l’est peu, et l’inclassable Concerto de Friedrich Gulda, dans lequel il y a à boire et à reboire, ce que notre violoncelliste franco-allemand accomplit avec une maestria consommée). C’était en 2009, et il était accompagné par un véritable orchestre symphonique (le Deutsche Staatsphilharmonie Rheinland-Pfalz), sous la direction d’un chef chevronné (Alexander Joel).

Contexte très différent à Radio France, avec seulement dix violons (également répartis entre premiers et seconds, qui se faisaient face), quatre altos, trois violoncelles et trois contrebasses. Alors que, souvent, il faut un temps d’adaptation quand les effectifs ne sont pas ceux que nous avons l’habitude d’entendre, ici nous avons été immédiatement à l’aise. Avec cette texture aérée, et cet équilibre idéal, la lisibilité de toutes les parties, et en particulier des vents, est optimale.

Même dans les passages où il ne joue pas, et où il doit se retourner pour faire face à l’orchestre, plutôt que de réellement diriger, Nicolas Altstaedt donne des impulsions. La dimension chambriste, qui culmine dans le mouvement lent, est exceptionnelle. Les musiciens adaptent merveilleusement leurs nuances au soliste, et dans le finale, c’est plutôt le soliste qui s’insère dans l’orchestre. Sa vision d’ensemble, avec des transitions époustouflantes, est d’une cohérence qui dément magistralement la réputation de décousu qui est parfois celle de ce concerto. 

Du point de vue instrumental, la variété du jeu de Nicolas Altstaedt force l’admiration : vitesses d’archet, plus ou moins près du chevalet ou sur la touche, vibratos et plus généralement toutes les articulations de main gauche... Chaque note pourrait être commentée ! Il ne privilégie pas le beau son à tout prix, mais l’énergie, et surtout une certaine joie, bien loin de l’image d’un Schumann torturé que ce concerto, pour certains, reflète.

Essentielle compilation de concertos de Fasch : une réédition au sommet

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Johann Friedrich Fasch (1688-1758) : Concertos en ré mineur pour deux flûtes, deux hautbois, deux bassons FWV L:d7 ; en ré mineur pour violon, hautbois FVW L:d4 ; en la majeur pour violon FWV L:A3 ; en ré majeur pour flûte, hautbois FWV L:D11 ; en sol mineur pour hautbois FWV L:g1 ; en ré majeur pour deux flûtes, deux hautbois, deux bassons FWV L:D22 ; en ré majeur pour trois trompettes, timbales, deux hautbois, basson, violon FWV L:D3 ; en si mineur pour flûte, hautbois, FWV L:h1 ; en sol majeur pour deux oboe da silva, deux altos, deux bassons FWV L:G11 ; en ré majeur pour deux flûtes FWV L:D9 ; en ut mineur pour basson, deux hautbois FWV L:c2 ; en ré majeur pour trompette, deux hautbois FWV L:D1. / Il Gardellino, Jan De Winne. 2007 - 2011.. Livret en anglais, français, allemand. Digipack 2 CDs 61’50’’ + 57’50’’. Accent ACC 24399

Zaïde à l'opéra d'Avignon

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L'opéra du grand Avignon offrait une reprise de la production de Zaïde de Mozart donnée originellement à l'opéra de Rennes en 2023. Étant donné qu'il ne reste que quelques arias de ce singspiel, demande a été faite à Robin Melchior de composer les parties manquantes. Plutôt que de se raccorder au génie de Mozart, le compositeur français a préféré composer une ouverture tenant à la fois de la musique de film et de l'avant garde boulezienne, et une conclusion en comédie musicale à la Jacques Demy. Il n'est pas le seul à avoir posé les armes devant Mozart. Pour les récitatifs, carte blanche avait été donnée aux librettistes françaises Alison Cosson et à Louise Vignaud. 

Foin de la Turquie, qui justifie l'origine orientale des noms des protagonistes, annonçant L'Enlèvement au sérail et par conséquence La Flûte enchantée, l'œuvre se passe ici, comme dans la Tempête de Shakespeare, sur une île déserte, où Zaïde, le Sultan Soliman et Allazim se sont échoués depuis assez longtemps pour qu'un rapport hiérarchique naisse entre eux, que Zaïde veuille se rebeller, et sur laquelle règne une créature magique, incarnation autant de la nuit que de l'île elle-même. Foin aussi donc de la subtilité narration de Da Ponte ou l'intelligence de Shakespeare, le livret est ici aussi naïvement péremptoire qu'une œuvre jouée en fin de d'année de primaire, lui donnant un caractère d'amateurisme et cela d'autant plus que la continuité linguistique est sans arrêt rompue avec des récitatifs en Français et les arias d'origine en Allemands.

Il faut donc chercher Mozart dans ce collage grossier de parties benoites récentes et d'origines prometteuses. Certes les arias ne sont pas aussi travaillées que celles de L'Enlèvement au sérail, et à plus forte raison de la Flûte enchantée, les devançant de plusieurs années, mais elles révèlent déjà la façon quasi miraculeuse de Mozart de déployer et de faire dialoguer les tessitures. 

Sokolov, récital monegasque

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Grigory Sokolov prolonge une relation intense avec le public monégasque qui se presse à en grand nombre à l'Auditorium Rainier III pour se laisser enchanter par la musicalité débordante du pianiste. La salle est plongée dans le noir et la scène est dans la pénombre. 

Sokolov entre sur scène complètement introverti, immergé dans son art. Il fait oublier le temps et l'espace.

Avec un génie qui garantit toujours une perspective unique sur chaque œuvre à laquelle il se consacre, Sokolov se dédie à un seul programme chaque saison, projetant sa vision dans chaque pièce aussi profondément que possible. Tout est fignolé jusqu'au moindre détail.

Le public de Berlin, Barcelone, Budapest, Buenos-Aires, Helsinki, Paris, Salzbourg, Vienne et Zürich découvriront au même titre que Monte-Carlo le programme très contrasté de cette saison. Deux compositeurs séparés par près de trois cents ans : le compositeur de la Renaissance William Byrd et le romantique Johannes Brahms.

Byrd au piano...  Que Sokolov, maître des styles, remonte jusqu’à la Renaissance n’est qu’une preuve supplémentaire de sa maîtrise. Il explore la musique de Byrd depuis plus de 15 ans.

Tout comme pour Purcell qu'il a interprété il y a deux ans, il n'y a aucun problème à adapter Byrd à un instrument moderne. Au contraire, cela apporte quelque chose en plus à cette musique, qu'il recrée avec une touche de modernité.

Il imite, intentionnellement ou non, le clavecin. Le rythme exceptionnel de Sokolov, son articulation et son toucher exceptionnels sont tout simplement époustouflants. L'interprétation est convaincante, sans exagérer la dynamique. 

Michel Béroff, panorama rétrospectif 

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Erato nous comble avec l’édition d’un coffret reprenant les enregistrements du pianiste Michel Béroff, une somme magistrale et essentielle qui nous offre un parcours riche et intense de Bach à Messiaen. Le mélomane se plaît à réécouter, voir même redécouvrir, tant de grands enregistrements de cet artiste unique et fascinant. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec cette légende vivante du piano.  

Quel est votre sentiment quand vous avez reçu ce coffret de 42 disques, reprenant vos albums pour Erato ? Est-ce que vous avez réécouté ces enregistrements ? 

J’ai été extrêmement touché que EMI (ERATO) sorte ce coffret à l’occasion de mon 75ème anniversaire. Il concerne principalement mes enregistrements des années 70 et 80, et bien que la « date de péremption » soit dépassée depuis quelques décennies, je n’ai eu ni l’envie ni la curiosité de les réécouter. 

A la lecture du plantureux programme de ces disques, le mot éclectisme me vient à l’esprit. Est-ce que c’est un terme que vous revendiquez dans le cadre de vos choix de répertoire ? Comment s’est construite cette discographie ? Selon le fruit de vos envoies ou en fonction du hasard des rencontres et des opportunités ?  

Je pourrais répondre positivement à chaque proposition ! Bien entendu, l’éclectisme n’est autre qu'une curiosité tellement indispensable à tout musicien ; et naturellement le reflet de mes goûts musicaux. Les rencontres sont elles aussi déterminantes et nourrissent le plaisir … et la réussite souhaitée des d’enregistrements. Les opportunités « maîtrisées » sont elles aussi importantes, et souvent très enrichissantes dans leurs confrontations.

Dans ce coffret, il y a deux intégrales majeures des partitions pour piano et orchestre de Franz Liszt et des concertos pour piano de Serge Prokofiev avec le Gewandhaus de Leipzig et Kurt Masur. Comment un jeune pianiste français s’est-il retrouvé à enregistrer Liszt de l’autre côté du rideau de fer en pleine guerre froide ? 

L’idée est venue de la direction anglaise de EMI. J’ai accepté avec grand enthousiasme d’enregistrer les 5 concertos de Prokofiev ; les intégrales étaient très peu nombreuses à l’époque. Le vénérable Gewandhaus de Leipzig était une opportunité rare, et Kurt Masur, grand Kapellmeister, pas encore l’immense chef qu’il allait devenir. Le succès de ce coffret, et la très bonne connivence avec Kurt Masur et le Gewandhaus ont fait la suite. Mon directeur artistique, Eric Macleod, m’a ensuite proposé de continuer les voyages compliqués à travers l’Allemagne de l’est des années 1970, pour enregistrer ce qui était à l’époque l’intégrale des œuvres pour piano et orchestre de Liszt … compositeur que j’aimais depuis longtemps déjà. 

Justement à propos de Liszt, vous avez enregistré les deux concertos mais aussi toutes les partitions concertantes, souvent méconnues et plutôt considérées avec dédain comme la Fantaisie sur un thème de Lélio de Berlioz ou Malédictions. Qu’est-ce qui vous avait motivé à vous intéresser à ces partitions ? 

La curiosité et le challenge ont fonctionné à merveille. Une fois le déchiffrage de ces œuvres terminé, le travail en profondeur révèle toujours d’inestimables beautés. Malédiction, en particulier, mériterait d’être jouée régulièrement. Mon amour pour Berlioz, et la générosité avec laquelle Liszt transcrivait beaucoup d’œuvres de ses contemporains m’ont motivé aussi grandement.

Vous avez joué, à l’âge de onze, dans des extraits des Vingt regards de l’Enfant Jésus devant Olivier Messiaen et son épouse Yvonnes Loriod. Vous avez ensuite particulièrement bien servi Messiaen au disque et vos enregistrements sont des références. Qu'est-ce qui vous attire chez Messiaen ? 

Avant d’en être conscient, j’étais déjà nourri à la musique d’Olivier Messiaen, par le biais des disques que mon père écoutait fréquemment. Lorsque j’ai commencé, à l’âge de 10 ans à jouer quelques pièces, j’ai  reconnu ce langage, qui m’est rapidement devenu totalement familier. Les modes et les rythmes de son langage ne me posaient aucun problème de compréhension ; seuls les problèmes techniques ont nécessité quelques heures de travail … Les années suivantes, j’ai travaillé ses œuvres parallèlement au travail plus traditionnel du Conservatoire. La richesse de son écriture, due peut être en partie à l’extraordinaire pianiste qu’était Yvonne Loriod, la grande complexité rythmique, le chatoiement de ses modes, les proportions magiques, la lumière mystique qui baigne toute son œuvre, sont des éléments qui n’ont jamais cessé de m’éblouir. 

Cansu Şanlıdağ, à propos de  Philipp Scharwenka

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La pianiste Cansu Şanlıdağ nous propose un premier disque consacré à des œuvres pour piano  du compositeur allemand  Philipp Scharwenka (Pavane). Ce choix séduit par son originalité éditoriale et l’album convainc par sa justesse musicale. Crescendo Magazine a voulu en savoir plus et s’est entretenu avec l’artiste. 

Qu’est-ce qui vous a motivé à consacrer un album à des œuvres pour piano de Philipp Scharwenka ?  D’autant plus pour un premier album ? 

La toute première fois que j’ai entendu Scharwenka, c’était sa Sonate pour violon et piano, op. 114. Et je me souviens très précisément de ce moment : cette sensation physique presque inexplicable, comme si quelque chose s’ouvrait dans la poitrine. Ce genre de réaction qu’on a face à une très belle mélodie qui semble nous parler directement, sans détour.

Ce n’était pas une musique complexe ni spectaculaire — au contraire, c’était d’une simplicité lumineuse, presque pudique, mais bouleversante. Et ce qui m’a frappé ensuite, c’est le silence qui l’entoure. Comment une musique aussi sincère, aussi juste, a-t-elle pu rester dans l’ombre aussi longtemps ?

Pour moi, il était évident que ce compositeur méritait d’être réentendu. Et en même temps, j’aimais l’idée de commencer mon parcours discographique avec un geste fort : faire entendre une voix oubliée, mais profondément émouvante. C’était à la fois un choix de cœur et une manière d’affirmer une certaine vision de l’engagement artistique.

Comment avez-vous découvert le compositeur ? 

Ma découverte de Philipp Scharwenka est liée à un parcours un peu inattendu… qui commence avec Eugène Ysaÿe.

J’ai eu la chance de participer à un projet autour d’un Poème concertant récemment redécouvert, une œuvre magnifique qu’on a pu jouer et enregistrer avec le violoniste Philippe Graffin. Ce poème avait été édité par le musicologue Xavier Falques, dont le travail a été absolument déterminant.

L’œuvre était dédiée à Irma Sethe — une personnalité oubliée, mais fascinante — et c’est grâce aux recherches approfondies de la musicologue Marie Cornaz que nous avons découvert qui elle était. Son histoire, sa place dans le paysage musical de son époque nous ont tellement touchés que nous avons eu envie de lui rendre hommage à travers un concert à la Bibliothèque royale de Belgique (KBR).

C’est dans ce contexte, en consultant les partitions qui lui avaient été dédiées, que je suis tombé sur une Sonate de Philipp Scharwenka, également écrite pour elle. La découverte de cette pièce a été un vrai choc musical — et c’est à partir de ce moment-là que mon exploration de son œuvre a véritablement commencé.

Mozart, Donizetti, Verdi : des quatuors d’essence lyrique pour le Pacific Quartet Vienna 

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Szenen ohne Worte. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Quatuor à cordes n° 19 en do majeur K 465 « Dissonances ». Gaetano Donizetti (1797-1848) : Quatuor à cordes n° 17 en ré majeur. Giuseppe Verdi (1813-1901) : Quatuor à cordes en mi mineur. Pacific Quartet Vienna. 2024. Notice en allemand et en anglais.  62’ 50’’. Solo Musica SM 466. 

Mireia Tarragó et Victoria Guerrero : Lieder ou Cabaret songs ?

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Sous le titre générique « Lotte Lenya, de Vienne à Hollywood », ces deux jeunes artistes ont construit un captivant parcours sur l’évolution du « Lied » à la république de Weimar et à Vienne dans les années qui ont précédé la débâcle culturelle provoquée par le nazisme. Ce fut une période   d’expérimentation tous azimuts. Alban Berg écrivit, à ce propos, que les compositeurs « étaient assis sur un volcan en pré-éruption… ». En français, le terme Chanson de cabaret a une certaine connotation grivoise, évoquant de bons bourgeois allant s’encanailler dans des antres à la fréquentation douteuse... À Berlin ou à Vienne, dans les années trente du siècle passé, c’étaient plutôt des endroits favorisant la recherche artistique moins conventionnelle où peintres, écrivains ou créateurs de musique échangeaient sans façon des idées ou des œuvres avant-gardistes. Cela explique, en partie, pourquoi des compositeurs aussi « sérieux » ou académiques qu’Arnold Schönberg ou Erich Korngold y ont consacré une part non négligeable de leur production. Et la frontière entre le « Lied » ou mélodie érudite et la chanson populaire ou de cabaret s’en trouva complètement estompée. Lotte Lenya ne possédait pas une voix particulièrement séduisante pour nos critères actuels, mais son aura d’artiste et le charme absolu de ses performances en firent la muse indiscutable de Georg W. Pabst, de Bertolt Brecht (Les sept péchés capitaux et L’opéra de quat’sous furent écrits pour elle) ou de Kurt Weil, qu’elle épousa en 1926. À l’exception de la comtesse croate Dora Pejačević, disparue très jeune en 1923, tous les compositeurs de la soirée ont dû émigrer pour fuir les persécutions nazies et contribuèrent largement au développement de la musique vocale et orchestrale des films hollywoodiens. Le cas de Hanns Eisler, marxiste convaincu, est le plus paradoxal : émigré aux U.S.A. il y fut persécuté par le maccarthysme, pour se retrouver en Allemagne Orientale dans le viseur de la tristement célèbre Stasi. Bien sûr, tout rapprochement avec les faits se déroulant ces derniers mois aux States serait une pure coïncidence…