Alexander Melnikov au Palais de l’Europe à Menton
Le Festival de Musique de Menton, qui compte parmi les plus anciens festivals d’Europe, livre cette année sa 70e édition. Une célèbre anecdote raconte que son fondateur, le feu André Böröcz, alors qu’il montait les escaliers qui menaient au parvis de la basilique Saint-Michel Archange, entendit une musique diffusée par un vieux transistor. Il découvrit alors une acoustique idéale pour des concerts de musique classique, tout en étant en plein air. En effet, le lieu est entouré de trois murs de pierre et une magnifique vue s’ouvre sur la baie. Le samedi 5 août 1950 à 22 heures sur le parvis, le Quatuor Vegh joua Haydn, Mozart et Beethoven. Ce fut le premier concert du Festival, sur l’une des scènes les plus inspirantes du monde. Depuis une dizaine d’années, Paul-Emmanuel Thomas, chef d’orchestre très apprécié à l’autre côté des Alpes notamment pour sa direction d’opéras, redonne à la manifestation le prestige et l’éclat d’antan et les musiciens du premier plan se succèdent sous le regard de Saint-Michel, mais aussi dans le salon de Grande-Bretagne du Palais de l’Europe.
Ces concerts au Palais devaient avoir lieu, comme chaque année, au Musée Jean-Cocteau/ Collection Séverin Wunderman situé seulement à quelques mètres de la mer. Or, la tempête Adrian qui s’est abattue novembre dernier y a causé des dégâts considérables et le Musée est actuellement fermé pour travaux. La Palais de l’Europe, un ancien casino construit en 1909, est un des principaux édifices de la ville avec une belle façade majestueuse. Le vaste Salon de Grande-Bretagne se situe au deuxième étage donnant sur l’avenue. Des bruits de l’extérieur viennent parfois se mêler à la musique, mais la salle offre une résonance adéquate pour la musique de chambre, un peu sèche mais pas trop non plus, dans une certaine mesure plus agréable que le plafond bas du Musée.
Le pianiste moscovite Alexander Melnikov y a proposé, le 30 juillet, un récital Brahms et Schumann avec lequel il tourne en ce moment dans toute l’Europe. Il fait partie des pianistes qui jouent souvent sur instruments d’époque, la question d’interprétation « historique » étant l’une de ses préoccupations majeures dès son jeune âge. Mais ce jour-là, il est devant un Yamaha CFX. Dans les premières pièces, les Fantaisies op. 116 de Brahms, il est encore un peu hésitant. Jouer ces sept morceaux au début d’un récital demande une concentration particulière, surtout lorsque le concert commence à 18 heures. En les composant, Brahms, à l’apogée de son art, renoue avec le piano solo douze ans après les Deux Rhapsodies et inaugure une grande série de pièces pour cet instrument, des Intermezzi op. 117 aux Quatre Pièces op. 119. On peut considérer l’op. 116 comme une porte menant à son testament pianistique que l’on écoutera volontiers dans une atmosphère méditative. En début de soirée (ou plutôt en fin d’après-midi), la ville est encore en pleine activité et l’excitation de la journée est toujours manifeste. Ni l’interprète ni l’auditoire ne semblent se trouver complètement dans les conditions d’accueillir ces œuvres quasi-philosophiques. Pourtant, il crée déjà des merveilles, notamment dans les deux « Intermezzi » en la mineur n° 2 et en mi majeur n° 4 où il révèle incontestablement sa qualité de grand poète.
Avec les Scènes d’enfants de Schumann, on commence à apprécier pleinement son art. Dans un tempo assez allant, il fait redécouvrir la première pièce « Gens et pays étranger » en mettant de temps à autre en relief les lignes mélodiques dans les tessitures médiane et basse, habituellement cachées derrière la voix principale à la main droite. Les notes pointées qui marquent la « Curieuse histoire » lui confèrent une allure de marche, beaucoup plus qu’« Un événement important », plus vif dans le rythme. Le pianiste change complètement la sonorité pour quelque chose de très doux dans les dernières mesures de celui-ci, comme si l’enfant était déjà dans la rêverie de la pièce suivante. Et dans cette « Rêverie » ainsi que « Au coin du feu », le son crémeux et fondant crée un bon contraste avec le « Cavalier sur le cheval de bois » et le « Croquemitaine » qui viennent ensuite.
Lorsqu’il aborde les Etudes Symphoniques de Schumann, nous écoutons Melnikov depuis presque une heure mais son interprétation nous fait oublier la notion du temps et c’est comme si la soirée venait juste de commencer. Cette composition monumentale, constituée du thème et de douze études, exige du pianiste un investissement physique et mental important et se sert comme un bon plat de résistance. Alors que certains de ses collègues la dévorent, Melnikov la consomme avec élégance, ses propos sont profondément introspectifs pour les études lentes et, pour celles qui sont animées ou agitées, il n''approche jamais le clavier avec violence. Par ailleurs, il insère entre les 7e et 8e études les cinq variations posthumes, toutes interprétées avec expressivité et délicatesse. Dans le finale imposant, il est particulièrement remarquable qu’il joue le 2e thème en maintenant una corda, produisant un effet inattendu. Son interprétation est un véritable voyage, presque initiatique. En bis, « un petit Scriabine » pour lequel il évoque son amitié avec Boris Berezovsky programmé au Festival le mardi 6 août.
Au Salon de Grande-Bretagne, nous avons aussi entendu un concert du Quatuor Allegri, la formation de chambre la plus ancienne du Royaume Uni. Mais les quatre musiciens ne semblaient pas au meilleur de leur forme ni pour la légèreté raffinée de Haydn ni pour la consistance de Beethoven…
Crédits photographiques : Julien Mignot
Victoria Okada