Björn Schmelzer et Graindelavoix, créateurs de mondes musicaux
Au pupitre de son ensemble, Graindelavoix, notre compatriote Björn Schmelzer s’est imposé comme l’un des musiciens incontournable de la scène nationale et l’un des artistes les plus considérables de la musique ancienne. Déjà fort d’une imposante discographie, il sait faire de chacune de ses parutions des évènements éditoriaux. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec Björn Schmelzer pour évoquer son dernier album “The Earthquake Mass (Gossa).
Le titre de l’album est “The Earthquake Mass”, pourquoi ce titre ?
Parce que la composante principale de cette album réside dans la Missa Et ecce terrae motus du polyphoniste français Antoine Brumel. Il s'agit d'une messe monumentale pour douze voix (en cinq parties), peut-être écrite à Ferrare vers 1510, basée sur la mélodie d'une antienne pour Pâques: Et ecce terrae motus : « et voici, la terre trembla », en référence à la dimension psycho-acoustique dans l'évangile de la résurrection du Christ. Ceci n'est pas décrit comme quelque chose de visible, mais comme un phénomène auditif et même écologique : l'ange faisant rouler l'énorme pierre tombale devant la tombe, accompagné d'un tremblement de terre. Les femmes qui se sont rendues au tombeau le trouvent ouvert et vide.
Votre nouvel album est centré autour de la “Missa Et ecce terræ motus” d’Antoine Brumel dont vous dites qu’elle est “monstrueuse et unique”. Est-ce que vous pouvez expliquer votre propos ?
C'est une messe à 12 voix, exceptionnelle pour l'époque et c'est aussi une composition insolite et spectaculaire, qui utilise largement les effets spatiaux et les textures, qui souvent n'évitent pas les effets abrasifs et grinçants dus aux nombreuses positions croisées et aux dissonances passagères. La messe est pleine d'ostinati et de séquences, de motifs répétitifs variés par la texture polyphonique, ce qui peut être encore accentué si l'ensemble est composé de chanteurs différents en couleur et en timbre ou en utilisant des instruments différents. La partition se prête donc à de telles orchestrations. Ce qui m'a également fasciné, c'est le cas unique où cette messe apparaît plus de cinquante ans après ses origines, au début du XVIe siècle, dans la chapelle de la Cour bavaroise sous la direction d'Orlando di Lasso, qui a consacré une transcription de l'œuvre en 1468. C’est même la raison pour laquelle nous connaissons la messe aujourd’hui. L’original est donc inconnu, tout comme les circonstances de sa composition, mais il s’agit d’une transcription et d’une interprétation bien plus tardives, au XVIe siècle, qui déplace également le contexte de la messe de Brumel. Je trouve cette aliénation originelle fascinante.
Entre les parties de la messe d’Antoine Brumel, il y a des interludes du compositeur contemporain Manuel Mota ? Pourquoi avez-vous décidé ce contrepoint contemporain en écho à la musique de la Renaissance ?
Dès le début de ce projet, j'ai voulu trouver un pendant approprié à la messe, qui serait bien sûr aussi capable de changer l'horizon traditionnel de la musique ancienne, ou mieux encore, pour que l'horizon historique virtuel qui émerge avec l'historicité complexe de la messe de Brumel soit clair. J'ai envisagé d'autres configurations possibles, mais elles ont finalement souligné la dichotomie entre ce qu'on appelle le contemporain et ce qu'on appelle l'historique : musique ancienne contre musique actuelle. Alors qu'à mon avis, la musique dite ancienne est notre musique actuelle, et la musique contemporaine est toujours plus difficile à définir, car nous n'avons aucune distance par rapport à elle. J'étais plus intéressé par la dialectique que produirait la rencontre des répertoires que par une fusion ou une scission. J'ai travaillé avec Manuel dans le passé : ce que je trouve si pertinent dans sa musique et son attitude artistique, c'est son immense absorption virtuelle de la musique du XXe siècle, de l'avant-garde à l'underground en passant par le répertoire de guitare virtuose et les styles improvisés, mais cela à en même temps, il est capable de laisser cela de côté et d'être réceptif au nouveau cadre dans lequel il va opérer. Quand on écoute ce qu’il développe et joue sur l’enregistrement, cela devient clair. D'une part, il y a l'espace extrême qu'il crée pour la composition de Brumel elle-même, d'autre part, nos oreilles sont littéralement lavées avant et après chaque partie de la messe, de sorte que nous pouvons la respirer encore et encore, à chaque fois d'un point de vue différent. Ce dont il s'agit devient clair à la fin, où sa guitare commence littéralement à envahir la polyphonie qui se noie lentement : d'un point de vue dramaturgique, il me semble qu'on ne comprend finalement pleinement qu'à la fin et qu'on aurait alors envie de refaire le voyage. Le premier morceau du CD est un prélude d'environ 14 minutes à évolution très lente, mais s'y plonger ou s'y noyer en vaut vraiment la peine car il constitue une parfaite introduction à l'auditeur pour recevoir le Kyrie, la première partie de la messe.
Je dois ajouter que des choix plus inhabituels ont été faits concernant l'orchestration. J'aurais pu choisir seulement 12 chanteurs, mais j'ai plutôt choisi 8 chanteurs, 2 cors dits naturels du 19e siècle (joués par les virtuoses Pierre-Antoine Tremblay et Christopher Price), qui jouent chromatiquement en mettant le poing dans le cor, technique qui rend le phrasé très vocal ; un serpent (joué par Berlinde Deman dont le biotope est le jazz et la musique du monde) et un cornetto (joué par Lluís Coll i Trulls, notre partenaire régulier). Ces instruments contribuent à l'idée de “Nachleben” que j'ai voulu évoquer : le fait qu'une œuvre d'art n'appartient jamais seulement au temps de sa création, mais voyage à travers différentes époques par lesquelles elle se contamine.
Dans le livret, vous avez rédigé un essai dans lequel vous rapprochez les similitudes de la composition de Brumel avec le dessin de Pieter Bruegel La Résurrection du Christ, “offrant ainsi une autre approche fascinante de l'une des créations musicales les plus remarquables et les plus cruciales de la Renaissance”. Quelles sont les similitudes entre la musique et la peinture ?
Le dessin de Bruegel date de la même époque que la récupération par Lassus de la composition de Brumel, que l'on croyait perdue. Bruegel et Orlandus Lassus partagent les mêmes environnements culturels, à Rome puis à Anvers dans les années 1550. C'est l'époque des guerres, des crises sociales, religieuses et économiques. Le dessin de la Résurrection de Bruegel s'inscrit dans une série d'œuvres que Bruegel a réalisées en réponse au traumatisme de l'iconoclasme au milieu des années 1560 aux Pays-Bas, c'est-à-dire exactement au même moment de la transcription par Lasso de la messe de résurrection de Brumel. Il s’agit d’une résurrection consciemment réalisée sous forme de grisaille, d’un manque intentionnel de couleurs, d’une sorte de déclaration de la fin de l’art, mais exprimée comme art. Ce qui est également remarquable dans ce dessin, c'est qu'à mon avis, c'est la seule image d'une résurrection où la pierre devant la tombe est ronde et donc, comme le décrit la Bible, a été roulée loin de la tombe. L’utilisation d’ostinati incessants et de séquences répétitives dans la messe pourrait aussi être une évocation du roulement de cette pierre. Au lieu de réduire la Messe de Brumel à son hypothétique lieu et moment d'origine et aux circonstances supposées originales (Ferrare sous Alphonse d’Este) j'ai saisi l'opportunité de la seconde vie de la Messe pour la jouer à partir d'une sorte d'historicisme virtuel qui prend compte de toutes les implications et conséquences de la composition. Mais en même temps, cela explique aussi le retard, une sorte de « Grau in Grau » avec lequel Hegel décrit l'apparition toujours tardive de la philosophie, ici transposée à l'aspect mort-vivant de l'interprétation contemporaine d'une messe du XVIe siècle si chargée de signification.
Le répertoire que vous enregistrez avec Graindelavoix est très spécifique et chaque album semble très réfléchi. Comment déterminez-vous ces projets ?
Le fil conducteur de tous nos projets sont des répertoires historiques auxquels nous souhaitons donner rétroactivement une nouvelle sorte de pertinence par rapport à notre époque et à l'actualité, souvent dans une perspective inattendue. En fait, je pars toujours du renversement du dictum de Bruno Latour : "nous n'avons jamais été modernes", à savoir : nous avons toujours été modernes... du moins c'est ce que je pense, ç'a été le point de départ artistique des artistes et des compositeurs, y compris avant l'officiel période moderne. Les répertoires et les œuvres d'art avant même la modernité sont déjà modernes, je veux dire qu'ils ne coïncident ou n'illustrent qu'en apparence l'époque à laquelle ils ont été créés. Mon point de départ est donc diamétralement opposé à celui de la musique ancienne traditionnelle et de son bon sens idéologique. Pour moi, la musique ancienne est toujours liée à son histoire traumatisante tacite. La musique ancienne était censée être un pansement sur la plaie de la modernité, une sorte de monde musical onirique où il n’y avait pas encore de dissonances, où tout était encore mélodieux et rayonnant d’harmonie. Si ce n'était pas le reflet simpliste d'une simplicité imaginée de la vie, dans laquelle la musique avait une fonction purement utilitaire, alors c'était au moins le reflet d'un monde paradisiaque où il n'y a ni fissures ni conflits, la musique des anges, l'harmonie des sphères. C’est le programme idéologique réactionnaire auquel je crois que la musique ancienne est encore redevable. Au lieu de cela, je souhaite présenter des compositeurs qui étaient déjà de véritables artistes au sens moderne du terme, et non de simples artisans fidèles ou dévots qui se soumettent aux contraintes d’un mécène ou d’un prince.
L'agenda de Graindelavoix est donc déterminé par une telle approche critique de la musique ancienne. Vous découvrirez ce fil conducteur à travers tous nos enregistrements et programmes. Concrètement, nous souhaitons également proposer au public contemporain de nouvelles façons d’aborder les répertoires historiques. Il est important de réfléchir à ce qu'est l'histoire, comment elle fonctionne, ce que sont les œuvres d'art et la musique historiques, comment elles peuvent encore être pertinentes aujourd'hui, ou mieux : comment elles pourraient être réellement pertinentes pour les gens d'aujourd'hui plutôt que pour les auditeurs de l'époque historique à laquelle ils sont apparus. Je pense que c'est peut-être l'un des plus grands clichés historiques auquel nous croyons encore obstinément : que les contemporains d'un certain répertoire avaient une connaissance et un accès plus profonds et plus directs à ce répertoire, et que nous en sommes privés, et que par conséquent nous ne pouvons plus se rapprocher de ces répertoires et de leur appréciation que par l’empathie historique. Le contraire me semble vrai : c’est justement la distance, l’aliénation et le déplacement qui permettent d’apprécier ces répertoires. Et en même temps, je ne crois pas que les contemporains aient mieux compris l’art de leur époque, ni que la musique et l’art étaient, pour ainsi dire, plus ancrés dans la vie et partagés par tous. L’art médiéval et de la Renaissance, comme l’art de la modernité, était délibérément étrange, impossible, singulier, excentrique, ambigu, ambivalent. C'est le cas du Roman de la Rose, de la cathédrale gothique et des compositions des polyphonistes. La musique ancienne ne s’est toujours pas débarrassée d’une forte dose d’esprit de clocher. Cela signifie qu'il reste obstinément coincé dans un idéal de reconstitution, de folklore, de fausse originalité, d'authenticité et de ressentiment. On continue de croire que l’art du passé était en soi réactionnaire ou conservateur et on remet cette musique et cet art entre de mauvaises mains idéologiques.
Est-ce que vous avez déjà un autre projet dans le pipeline ?
Nous terminons un nouveau disque qui s'intitulera EX NIHILO (« Polyphonie au-delà du cours des choses ») et s'ouvre sur l'impressionnant motet en six voix Praeter rerum seriem (au-delà ou contre le cours des choses) de Josquin des Prés. C'est un disque sur la polyphonie comme articulation de l'impossible, l'idée de la polyphonie comme une sorte de science-fiction avant la lettre. En plus de Josquin, l'album comprend également deux Salve Regina de Jacob Obrecht, un motet de Ockeghem et enfin deux motets de Giaches de Wert et Bernardino de Ribera. Les pièces sélectionnées sont pleines de rhétorique et d’affect qui servent à incarner, à rendre audibles et tangibles des images et des idées véritablement impossibles et paradoxales, souvent liées à des contradictions théologiques mystiques. La palette de subtilités contrapuntiques, de textures, de colorations polyphoniques, de relations croisées et de dissonances sont tout simplement hallucinantes. On pense souvent qu'il faut attendre les sentiments humains pour parler d'expression textuelle ou poétique, mais ces compositeurs ont rendu les idées les plus abstraites tangibles, audibles, j'ose dire, visibles. Encore, un classique de Graindelavoix qui sortira à l'automne 2024, chez Glossa !
Le site de l'ensemble Graindelavoix : www.graindelavoix.be
A écouter :
Antoine Brumel, Earthquake Mass. Graindelavoix, Björn Schmelzer, directionManuel Mota, guitare électrique. Glossa.
Crédits photographiques : J-M Guélat
Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot