A L’Opéra

Sur les scènes d’opéra un peu partout en Europe.

A Genève, le magnifique Roméo de Benjamin Bernheim  

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En cette saison 2022-2023, l’Orchestre de Chambre de Genève fête ses trente ans d’existence. Dans sa programmation extrêmement variée, figure un opéra en version de concert, Roméo et Juliette de Charles Gounod, donné pour deux soirées à l’Auditorium Stravinski de Montreux le 7 janvier et au Bâtiment des Forces Motrices à Genève le 10 janvier.

Ingénieuse idée que celle de présenter sous cette forme ce grand ouvrage du répertoire français à un public qui n’y est guère accoutumé ! Sous la direction du jeune Marc Leroy-Calatayud, chef associé de l’OCG pour cette saison, l’œuvre vous empoigne dès sa saisissante Ouverture-Prologue, innervée d’une énergique dynamique théâtrale que ponctue le declamato mesuré de l’Ensemble Vocal de Lausanne, à la diction parfaitement intelligible. A Genève, le texte est du reste projeté sur un écran en fond de scène, ce qui permet de suivre aisément la trame. Loïc Richard élabore une mise en espace circonscrite de chaque côté par une estrade où une partie de l’action peut être mimée par les solistes qui apparaissent devant les feux de la rampe.

Lors du Bal des Capulets, l’attention se porte sur le Tybalt péremptoire de Thomas Atkins imposant ses vues devant le Pâris en demi-teintes de Clemente Hernandez. Paraît le Comte Capulet campé par Jean-Sébastien Bou, investi de l’autorité paternelle pour exprimer sa joie de présenter sa fille, Juliette, incarnée par la soprano franco-américaine Sandra Hamaoui. Chaperonnée par la Gertrude bienveillante de Marie-Thérèse Keller, elle produit d’abord un coloris légèrement guttural qui laisse affleurer le déséquilibre entre les registres avec un medium trop sourd sous un aigu brillant où le texte n’a pas de prise. Mais une fois passée la nervosité affectant le premier acte, son chant acquiert meilleure assise. Le Mercutio de Philippe-Nicolas Martin instille une note divertissante par son baryton clair évoquant avec une précision de touche Mab, la reine des mensonges. Par quelques phrases de récitatif, lui répond le Roméo de Benjamin Bernheim, subjugué immédiatement par l’apparition de Juliette. Abordant le rôle pour la première fois, il développe d’emblée un phrasé magistral qui sous-tend le legato du madrigal à deux voix « Ange adorable », avant de laisser se répandre sa passion dévorante dans la cavatine « Ah ! Lève-toi, soleil », irradiée par l’insolence de l’aigu. Alors que sa partenaire se montre plus sûre dans ses interventions, il se laisse gagner par l’expansion généreuse du duo « Ô nuit divine ! je t’implore » puis achève le deuxième acte par un « Va ! repose en paix » en un pianissimo étiré sur la longueur du souffle. L’acte III le confronte au Frère Laurent de Jean Teitgen, basse impressionnante qui fait autorité par l’ampleur de ses moyens dans le quatuor « Dieu, qui fis l’homme à ton image » où les deux amants jouent les tourtereaux pris en faute et feignant d’être sérieux. La place publique devant le palais des Capulets braque les feux sur le Stéphano pimpant d’Adèle Charvet qui s’arme d’effronterie pour provoquer la faction des Capulets menée par le Grégorio hardi d’Alban Legos et l’arrogant Tybalt de Thomas Atkins. Et la baguette de Marc Leroy-Calatayud exploite les ressources de l’Orchestre de Chambre de Genève et de l’Ensemble Vocal de Lausanne pour brosser un Final épique où le Benvolio d’Etienne Anker seconde Roméo voulant venger la mort de Mercutio. Et tous ploient le genou devant le Duc de Vérone statuaire de José Bertili.

L’Opéra Royal de Wallonie est en fête avec Offenbach

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Le spectacle de fin d’année de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège est toujours un rendez-vous incontournable. Au programme cette année : La Vie parisienne de Jacques Offenbach. Opéra-bouffa haut en couleur, il nous est proposé dans sa version originelle grâce au travail de recherche du centre de musique romantique française Le Palazzetto Bru Zane. Cela nous a permis de découvrir un cinquième acte, ainsi que différents airs méconnus.

C’est sous la baguette expérimentée de Romain Dumas que s’est produit l’orchestre de l’opéra. Comme à leur habitude, les musiciens nous ont livré une partition parfaite et ont très bien joué leur rôle de soutien des chanteurs. Autant dans les moments de pure folie que dans les rares moments plus graves, les couleurs déployées par l’orchestre ont rivalisé avec celles déployées par Christian Lacroix dans les costumes et les décors. Les premiers, tantôt drôles, tantôt extravagants, sont la parfaite représentation de l’esprit de l'œuvre. Tandis que les seconds, bric-à-brac ordonnés, dépeignent l’image d’une société où faire bonne figure est la chose la plus importante. La mise en scène, elle aussi réalisée par le couturier français (sa première), est hilarante et folle, sans pour autant être brouillon. Cela est aussi dû au travail de chorégraphie titanesque de Glyslein Lefever. Cerise sur le gâteau, Bertrand Couderc, aux lumières, ajoute sa pierre à l'édifice avec un jeu d’oppositions entre couleurs vives et noir et blanc très juste, surtout lors de l’acte 4 et l’apparition de Madame de Quimper-Karadec et Madame de Folle-Verdure.

L’Orchestre Symphonique de la Monnaie en démonstration symphonique

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Ce vendredi 30 décembre a lieu le dernier concert de l’Orchestre Symphonique de la Monnaie à Bozar. Ce dernier clôture le 250e anniversaire de la phalange bruxelloise placée sous la direction de son Directeur Musical Alain Altinoglu. Le chef français est accompagné pour l’occasion de la brillante pianiste roumaine Alexandra Dariescu. Au programme de cette soirée, Sigurd Overture d’Ernest Reyer, les Variations Symphoniques de César Franck et la célèbre Symphonie Fantastique d’Hector Berlioz. 

L’opéra Sigurd d’Ernest Reyer a été créé à la Monnaie en 1884 et fait partie de l’un des moments les plus glorieux de la maison d’opéra bruxelloise. Cette ouverture très peu jouée est choisie pour ouvrir le bal de cette dernière soirée musicale. Le début est intense mais il y a aussi une certaine solennité. La suite est bien plus tranquille. Alors que les cordes jouent avec délicatesse, de magnifiques solos de la part de la clarinette, du cor et du hautbois émergent de l’orchestre. Tout s’anime, laissant place à un grand tutti dégageant une belle énergie tout en gardant de beaux contrastes. Une nouvelle période calme se profile avec de nouveaux solos exécutés avec brio par l’harmonie. La fin de l’ouverture avec la sonnerie de trompette est triomphale. Un public déjà conquis applaudit plus que vivement cette première interprétation de la soirée.

Place aux Variations Symphoniques pour piano et orchestre de César Franck. Avec la Symphonie en ré mineur, cette pièce fait partie du répertoire le plus connu et le plus joué du compositeur belge. La soliste du soir est la pianiste roumaine Alexandra Dariescu. Cette artiste à la renommée internationale collabore régulièrement avec de grands orchestres et de prestigieuses salles. 

A Lausanne une pétillante My Fair Lady  

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Pour célébrer les fêtes de fin d’année, l’Opéra de Lausanne reprend la production de My Fair Lady que Jean Liermier avait conçue pour cette même scène en décembre 2015 en faisant appel à Christophe de la Harpe pour les décors, à Coralie Sanvoisin pour les costumes, à Jean-Philippe Roy pour les lumières et à Jean-Philippe Guilois pour la chorégraphie. 

D’emblée, il faut relever que le spectacle n’a pas pris la moindre ride et que l’on s’amuse toujours autant avec ce boulevard devant Covent Garden enneigé et cette colonne Morris dans laquelle s’est faufilé le professeur Henry Higgins, afin de transcrire en phonétique le redoutable jargon cockney asséné par la bouquetière Eliza Doolittle. Que sont cocasses les apartés du personnel de maison ponctuant les interminables séances de formation où, lovée dans un énorme fauteuil surmonté d’un pavillon acoustique, la pauvre fille tente de modeler des voyelles sous le regard compatissant du Colonel Pickering et les hochements réprobateurs de Mrs Pearce, la gouvernante ! Comment ne pas s’esclaffer de rire alors que, devant la tribune d’Ascot, passent, ventre à terre, les coursiers, suivis d’une Mary Poppins égarée et que la pauvre Eliza profère un gros mot en suscitant le mépris de la gentry huppée mais en éveillant un tendre émoi chez le fringant Freddy Eynsford-Hill ! Haut en couleurs, le pub des bas quartiers où Alfred Doolitlle, son père, noie dans l’alcool la crainte de convoler en justes noces avec sa ‘bourgeoise’, sous les quolibets de ses compagnons de beuverie ! En demi-teintes où se faufile une indicible tendresse, l’héroïne finira par considérer Freddy, l’amoureux transi, le Colonel Pickering, masquant son inclination sous la bonhommie, avant de rejoindre, sans mot dire, son Pygmalion en lui apportant ses pantoufles…

En toute espièglerie Le Barbier de Séville de Gioacchino Rossini 

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A l’Opéra National de Lorraine, Le Barbier de Séville est emporté prestissimo (à la Rossini donc) par une mise en scène « vive et malicieuse » (c’est la définition de l’espièglerie) de Mariame Clément et par des interprètes heureux d’en rajouter à bon escient dans le jeu scénique… sans compromettre pour autant leurs incontestables qualités vocales.

Ce que l’on découvre sur le plateau, c’est comme un grand bloc qui tourne… en fait la maison fortifiée (fenêtres et portes occultées) du docteur Bartolo, un homme d’un âge certain (on appelle cela un barbon), soucieux de protéger des regards, qu’il juge tous « intéressés », sa pupille Rosine … qu’il se réserve pour lui-même. Evidemment, il ne sait pas ce qui l’attend. Le Comte Almaviva (qui se fera d’abord passer pour Lindoro, un étudiant pauvre) est amoureux de la belle ; le barbier Figaro, très vif et très malicieux, espiègle donc, va l’aider à sauver la belle et à l’épouser, au grand dam du tuteur. Tout évidemment finit au mieux pour les tourtereaux (… même si l’on sait, grâce aux Noces de Figaro, que le couple connaîtra plus tard quelques problèmes liés aux pulsions de monsieur, mais Figaro, encore lui, défendant Suzanne sa promise, remettra de l’ordre moral dans tout cela…).

La scénographie est à panneaux mouvants, qui s’ouvrent notamment sur le cabinet de consultation du docteur Bartolo (devenu dentiste à l’ancienne pour l’occasion) ou sur la chambre de la pupille. C’est une boîte à surprises. 

On l’aura compris, Mariame Clément a décidé de s’amuser en mettant en scène cette œuvre (qu’on peut également par ailleurs lester de points de vue plus sérieux ou davantage engagés : le sexisme, le machisme, la dépendance des filles et des femmes, la corruption, etc.). Ce faisant, elle nous amuse.

Elle ne sollicite pas le texte : les spectateurs peuvent constater qu’elle prend au pied de la lettre des mots et des phrases du livret pour leur donner une équivalence scénique superlative (tous les personnages se figent soudain en « statues », ils se « cognent la tête »). Elle multiplie les gags visuels en jouant sur de savoureux anachronismes : l’homme à tout faire Basilio aux apparences de rocker à chemise rouge et banane, Almaviva en Rambo ou en sosie d’Elvis Presley se déhanchant comme il convient. Il y a des agitations de film muet. Elle installe le tout dans un rythme soutenu bienvenu… celui de la musique de Rossini.

A Genève, une pitoyable Stuarda 

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En octobre 2021, le Grand-Théâtre de Genève entreprenait de présenter la trilogie des reines d’Angleterre dite ‘Trilogie Tudor’ réunissant trois des grands ouvrages dramatiques de Donizetti, Anna Bolena, Maria Stuarda et Roberto Devereux. Nous était annoncé que Mariame Clément en assurerait la mise en scène, Julia Hansen, les décors et costumes et qu’Elsa Dreisig et Stéphanie d’Oustrac se partageraient les rôles des antagonistes.

A l’instar d’Anna Bolena, le rideau se lève sur les Dames de Cour vêtues de noir et les hommes en chasseurs entourant le billot sur lequel Mary Stuart sera décapitée. De larges baies vitrées donnent sur une rangée d’arbres verdoyants, alors que paraît Elizabeth I en amazone arborant une cuirasse et des jambières héritées d’une certaine Jeanne d’Arc à Rouen. Le dialogue dramatique qu’elle établit avec les Lords Cecil et Talbot à propos du sort de la reine d’Ecosse se fait sur des mouvements de danse totalement incongrus qui s’amplifieront avec la venue de son favori, Leicester. Comment croire que la reine vierge subit ses avances, avant de le jeter sur la table dans l’espoir de copuler avec lui ? Puis la mise en scène, réduite à sa plus simple expression, se contente de suivre docilement la trame jusqu’à la scène finale où une caméra TV filme les banderoles de protestation que brandit le peuple écossais avant l’exécution. 

Comme dans le volet précédent, le bât blesse au niveau de la musique guère aidée par la direction brouillonne du jeune Andrea Sanguineti qui ne peut éviter les décalages dans des tempi qui se veulent dynamiques. L’Orchestre de la Suisse Romande fait du mieux qu’il peut pour le suivre, tandis que le Chœur du Grand-Théâtre (comme toujours remarquablement préparé par Alan Woodbridge) ne se laisse pas décontenancer et réussit même à susciter l’émotion dans le tableau final.

A la Scala de Milan, un Boris Godounov à demi réussi 

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Depuis plus de vingt ans, c’est-à-dire depuis avril 2002 quand Valery Gergiev dirigeait sa production du Théâtre Mariinsky, la Scala de Milan n’a pas repris Boris Godounov. En premier lieu, il faut relever que depuis janvier 1909, les vingt-cinq productions données sur cette scène ont eu recours à la seconde version de l’ouvrage datant de 1874 et incluant l’acte polonais.

Donc, pour la première fois, Riccardo Chailly et le metteur en scène Kasper Holten optent pour la première mouture de 1869 comportant sept tableaux orchestrés par Moussorgsky lui-même, ce qui révèle l’audace innovatrice d’une écriture qu’aseptisera la réorchestration de Rimsky Korsakov, afin que l’ouvrage paraisse jouable sur n’importe quelle scène. Mais heureusement, par honnêteté intellectuelle, elle a laissé intact le manuscrit original.

La production de Kasper Holten est centrée sur les thèmes de la conscience, du pouvoir, de la manipulation, de la censure et de la vérité. L’on sait que la tragédie de Pouchkine s’est inspirée de Shakespeare, de diverses de ses tragédies dont Macbeth et que l’époque où oeuvra le dramaturge est celle où vécut le véritable Boris Godounov. Dès le prologue, apparaît le moine Pimène en tant que chroniqueur et témoin de la vérité historique. Le drame se joue donc à l’intérieur de sa narration. C’est pourquoi le décor d’Es Devlin consiste en un gigantesque parchemin qui est déroulé jusqu’aux cintres en prenant appui sur un arrière-plan accumulant nombre de cartes géographiques. S’y entremêlent les événements du passé, du présent et du futur, ce qui justifie que, sous les éclairages habiles de Jonas Bogh, les costumes d’Ida Marie Ellekilde mélangent les époques en se référant au XVIe siècle des faits réels, au XIXe de Pouchkine et à notre époque, dans le but de montrer la pérennité du mythe. Continuellement, le spectre de Dimitri, le tsarévitch assassiné par les sbires de Boris, suit les pas de son meurtrier en côtoyant ses enfants auxquels il prédit leur futur (Féodor sera égorgé, sa sœur Xenia sera violentée). Et le fait se concrétisera avec les corps d’adolescents massacrés que le peuple présentera au tsar devant Saint-Basile. 

En avant, la musique : « On purge bébé ! » de Philippe Boesmans

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A La Monnaie, ces jours-ci, un « opéra de boulevard » se révèle être une excellente façon de célébrer la mémoire, de saluer l’importance de son compositeur, Philippe Boesmans, qui nous a quittés en avril dernier (et qui n’a pas eu le temps de mettre lui-même la dernière barre de mesure à l’œuvre, conclue en belle fidélité, en toute affection et reconnaissance, par Benoît Mernier).

C’est Philippe Boesmans lui-même qui a voulu mettre en opéra « On purge bébé ! » de Georges Feydeau. Un peu à la manière de Giuseppe Verdi, concluant, quasi au même âge, toute une vie de tragédies par l’énorme farce de Falstaff : ainsi donc On purge bébé ! après La Passion de Gilles, Reigen, Wintermärchen, Julie, Yvonne, Princesse de Bourgogne. Le Feydeau est une toute petite pièce, un peu comme les griffonnages qu’ont laissés certains grands peintres sur un bout de papier, une œuvre « en marge ». Monsieur Follavoine entrevoit le couronnement de sa carrière de porcelainier : livrer des milliers et des milliers de pots de chambre à l’armée française… des pots de chambre incassables, prétend-il. Mais c’est sans compter avec un problème domestique « d’envergure » (du moins, c’est ainsi que sa femme le considère) : Bébé « n’est pas allé », bébé est constipé, il faut donc purger bébé ! Voilà qui suffit à déclencher la mécanique-Feydeau avec le surgissement du militaire responsable des achats, qui est, c’est un lieu commun du genre, « cocu, cocu, cocu », et de sa femme accompagnée de son « cousin », son amant en fait.

Une Force du Destin suprêmement musicale

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Vaste salon, table éclairée de chandeliers, portraits d’ancêtres : ce décor sera le seul situé dans l’intimité d’une demeure familiale. Le Marquis de Calatrava y souhaite bonne nuit à sa fille Léonora di Vargas avant que l’irruption de l’amant-ravisseur, Don Alvaro, fils d’un noble espagnol et d’une princesse inca, n’anéantisse en un éclair ce paisible tableau. L’absence d’ouverture, replacée ici après la fuite des jeunes gens, renforce la violence de l’équation : père intransigeant, amant meurtrier malgré lui, jeune fille déchirée entre les deux. 

Réminiscence du Don Giovanni de Mozart, à cette différence près que le frère, Don Carlo di Vargas, incarne à lui seul « la » vengeance. Il réduit de ce fait Leonora à un rôle de victime sacrificielle armée de seules forces spirituelles. En outre, un mélange de néo-paganisme, de religieux « romain » et de romantisme allemand (Schiller) fait finalement basculer l’esthétique générale du côté de Victor Hugo auquel le compositeur avait justement dû renoncer sous la pression de la censure.

L’oeuvre commandée par le Tsar prend alors les proportions du continent : gigantesque errance, dans le temps -presque dix ans-, et dans l’espace -depuis les campements militaires, assemblées de bohémiens, jusqu’aux asiles monastiques et autres ermitages qui font office de tombes-. Intenses mouvements aussi du côté des protagonistes : les héros changent de nom, d’apparence, de genre, d’identité, si bien qu’on ne sait jamais vraiment s’ils sont vivants, morts ou revenants. Proportions monumentales, enfin, de la partition qui juxtapose des scènes bouffes, ironiques, sentimentales, nobles ou totalement intériorisées.

La Clemenza di Tito à Liège avec Cecilia Bartoli

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Composé par Mozart à l’occasion du couronnement de l’Empereur Léopold II comme Roi de Bohême à Prague en 1791, La Clemenza di Tito est l’une des dernières œuvres du maître. Élaborée entre l’écriture de La Flûte Enchantée et de son Requiem, l'œuvre fut terminée en un temps record, moins de deux mois. Une partie étant même composée sur le trajet entre Vienne et Prague ! Bien loin des derniers opéras de Mozart, La Clemenza di Tito est un retour à l’opéra séria, contexte oblige.

Une fois n’est pas coutume, c’est un autre ensemble que celui de l’Opéra Royal de Wallonie qui s’est produit ce 28 novembre. Et quel ensemble ! Les Musiciens du Prince-Monaco et le chœur Il Canto di Orfeo dirigés par Gianluca Capuano, avec Cecilia Bartoli, Alexandra Marcellier, Mélissa Petit, Lea Desandre, John Osborn et Peter Kálmán dans les rôles principaux. Avec une telle affiche, il ne faisait aucun doute que le spectacle allait être au rendez-vous. Surtout connaissant les liens qui unissent chacun des intervenants. En effet, l’orchestre a été créé en 2016 par Cécilia Bartoli tandis que le chœur, lui, fut fondé en 2005 par Gianluca Capuano. Nous pouvons ajouter à cela les nombreuses collaborations passées entre Cécilia Bartoli, John Osborn et Peter Kálmán, qui se connaissent sur le bout des doigts, ou encore l’expérience de la troupe qui termine doucement une tournée consacrée à cette version concertante de l'œuvre mozartienne.

C’est donc avec une grande hâte que le public s’est pressé dans la salle quasi comble de l’ORW pour assister à un concert d’une qualité tout bonnement exceptionnelle. Chaque chanteur a brillé par sa puissance et sa qualité vocale, sans jamais prendre le dessus sur les autres. Cecilia Bartoli a ébloui dans un Sesto impliqué et passionné. Chacune de ses interventions, précise et puissante, a fait frissonner le public accroché à ses lèvres. En face d’elle, Alexandra Marcellier, en Vitellia, a fait jeu égal avec elle. Le rôle demande une grande maîtrise vocale, surtout dans le registre grave du soprano, plus développé ici qu’à l’habitude. Une bagatelle pour la jeune française qui se balade d’un bout à l’autre de l'œuvre avec une aisance peu commune. Lea Desandre, quant à elle, a interprété chaque air avec douceur et émotion. Très convaincante dans le rôle d’Annio, un homme, son duo avec Cécilia Bartoli lors de la scène 3 fut l’un des plus beaux moments de la soirée. Pour clôturer ce quatuor féminin, Mélissa Petit, déjà passée sur la scène de l’ORW en 2019, a interprété le rôle de Servilia. Toute en finesse, elle a conquis le cœur du public, qui regrettera de ne pas avoir pu l’entendre plus.