Malgré le durcissement des mesures sanitaires à travers l’Europe, Monte-Carlo permet toujours à un public (certes limité) d’assister à des représentations d’opéra ou des concerts. Cap aujourd’hui sur l’Opéra Garnier pour une représentation scénique du rare I Lombardi alla prima crociata de Verdi.
L’opéra monégasque reprend une production du Teatro Regio de Parme dans une mise en scène du regretté Lamberto Puggelli, remise sur le métier par Grazia Pulvirenti. Les décors sont de Paolo Bregni et les costumes de Santuzza Cali. L’ensemble est saisissant et rend parfaitement les facettes de cette oeuvre oubliée que Verdi composa un an après le succès de son Nabucco.
Comme souvent sur le rocher, la partie musicale est des plus soignées. Rompu à la fosse, le Maestro Daniele Callegari est en complicité avec un orchestre et un choeur parfaits de style et d’engagement.
La distribution vocale est du même niveau avec, en tête d’affiche, la soprano géorgienne Nino Machaidze. Elle fait avec cette production ses débuts à Monaco. Elle incarne "Giselda" et enflamme le public par ses immenses qualités techniques et dramatiques. Sa voix est ample et souple, un timbre harmonisé dans toutes les gammes de couleurs.
Un deuxième concert la même semaine, en cette période trouble, voilà de quoi être à la fête, d’autant plus que c’est l’occasion pour moi de découvrir ce « phare » du Kirchberg, fait de pierre de Bourgogne et de verre et né du crayon de Ieoh Ming Pei, l'architecte sino-américain de la pyramide du Louvre, spécialiste de la réconciliation du passé avec le futur.
C’est dans le cadre de l’exposition joints, voids and gaps, dédiée à l’artiste portugaise Leonor Antunes que prend place le concert (préférez le terme « sonic performance ») de ce dimanche, sous un soleil de printemps qui fait monter la température dans l’éclatante verrière du Henry J. and Erna D. Leir Pavilion, au Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean (préférez le terme « Mudam Luxembourg »). Le public est compté -prudence contaminante oblige-, disposé en cercles concentriques au sein même de l’installation (préférez le terme « expanded sculptural objects ») d’Antunes, faite de cordes de coton, d’acier, d’aluminium et de laiton -pas touche ! on évite d’emmêler les pinceaux - et s’évente, le regard circulaire et appréciateur, jusqu’à l’entrée sur scène (en fait, le devant de l’escalier) des Chevaliers d’Occam. Car c’est ainsi qu’Eliane Radigue (°1932) surnomme, avec une certaine affection, les instrumentistes qui, depuis dix ans maintenant, collaborent avec elle pour Occam Océan, vaste cycle d’œuvres instrumentales, inspiré initialement d’une imposante fresque murale accrochée au Los Angeles Museum of Natural History et qui figure, dans l’ordre décroissant, le spectre des ondes électromagnétiques connues.
Le Liceu maintient son cap à travers les difficultés que le monde culturel connaît, et met en scène la co-production, avec les opéras d' Amsterdam, Hambourg, Chicago, Lyon et Madrid, du nouvel opéra de Georges Benjamin créé à Londres en 2018. Le succès de ce compositeur va bien au-delà du « bien mérité » : il est un acteur incontournable de la musique actuelle et a fortiori de l'opéra. C'est le troisième élément de sa trilogie avec le librettiste Martin Crimp après Into the Little Hill et Written on Skin. Ici, le livret est extrait d'une pièce de Christopher Marlowe, le « rival » de Shakespeare. Katie Mitchell en signe une mise en scène qui déplace l'histoire du Roi Edward II de Caernarfon du XIVe siècle à l'actualité, dans un décor qui pourrait évoquer celui de n'importe quel gouvernant aimant à l'obsession le luxe et les œuvres d'art. Et qui oublie de ce fait ses obligations envers ses gouvernés, n'écoutant que sa propre passion amoureuse pour son favori et conseiller Piers Gaveston. Ce qui le mènera à une issue dramatique pour son pouvoir et celui de sa famille. Sur scène, on pourrait presque parler d'un opéra de chambre, avec un plateau assez réduit. Par contre, l'orchestre est tellement élargi qu’il doit occuper, pour des raisons sanitaires, une partie du parterre, devenant ainsi presque le protagoniste central. Si l'écriture vocale de Benjamin est très éloquente et traduit admirablement la palette des états d'âme des personnages, il faut bien avouer que son travail d'orchestration est somptueux : à chaque tableau il nous donne des nouveaux frissons et nous transporte dans des paysages sonores bien différenciés, ayant parfois recours à des instruments inhabituels comme le cymbalum. Mérite aussi du directeur musical, Josep Pons, titulaire de la maison, dont le geste sobre et le calme olympien face aux difficultés de l'écriture réussissent à extraire tellement de couleurs et d'éléments sonores de l'œuvre que, à la fin du spectacle, la première réaction est l'envie de la réécouter et de la revoir dès que possible. Et l'intelligibilité du texte ne se trouve jamais compromise ni par les musiciens ni par l'orchestration, extrêmement subtile.
Le travail de Katie Mitchel, détaillé et rythmique, nous invite à réfléchir sur les jeux perfides du pouvoir et combien toute notion de morale ou loyauté devient presque incompatibles. La précision dans les mouvements, presque chorégraphiés, nous tient en haleine tout au long de la pièce. Le malaise qu'elle provoque en nous devient indescriptible lorsqu'elle a recours à la présence des enfants du Roi, aussi bien pendant les ébats avec Gaveston qu'au milieu des sordides trames ourdies par Mortimer pour accroître son pouvoir, se servant de la trahison dont la Reine est victime. Et, pour comble, les enfants assistent également à la décapitation de Gaveston, en guise de leçon pour le nouveau Roi, qui ordonnera à son tour l'exécution de Mortimer... Tout un programme !
C'est un privilège d'assister en ces temps de pandémie à la représentation d'un opéra avec un vrai public dans la salle. Ce miracle a lieu à Monte-Carlo dans la légendaire salle Garnier
Si tous les mélomanes connaissent la “Méditation” pour violon et orchestre de Thaïs de Jules Massenet, l’opéra complet reste une rareté sur scène ! La discographie n’est pas des plus exhaustives et cette partition n'a plus été jouée à Monte-Carlo depuis 1950.
Jean-Louis Grinda signe la mise en scène de cette nouvelle production, qui réunit tous les éléments pour en faire un spectacle total. Une distribution prestigieuse avec les plus belles voix du moment, des décors et costumes éblouissants, une mise en scène surprenante. On est transporté dans un univers rappellant les tableaux noirs du peintre Pierre Soulages. Tout en respectant la partition et le livret, on assiste à une représentation intemporelle, mêlant l'Antique à la Belle Epoque, tel un jeu de miroirs et de projections. Les images vidéo réalisées par Gabriel Grinda illustrent parfaitement les moments forts de l'action : ainsi durant la "Méditation", une vidéo en noir et blanc avec une belle image d'eau bénite coulant de son réceptacle, illustre le moment où les rêves de Thaïs passeront d’un baptême imaginaire à l’érotisme le plus sensuel pour se conclure par l’assassinat sauvage d’une femme libre.
Le chef d'orchestre Jean-Yves Ossonce est un grand spécialiste du répertoire français du XIXème siècle est aux commandes. Il déploie avec le remarquable Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo et le Chœur de l’opéra de Monte-Carlo toute la richesse, les couleurs et toutes les nuances de la partition. La “Méditation” sous les doigts de Liza Kerob, premier violon de l'orchestre, est un moment d'émotion intense.
Avec le Teatro Real de Madrid, le Liceu est une des rares maisons d'opéra qui survivent à l'actuelle débâcle. Au dernier mois de décembre, plusieurs représentations de “La Traviata” ont dû être annulées suite à des restrictions gouvernementales drastiques. La direction, ayant fait valoir les efforts techniques et d'organisation mis en pratique pour assurer une sécurité maximale de spectateurs et artistes, a finalement obtenu l'autorisation de continuer leur saison. « Les Contes d'Hoffmann » mis en scène en 2012 par l'équipe de Laurent Pelly retrouvent ici une distribution de haut vol, mais surtout une volonté de survie et de dépassement des difficultés qui frappe le spectateur. L'orchestre, mené de main de maître par Riccardo Frizza, élégant et souple à souhait dans l'accompagnement, chaleureux et structuré dans les parties instrumentales, joue avec un tel degré de concentration qui se met au niveau des plus grands ensembles du moment. C'est vrai que cette phalange suit ces dernières années un mouvement ascendant, mais c'est un plaisir de l'entendre à ce niveau et nous réconforte quant aux menaces qui guettent actuellement les activités culturelles. Car le formidable réservoir de mémoire qui constitue un orchestre et, a fortiori, une maison d'opéra, sont des éléments que les responsables de la culture devraient tenir bien présents lorsqu'ils se fourvoient dans la gestion des problèmes urgents, oubliant que l'art et la culture nous définissent en tant qu'êtres humains.
Monaco, unique bastion en ces temps de pandémie, où l'on peut assister à une représentation "live" à l'opéra. On nous l'envie !
Un plateau réunissant une légende vivante, Placido Domingo, la jeune soprano colorature poignante Anna Pirozzi et le brillant ténor Francesco Meli. Au programme de l'Opéra de Monte-Carlo, I due Foscari : opéra rare mais puissant et dramatique de Giuseppe Verdi. L'oeuvre date de 1844 : elle est inspirée de la tragédie The Two Foscari de Lord George Byron. Verdi est alors au plus profond de son désespoir car il a perdu ses deux enfants et son épouse.
Placido Domingo incarne le rôle de Francesco Foscari, Doge de Venise. Le ténor Francesco Meli interprète Jacopo le fils de Francesco Foscari. Il est injustement accusé de trahison et fait appel à la clémence de son père. La soprano Anna Pirozzi est Lucrezia, la courageuse épouse de Jacopo, déterminée à le libérer à tout prix. Jacopo est condamné à l'exil et meurt sur le navire qui le transporte vers la Crête. Les membres du Sénat et du Conseil des Dix exigent du Doge qu'il abdique en raison de son grand âge et de ses deuils récents. Foscari finit par céder et se dépouille de ses ornements ducaux. Au moment où il quitte le Palais en compagnie de Lucrezia, il entend tonner le canon de Saint-Marc tonner qui annonce l'élection de son successeur. Il en meurt de chagrin.
Le Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvé, réputé pour sa programmation audacieuse et parfois underground, ouvre sa saison avec un opéra baroque très peu connue en France : Crésus de Reinhard Keiser. Cette première française en version scénique est sur la scène depuis le 30 septembre jusqu’au 10 octobre, alors que l’Opéra de Paris (le Palais Garnier est situé à deux pas de l’Athénée) est fermé aux spectacles lyriques jusqu’à la fin de l’année et les autres salles parisiennes n’ont pas encore représenté d’opéra, Le Bourgeois Gentilhomme à l’Opéra-Comique, dont la première devait avoir lieu le 28 septembre, ayant été annulé pour un cas de la COVID-19 dans l’équipe artistique.
La première version de Crésus fut donnée durant le carnaval de 1711 au fameux « marché aux oies » à Hambourg, construit en 1678 à destination du public payant. L’œuvre connaît une autre version en 1730. La présente version, montée par l’Arcal (compagnie nationale de théâtre lyrique et musical) et coproduite par l’Athénée, le Centre des Bords de Marne et le Théâtre du Minotaure de Bézier propose une nouvelle édition établie par Johannes Pramsohler est une nouvelle édition à partir du manuscrit original de celle seconde version, proposée par Johannes Pramsohler, directeur artistique de l’Ensemble Diderot. Le sujet traite le parcours du roi de Lydie (actuelle Turquie), immensément riche grâce au fleuve Pactole qui regorge de l’or, sa gloire, sa fortune, ses amours, ses conflits intérieur et extérieur (la guerre avec Cyrus, roi de Perse), sa chute et sa vie graciée.
En situation de crise aiguë, on parle souvent de « dégâts collatéraux », mais je me réjouis cette fois de pouvoir parler de « bienfaits collatéraux » ! Culturellement, la pandémie a eu des effets dévastateurs, immédiats et à long terme, sur lesquels il est inutile de revenir. Mais la disette qu’elle a suscitée a provoqué chez les créateurs et leurs spectateurs une soif, un désir, un besoin, une urgence de se faire entendre pour les uns, d’aller les entendre pour les autres.
Voilà pourquoi, en tenant compte de la réalité et des contraintes de tous types qu’elle engendre, ont jailli çà et là de superbes propositions, inattendues. Ainsi à La Monnaie, après le Is this the End ? de Jean-Luc Fafchamps et Ingrid von Wantoch Rekowski, A l’extrême bord du monde d’Harold Noben et Jacques De Decker.
Quelle belle soirée, musicale, vocale et scénique. Mais avant de justifier cette affirmation heureuse, il est, je pense, nécessaire de s’attarder un peu sur la genèse de ce Görge le rêveur.
C’est un opéra d’Alexander von Zemlinsky (1871-1942) dont on connaît peut-être Le Nain, Le Roi Candaule et Une Tragédie florentine, des œuvres peu représentées… sinon à Nancy justement ! Chef d’orchestre applaudi et professeur reconnu, Zemlinsky fut très proche de Schönberg (devenant même son beau-frère) qu’il ne suivra cependant pas dans ses innovations radicales (cet opéra en est la preuve). Il sera aussi l’ami de Gustav Mahler. Menacé par l’arrivée au pouvoir des nazis, il devra s’exiler aux USA. Il y mourra.
C’est justement Mahler, alors directeur de l’Opéra de Vienne, qui, en 1906, lui passe commande de l’œuvre. Mais Mahler quitte Vienne et l’œuvre n’intéresse pas le nouveau directeur. On va l’oublier longtemps : il faudra attendre octobre 1980 pour qu’elle soit enfin créée à l’Opéra de Nuremberg. L’Opéra de Lorraine, en coproduction avec l’Opéra de Dijon, en assure la première représentation en France.
Une scène vide entourée de parois recouvertes d’un papier peint délavé, un Orchestre de la Suisse Romande aux cordes réduites, jouant la carte de la transparence dans une Ouverture que le chef Antonino Fogliani allège délibérément, ainsi se présente cette Cenerentola qui, en période de disette pandémique, ouvre la saison du Grand-Théâtre de Genève en remplacement d’une Turandot exigeant de trop considérables effectifs !
Et l’on s’amuse diablement à la vue de ces praticables sur glissière véhiculant le lit de Tisbe, la baignoire de Clorinda, la cuisine à table de formica, la buanderie où œuvre la malheureuse Cendrillon, myope comme une taupe dans sa blouse trop grande et ses pantoufles miteuses, s’accrochant à son balai et son seau à récurer. Avec la collaboration de la fidèle Chantal Thomas pour le décor, Laurent Pelly s’en donne à cœur joie en concevant cette mise en scène aussi intelligente que cocasse qu’il agrémente de costumes d’une rare fantaisie ; ainsi Alidoro, le philosophe, apparaît sur le pas de porte comme un migrant hâve sous son sac à dos avant de faire basculer la trame en devenant le chef d’orchestre à queue de pie démesurée face à un Magnifico, gros bourgeois à complet-veston marron émergeant de l’intérieur de son canapé. Dans ce fatras sordide, comment ne pas désirer un peu de cette gaieté qui fait rêver qu’exhibent la dizaine de courtisans à perruque poudrée ainsi que le Dandini faux prince, flanqués d’un Don Ramiro travesti sous habit de cour verdâtre ? La rencontre inopinée de la pauvre souillon et du pseudo-valet les fait rougir tous les deux avec « Un soave non so che « ; et l’éclairage (dû à Duane Schuler et Peter van der Sluis), jusqu’alors si terne, tourne instantanément au rose fluo. Deviennent transparents les ajouts descendant des cintres tels que le carrosse pour aller au bal et le palais princier où tout tire au violacé, de la perruque de Don Magnifico aux crinolines en plexiglas des deux Barbie pimbêches entre lesquelles virevoltera leur demi-sœur ‘métamorphosée’ dans une mousseline bleutée vaporeuse comme le temps qui s’écoule… Le retour à la maussade réalité condamne le père et ses filles à se blottir sous les draps alors qu’éclate l’orage salvateur amenant l’heureux dénouement où l’héroïne, si compatissante envers ses bourreaux, conservera ses hardes jusqu’à la dernière note de son rondò.