A L’Opéra

Sur les scènes d’opéra un peu partout en Europe.

Un monstre d’orgueil et d’ambition« Henri VIII » de Camille Saint-Saëns

par

Un monstre d’orgueil et d’ambition, tel est le Henri VIII magistralement incarné par Lionel Lhote, tel est le Henri VIII que nous propose le metteur en scène Olivier Py.

Henri VIII est un opéra de Camille Saint-Saëns, créé à l’Académie nationale de musique de Paris (aujourd’hui Opéra de Paris) le 5 mars 1883. Un opéra rarement représenté : cette saison, « all over the world », il ne sera à l’affiche que pour cette production bruxelloise ! C’est dire. 

Justifie-t-il ce désintérêt ? Mérite-t-il cette sorte d’exhumation ? Oui et non. C’est une œuvre musicalement bienvenue, de belle orchestration, de belle instrumentation. Et l’on comprend le bonheur d’Alain Altinoglu de nous la faire découvrir. De nous la faire bien découvrir dans la mesure où, très bien suivi par un Orchestre de la Monnaie qu’il a manifestement convaincu et stimulé, il en exalte les richesses. Mais c’est une œuvre qui n’a pas la tension de ces grands chefs-d’œuvre lyriques qui nous emportent inexorablement dans leur déferlement ou qui nous marquent à jamais par l’un ou l’autre épisode de leur partition. 

Elle nous confronte donc à cet Henri VIII dont nous savons tous par infusion culturelle qu’il s’est marié six fois, et que d’ailleurs l’un de ces mariages a provoqué le schisme anglican. Cet Henri VIII dont nous reconnaissons à l’instant le portrait peint par Holbein. Le livret, qui prend des libertés avec l’Histoire, nous invite à le rejoindre au moment où il répudie Catherine d’Aragon, la remplace par Anne de Boleyn et de ce fait quitte l’Eglise romaine avec fracas. Ce livret insère un certain Don Gomez de Féria, ambassadeur espagnol auprès de la Cour d’Angleterre, amant dorénavant rejeté par Anne de Boleyn, mais pour qui elle avait écrit une lettre d’instante recommandation auprès de la reine aujourd’hui ostracisée, une lettre qui pourrait compromettre sa merveilleuse ascension (« l’humble fille d’hier sera reine demain »). Un livret assez linéaire en fait et qui n’abonde guère en « coups d’opéra ».

Olivier Py s’en est emparé dans une mise en scène dont tous les aspects visent à faire du monarque un monstre d’orgueil et d’ambition, un cynique jouant sur tous les tableaux, de la séduction à la menace sans appel (Ses derniers mots : « si j’apprends qu’on s’est raillé de moi, la hache désormais »). 

La première séquence est si révélatrice : Henri VIII entre sur le plateau vêtu d’une redingote noire. Un photographe s’installe. On revêt le monarque d’un manteau et d’un chapeau d’apparat. Henri VIII, tel que l’a imposé pour l’éternité le portrait d’Holbein. Photo. Plus tard, une autre photo, tout aussi majestueuse, sur un faux cheval. Plus tard encore, au début du troisième acte, le roi entre en scène… sur un vrai cheval, incroyable tribune pour des paroles d’autorité et de décisions sans appel.

Souvent, alors que les autres protagonistes sont à l’avant-plan, il est là, à l’affût, à l’écoute. Et même, le voilà batifolant avec une dame d’honneur d’Anne de Boleyn, en négation méchamment ironique de ses grands serments d’affection et de prédilection.

Tout cela s’inscrivant dans une scénographie et des costumes de Pierre-André Weitz, le complice au long cours de Py, qui nous plongent dans un univers surdimensionné, majestueux, dont le noir typique permet des contrastes éclatants avec certains vêtements rouges ou blancs.

Olivier Py est un incontestable créateur de tableaux scéniques époustouflants. Ainsi, la séquence du synode qui se conclura par le schisme : masse rouge vif des prélats rassemblés se métamorphosant, chasubles retirées, en peuple acclamant son roi (un grand moment pour les chœurs !).

Mais Olivier Py, ce sont aussi, qui m’ont moins convaincu, ses éternels beaux jeunes gens quasi dénudés (mais cette fois, un seul « tout nu » : a-t-il été tiré au sort ou l’a-t-il voulu ?) qui doublent les séquences ou en anticipent des réalités futures. C’est aussi ce que j’appellerai un caprice de metteur en scène : cette locomotive qui, au début du deuxième tableau du quatrième acte, surgit sur le plateau en défonçant un mur, tout cela pour dire qu’on est parti à la campagne… Ce sont aussi des séquences chorégraphiées (par Ivo Bauchiero), obligées par le genre certes, dont j’interroge la signification et l’intérêt (mais cette réticence est peut-être liée à ma relation personnelle à la danse).

Mais si cet Henri VIII restera dans notre souvenir, ce sera, et c’est essentiel en l’occurrence, grâce à celui qui l’incarne : Lionel Lhote. Il est, vocalement et scéniquement, le monstre d’orgueil et d’ambition de son personnage. Quelle rage, quelle séduction doucereuse, quelle conviction, quelles menaces dans les intonations de sa voix, dans la conduite et la maîtrise de son chant. Et son jeu corporel est alors comme le prolongement, comme l’exacte visualisation de ce qu’il nous donne à entendre. Quelle maturité ! 

Contrastes amérindiens en terre monégasque 

par

Deux concerts contrastés en ambiances occupaient la fin de semaine monégasque à l’Auditorium Rainier III : un récital du pianiste argentin Nelson Goerner et un concert de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo. 

Nelson Goerner rejoint " l'Olympe des grands pianistes argentins" aux côtés de ses aînés Daniel Barenboïm et Martha Argerich. Ils sont tous les trois issus de l'Ecole de Vincenzo Scaramuzza, grand pédagogue italo-argentin, qui a innové une méthode fondée sur une étude exacte de l'anatomie du pianiste, qui permet une complète relaxation des muscles et des tendons de la main et du bras, même lorsque le pianiste doit exécuter les pièces les plus difficiles. En conséquence, le son est toujours rond et sans rugosité, jamais métallique, même en jeu fortissimo.

Nelson Goerner nous propose les 4 Ballades de Chopin en première partie de son récital. Chopin a composé ces Ballades à Paris et à Nohant dans la maison de George Sand et Chopin préférait les salons aux salles de concerts. Nelson Goerner fait sonner le grand piano de concert Steinway, comme si nous étions chez lui à la maison en toute intimité. On est ébloui par la sincérité de son jeu. Pas d'effets clinquants, tout est subtil, les timbres et les sonorités sont comme du velours, les couleurs chatoyantes. Les passages les plus virtuoses et les plus difficiles, coulent de source. On atteint le sommet de l'art du piano.

En seconde partie on redécouvre la monumentale Sonate en si mineur S.178 de Liszt. Une demi-heure de musique intense. Goerner nous fait chavirer d'une excitation croissante, d'un jeu de feu et de passion à des moments de douceur et de délicatesse exquise. Nelson Goerner est phénoménal. Il a atteint le plus haut niveau de perfection technique et de musicalité. Sublime, ardent, bouleversant, émouvant, quelle performance incroyable ! 

Le public est enflammé et après plusieurs rappels, Goerner nous donne en bis Brahms et Liszt. 

A Genève, une saisissante Lady Macbeth de Mtsensk  

par

En 2014, alors qu’Aviel Cahn était directeur de l’Opéra des Flandres, Calixto Bieito collaborait avec le chef d’orchestre Dimitri Jurowski pour présenter Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch avec Aušrine Stundyte dans le rôle de Katerina Ismailova et Ladislav Elgr dans celui son amant, Sergueï. Neuf ans plus tard, le metteur en scène et les deux chanteurs se retrouvent au Grand-Théâtre de Genève pour reprendre cette production, tandis que, dans la fosse d’orchestre, figure le chef argentin Alejo Pérez qui oeuvra ici avec le régisseur pour Guerre et Paix en septembre 2021. Et la réussite de cette seconde entreprise longuement mûrie dépasse toutes les espérances par son indéniable achèvement.

Créée au Théâtre Maly de Leningrad le 22 janvier 1934 sous la direction de Samuel Samossoud, l’œuvre est représentée quatre-vingts fois à Leningrad, près de cent fois à Moscou, avant que ne soit publié Tohu-bohu à la place de la musique, article incendiaire de la Pravda qui marque son interdiction voulue par Staline. Préalablement pour une présentation, le compositeur écrivait : « Même si Katerina Lvovna est une meurtrière, elle n’est pas une ordure… Sa vie est morne et inintéressante. Alors entre dans sa vie comme un amour. Et cet amour vaut un crime pour elle… Au nom de l’amour, elle est capable de tout, même du meurtre ».

La Scala di Seta de Rossini, revisitée par l’Académie de l’Opéra de Paris, ne fait pas dans la dentelle

par

Comme la texture de la soie qui sert ici d’échelle amoureuse, l’art belcantiste est à manier avec précaution. Car Rossini comme Mozart, sous le masque de l’insouciance, de l’apparente simplicité, ne tolèrent pas la moindre approximation de justesse musicale, de style ou de goût. Il suffit de peu pour que l’émerveillement se dissipe laissant place à l’ennui et la lourdeur.

Y compris pour une « petite Farce comique », en un acte, comme cette Scala di Seta, sixième œuvre d’un compositeur de 20 ans, créée au Teatro San Moisè de Venise, le 5 septembre 1812 et, finalement, bien plus exigeante qu’il n’y paraît !

C’est pourquoi l’idée d’exposer des chanteurs en début de carrière à une esthétique si élaborée pouvait sembler, à priori, hasardeuse. D’autant que la polyvalence exigée d’eux paraît difficilement compatible avec l’approfondissement stylistique requis.

De son côté, l’équipe pléthorique réunie autour de Pascal Neyron (mise en scène) et Elizabeth Askren (direction musicale) fait état, pour la plupart, d’expériences dans le domaine de l’opérette, du théâtre et des œuvres contemporaines. Ces références conduisent naturellement vers des approches scéniques où l’esprit du compositeur du Barbier de Séville devient second.

Des silhouettes satiriques inspirées des « Simpsons », une gestuelle de fin de banquet où la trivialité fait loi (le jeu de jambe de Giulia -Boglartka Brindas- soprano hongroise, silhouette de Botero au milieu d’un énorme tutu jaune poussin, rendrait pudiques les postures du French Cancan), des décors de lit et penderie escamotables noyés dans un marron déprimant ou encore des perruques de drag-queen et autres postiches callipyges, prennent ainsi toute la place.

Pourtant, les chanteurs (distribution B) et musiciens en résidence à l’Académie de l’Opéra national de Paris manifestent une combativité et une énergie qui ne demanderaient qu’un terrain plus adapté au développement de leurs qualités respectives.

Le miracle d’Ariodante à l’Opéra de Paris

par

Les miracles se produisent où on ne les attend pas. L’un survint sur la scène du Théâtre de Poissy, en version concert, le 16 janvier 1997, sous la direction de Marc Minkowski avec Ann Sofie von Otter, dans le rôle-titre (enregistré par le label Archiv). L’autre eut lieu ce soir du 20 avril 2023, au Palais Garnier, à l’occasion d’une première « sans » mise en scène (Robert Carsen) ou, plus exactement, « avec » une mise en scène toute d’instinct et de sensibilité.

Le préavis de grève ayant été annoncé à 17 heures, musiciens et interprètes ne disposent que de quelques heures pour relever le défi. Mieux qu’une réussite : un moment de grâce.

Devant un immense rideau vert, sur le proscenium, les épisodes heureux et désespérés vont ainsi se succéder au fil de la soirée en une rare proximité dramatique et musicale.

Le caractère d’improvisation (très relative) dégage d’emblée quelque chose de vivifiant où le public est partie prenante. D’imperceptibles hésitations donnent du « jeu » aux articulations gestuelles et musicales contribuant à une inhabituelle sensation de liberté.

Le chef Harry Bicket, admirable connaisseur du compositeur, à la tête de l’ English Concert, permet à chacun de trouver tranquillement ses marques. Il dose, avec autant de prudence que de discernement, les enchantements de la partition. Même les Chœurs, un peu intimidés, participent de l’écoute mutuelle.

Si les effectifs de l’orchestre (en nombre et en pupitres) restent en deçà de ceux qu’exige Haendel, le tissus orchestral tout en transparence, à fleur d’émotion, enveloppe, avec autant de tact que de volupté, chaque « conversation en musique ».

Ainsi de l’aria de Polinesso « Spero per voi, si, si, » (I, 9) ou encore de l’échange violon et soprano (Dalinda) « Il primo ardor » (I, 11).

Avec les Sinfonia et les Ballets, l’éloquence atteint des sommets. Ballet des Nymphes, Bergers et Bergères (I) ponctué de Musettes où le babillage des flûtes s’émancipe des nuées de cordes. Le mouvement bondissant, jamais sec, enveloppe la joie des amants qui -comme le livret l’indique dans les didascalies - se « donnent la main ». Union ravissante d’un paysage sonore idyllique et du couple Ariodante, héros « Ninja » d’une beauté androgyne (Emily d’Angelo) et Ginevra fille de roi à la grâce ingénue (Olga Kulchynska).

« Adriana Lecouvreur » à l'opéra de Liège

par

A l’Opéra de Wallonie-Liège, Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea, dirigé par Christopher Franklin et mis en scène par Arnaud Bernard, s’impose comme un opéra théâtral.

Un opéra théâtral dans son intrigue, qui nous plonge dans les coulisses de la Comédie-Française et nous confronte au destin tragique d’une des grandes interprètes du XVIIIe siècle (elle a réellement existé) : Adriana Lecouvreur. La star, la femme amoureuse, la femme victime de la jalousie féroce d’une rivale. Cela nous vaut d’ailleurs un monologue de la Phèdre de Jean Racine, habilement inséré et décisif dans les mécanismes de l’intrigue. Ce qui est intéressant aussi, c’est qu’au-delà de l’intrigue amoureuse, l’œuvre souligne quelques réalités sociales : Adriana n’est pas de ce milieu-là. Comme le lui fait remarquer Michonnet, lui aussi un « être de peu » : « Adrienne, nous sommes de pauvres gens, laissons les grands s’amuser, nous n’avons rien à y gagner ». Et quelle belle façon Adriana a de parler de son art de comédienne : « Voyez, je suis l’humble servante du génie créateur. Il m’offre la parole et je la répands dans les cœurs… » 

Un opéra théâtral dans sa mise en scène : Arnaud Bernard n’a pas voulu nous proposer une reconstitution réaliste au premier degré de l’époque dans ses lieux, ses apparences et ses façons d’être. Non, il ne cesse de nous faire comprendre que tout cela est du théâtre, il ne cesse de nous montrer « comment ça fonctionne » : ainsi, les techniciens de l’opéra viennent installer les cloisons mobiles de ce qui va devenir un salon de réception ; les interprètes entrent aussi bien par les portes du décor que par un de leurs côtés ouverts, en dépit de toute logique architecturale. C’est un procédé savoureux, qui de plus allège le propos, évite le piège mélodramatique. On sourit souvent à ce spectacle-là, et pourtant, c’est la magie du spectacle vivant, même si l’on sait que ce sont des décors, des effets de lumière, un art de jouer, on s’émeut des sentiments, des élans, des joies, des douleurs, du désespoir de l’héroïne. 

Mais cet opéra théâtral reste un opéra, bienvenu dans son approche orchestrale : Christopher Franklin obtient de l’Orchestre et des Chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège une interprétation elle aussi justement théâtrale en quelque sorte, soulignant ici, émouvant là.

Le désert de Baudouin de Jaer sur un livret de Stéphane Arcas

par

Ce jeudi 13 avril, le public du Namur Concert Hall a pu assister à la création de l'œuvre Le désert de Baudouin de Jaer, sur un livret de Stéphane Arcas, également à la mise en scène et à la scénographie. Deuxième acte d’un opéra en triptyque dont chaque partie peut être interprétée séparément, Le désert est la dernière section de l'œuvre à être créée, après La forêt et L’argent. Il aura fallu douze ans au compositeur belge pour arriver au bout de son projet. 

Ni une pièce de théâtre, ni totalement un opéra, l'œuvre de Baudouin de Jaer allie un jeu théâtral très développé, un chant principalement monocorde à la limite du récitatif et un accompagnement musical tantôt fourni, tantôt fort réduit. Le texte de Stéphane Arcas est plutôt déroutant, passant d’un sujet à l’autre assez brusquement. Il est divisé en trois grandes parties : une déclaration d’amour, une scène de guerre dans le désert et la vie amoureuse de deux personnes dans une banlieue. Souvent drôle, toujours déconcertant, quelques passages laissent entrevoir la réflexion profonde derrière cette abondance d’informations diverses. 

Très bien interprété par l’ensemble Besides sous la direction de Diego Borrello, l’accompagnement musical voyage d’une époque à l’autre. Tantôt plus “classique”, avec notamment une passacaille pour débuter l'œuvre, tantôt plus contemporaine avec, par exemple, l’utilisation de sons électroniques, la musique est beaucoup moins présente que d’ordinaire. L’effectif instrumental sort lui aussi des sentiers battus, avec une flûte, un saxophone, une guitare électrique et une acoustique, une harpe, diverses percussions, un clavier, les sons électroniques, un violon et un violoncelle. 

A l’OSR, Daniel Harding so british… 

par

Pour son dernier concert en tant que chef en résidence de l’Orchestre de la Suisse Romande pour la saison 2022-2023, Daniel Harding a choisi un programme anglais qu’il a présenté à Genève le 5 avril, à Lausanne le lendemain. 

Y figurait l’un des récents ouvrages de Mark Anthony Turnage, Hakan, son troisième concerto pour trompette écrit en 2014 pour le soliste de la soirée, Håkan Hardenberger et incluant des instruments rares tels que différents gongs, cloches de temple et cordes de harpe. Dans la première partie intitulée Falak, le chef tisse un canevas mystérieux qui puise son inspiration dans la région montagneuse du Pamir, au nord du Pakistan, utilisant un ostinato des timbales et des cuivres sur lequel le solo développe une longue incantation amenant à un premier tutti. Les cordes imprègnent le discours d’une dimension mélancolique qui s’effilochera avec un animato percussif dont la trompette exacerbera la véhémence. L’Arietta se confine en une mélopée en demi-teintes qu’amplifie le violoncelle en dynamisant le support orchestral. Pour le Final, le trompettiste est confronté à une série de variations sollicitant sa virtuosité jusqu’à une épineuse cadenza qui provoque un ultime éclat avant de conclure sur une note déchirante. Et le public l’applaudit à tout rompre, en percevant la performance technique qu’exige une telle œuvre. 

A Lausanne, un Domino noir émoustillant  

par

« Petite musique d’un grand musicien », ainsi Rossini jugeait-il la production de Daniel-François Auber, alors que Wagner déclarait à Edmond Michotte : « Auber fait de la musique adéquate à sa personne qui est foncièrement parisienne, spirituelle, pleine de politesse et… très papillonnante, on le sait ». De ce compositeur qui est le plus représentatif du genre de l’opéra-comique dans la France du XIXe siècle, que reste-t-il ? De ses quarante-cinq ouvrages écrits entre 1805 et 1869, qu’a retenu notre époque ? Deux ou trois titres comme Fra Diavolo, La Muette de Portici, le ballet Marco Spada et quelques ouvertures. 

Pour l’Opéra de Lausanne, Eric Vigié, son directeur, porte son choix sur Le Domino noir, ouvrage en trois actes créé à l’Opéra-Comique le 2 décembre 1837 avec l’illustre Laure Cinti-Damoreau et le ténor Antoine Couderc et repris 1209 fois jusqu’à 1909. Il en présente la première suisse en recourant à la production primée ‘Grand Prix du meilleur spectacle lyrique français’ de l’année 2018, coproduit par l’Opéra-Comique de Paris et l’Opéra Royal de Wallonie à Liège.

Comment lui donner tort ! La mise en scène de Valérie Lesort et Christian Hecq vous emporte dans un rythme endiablé, tout en dénouant les fils d’une intrigue où s’enchevêtrent les quiproquos. Un an après le bal masqué donné la nuit de Noël chez la reine d’Espagne, Horace de Massarena revient avec son ami, le Comte Juliano, dans le salon où il a rencontré un domino noir, flanqué de sa suivante. Comme par enchantement, les deux femmes paraissent dans des accoutrements cocasses imaginés par Vanessa Sannino, Angèle de Olivarès portant le fameux domino surmonté d’une coiffe à tête de cygne…noir, tandis que son amie Brigitte de San Lucar est un énorme bouton d’or engoncé dans les cerceaux d’un panier sans robe. Toutes deux viennent goûter pour la dernière fois à des plaisirs bientôt interdits, puisque l’une est novice au Couvent des Annonciades, alors que l’autre est en passe de se marier. Le décor de Laurent Peduzzi consiste en une gigantesque horloge vitrée, derrière laquelle se profile le boléro des astres orchestré par la chorégraphe Ghysleïn Lefever. Tandis que Christian Pinaud joue habilement avec les changements d’éclairage, Juliano avance d’une heure les aiguilles de la pendule afin de permettre à Horace de s’entretenir secrètement avec Angèle, pendant qu’il fait croire à Brigitte qu’il est minuit, heure de fermeture du couvent qui leur sert d’asile. 

Les Dames triomphent au Liceu avec « Alexina B. » de Raquel García-Tomás, Irène Gayraud et Marta Pazos

par

Pour la première fois depuis les 175 années d’existence du Teatre del Liceu, on a pu assister à Barcelone à la création d’un opéra écrit par une compositrice catalane. Il s’agit de Alexina B., sur un livret en français de la poétesse et chercheuse à la Sorbonne Irène Gayraud, mis en musique par la Barcelonaise Raquel García-Tomás, née en 1984. Marta Pazos a intégré la mise en scène au processus d’écriture, ce qui a permis de resserrer l’unité d’idées des trois créatrices. Ce sera la deuxième compositrice créée au Liceu après Matilde Salvador et sa Vinatea en 1974. En regardant froidement ces données, cela reste aussi absurde qu’incompréhensible que le talent de la moitié du genre humain n’ait pas trouvé un écho plus conséquent dans les maisons d’opéra. Il est vrai que la Franco-Britannique Ethel Smyth fut créée au Metropolitan new yorkais en 1903, sa bi-compatriote Augusta Holmès créa La Montagne noire à Paris en 1895 ou que la Finlandaise Kaija Saariaho a vu ses Adriana mater, L’Amour de loin ou Emilie joués récemment dans plusieurs maisons d’opéra prestigieuses (Paris, Salzbourg, entre autres). Mais tout cela reste l’exception : le jour où la parité sera normalisée dans le monde de la composition semble, malheureusement, encore lointain. Alors que les dames occupent aujourd’hui la plupart des pupitres des orchestres et que le nombre de solistes au talent débordant est plus que conséquent. Même une activité aussi connotée que celle de chef d’orchestre trouve de plus en plus de talents féminins.
L’œuvre de García-Tomás avait été récompensée en 2020 par un « Prix National de Musique ». Le sujet abordé ici est extrêmement délicat : il s’agit d’une dramatisation du texte autobiographique écrit vers 1860 par Adélaïde Herculine Barbin, une personne au sexe non binaire et mal défini ce qui, à l’époque, était une source de souffrances et de problèmes psychologiques et sociaux tellement inextricables qu’ils le/la poussèrent au suicide avant sa trentième année. Dans le récit original, le prénom épicène de « Camille » est utilisé comme symbole de cette dualité/mixité de genres. A priori, un tel sujet ne devrait pas offrir une trame dramatique suffisamment serrée ou porteuse d'événements que pour construire un sujet d’opéra. Cependant, les trois autrices de ces textes, musique et mise en scène ont réussi largement leur pari : l’inoubliable ovation qui les a accueillies au terme de la représentation est de celles qui resteront dans les annales.