Scènes et Studios

Que se passe-t-il sur les scènes d’Europe ? A l’opéra, au concert, les conférences, les initiatives nouvelles.

L’opéra est une fête L’Elisir d’amore de Gaetano Donizetti 

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Cette année encore, les Chorégies d’Orange prouvent que l’opéra est une fête : des milliers de spectateurs (jusqu’à 8 000) s’y retrouvent pour vivre intensément un spectacle aux dimensions de l’immense scène aux immenses murs du Théâtre Antique.

A l’affiche : L’Elisir d’amore de Gaetano Donizetti. Un livret joyeusement idéal en ces temps de résurrection sanitaire : dans ce petit village campagnard, le pauvre Nemorino est éperdument amoureux de la belle Adina. L’impertinente se moque de lui et semble se laisser convaincre par les rodomontades de Belcore, un militaire autosatisfait. Mais voilà que Dulcamara, un « docteur miracle », surgit, qui propose à Nemorino un infaillible « élixir d’amour »… en fait, du vin de Bordeaux. Quelques complications d’amours-propres et quelques quiproquos plus tard, tout se conclura évidemment par un happy end.

Le livret est drôle, la mise en scène l’est tout autant. Adriano Sinivia emporte tout cela au rythme prestissimo qui convient. Il sait diriger ses chanteurs-acteurs. Le gigantisme des lieux l’a manifestement inspiré puisqu’il inscrit l’intrigue dans une scénographie rurale surdimensionnée. Tout est gigantesque : les épis de blé, le fer d’une pelle, la roue d’un tracteur, les fruits et les légumes. On est plongés dans une savoureuse hyperbole scénique. La farce est au rendez-vous notamment dans les costumes et les attitudes des militaires, dans une série de gags irrésistibles. Ce qui n’empêche pas des « arrêts sur image » pour la mise en évidence des moments sentimentalement expressifs de l’œuvre. 

Musicalement, c’est un régal : la partition de Donizetti est aussi inventive et savoureuse dans l’humour que dans l’émotion. On rit et on est émus. D’autant plus que Giacomo Sagripanti, bien suivi par l’Orchestre Philharmonique de Radio France et les Chœurs des Opéras Grand Avignon et de Monte Carlo, a compris qu’il ne fallait pas en rajouter dans l’expressivité et plutôt la faire vivre dans ses effets multiples et nuancés. Un travail musical que les spectateurs peuvent facilement apprécier puisque l’orchestre, placé devant le plateau, est bien visible de tous. 

Moïse oui, Rossini non : « Moïse et Pharaon » de Gioacchino Rossini 

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Si Moïse a finalement réussi à sauver son peuple en lui ouvrant les eaux de la mer Rouge, en revanche, il n’y a eu aucun miracle pour sauver le Rossini de Tobias Kratzer.

Moïse et Pharaon, un opéra créé à Paris en 1827, est la refonte radicale d’un précédent Mosè in Egitto créé à Naples en 1818. La version parisienne est typique du « grand opéra à la française » : grand orchestre, distribution abondante, décors monumentaux, effets scéniques, sujet historique, et l’indispensable ballet. 

Moïse et Pharaon est le conflit à rebondissements entre le terrible prophète et le souverain égyptien, ponctué par des emprisonnements, des malédictions concrétisées et le miracle d’une mer traversée. On y ajoutera une histoire d’amour entre Anaï, la nièce de Moïse, et Aménophis, le fils du Pharaon. 

Cela aurait pu être grandiose, spectaculaire, exaltant. Il n’en est rien. Tobias Kratzer, le metteur en scène, a –évidemment- voulu actualiser le propos. Les Hébreux sont devenus des migrants confrontés à des occidentaux technocratisés sans âme. Au premier acte, le plateau est divisé en deux : à gauche, les tentes misérables d’un camp de migrants, à droite les bureaux high tech d’un pharaon moderne. Voilà qui réduit l’espace de jeu : on s’agite chez les migrants, on reste figé chez les nantis. Ajoutons que dans cet univers aux apparences très réalistes, Moïse apparaît tel que Charlton Heston l’a immortalisé dans le film de Cecil B. DeMille. Anachronisme « significatif » bien sûr. On ne se parle pas en direct entre les deux camps : si Moïse a une ligne directe avec Dieu, les autres le contactent par Zoom ou autre Skype. On imagine ce qui en résulte pour la tension dramatique. L’épouse convenable proposée à Aménophis lui apparaît sur la page d’un site de rencontres. Faisons bref : une vidéo déroule des catastrophes naturelles d’aujourd’hui, bien métaphoriques, n’est-ce pas, des fléaux qui s’abattent sur l’Egypte, et on n’échappe pas aux canots pneumatiques et gilets de sauvetage pour la traversée des « migrants ». Quant à la direction d’acteurs, elle est inexistante ou tristement littérale. Le ballet est un long moment à passer. La vidéo est dispensable.

Idomeneo, Re di Creta à Aix : colossal et mythologique, mais ?

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La production aixoise de cet opéra de Mozart suscite une réflexion bienvenue nourrie de l’expérience concrète vécue dans ce lieu mythique qu’est l’Archevêché. Pour Satoshi Miyagi, le metteur en scène japonais, le théâtre moderne s’est enfermé dans une impasse en faisant des personnages et de leurs interprètes des êtres « grandeur nature », « de la même taille que le spectateur dans la salle ». On est dans « le fait-divers », on ne peut plus avoir « un point de vue ʺdivinʺ sur l’œuvre, sur l’ordre du monde, sur les questions de savoir comment l’Histoire s’est faite ». L’opera seria de Mozart lui a semblé particulièrement bienvenu pour nous reconfronter « au colossal et au mythologique ».

Troie a été détruite. Ilia, princesse troyenne, est recluse chez l’un des vainqueurs, Idoménée, roi de Crète. Elle aime Idamante, son fils. On annonce la mort d’Idoménée. Leur amour serait donc possible ? Sauf qu’Idoménée a survécu parce qu’il a promis aux dieux de sacrifier la première personne qu’il rencontrerait. Ce sera son fils ! Qu’Elettra, jalouse d’Ilia, aime aussi. Tout va évidemment se compliquer… 

Les héros que découvre le spectateur lui apparaissent juchés sur des sortes de hautes tribunes en triangle, aux parois comme tissées en fils d’araignées, mus par des êtres humains qui y sont enfermés. Des héros donc qui, comme posés sur des colonnes, ont retrouvé une dimension « colossale et mythologique ». Ainsi perchés, ils vont s’affronter, sans presque jamais se regarder : c’est aux dieux qu’ils rendent des comptes. Quant aux « hommes de peine », ils sont en quelque sorte la commune humanité, celle qui est sempiternellement la victime des conflits, des décisions de ces « grands »-là. 

Ralph van Raat de John Adams à Tan Dun 

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Le pianiste Ralph van Raat était à Bruxelles pour enregistrer les concertos pour piano de John Adams avec le Belgian National Orchestra. Dans le même temps, il fait paraître un album qui présente des œuvres pour piano solo du compositeur Tan Dun.  Crescendo-Magazine rencontre à nouveau ce formidable musicien. 

Vous venez d'enregistrer les concertos pour piano de John Adams avec l'Orchestre National de Belgique dans le cadre d'un projet consacré à la musique pour piano du compositeur américain. Qu'est-ce qui vous a attiré vers la musique de John Adams ?

John Adams a toujours été l'un de mes premiers héros compositeurs, depuis la fin de mon adolescence. J'ai toujours aimé son approche rythmique et minimaliste initiale, mais l'ajout de nombreuses couches nouvelles et complexes à cette base rend sa musique beaucoup plus intéressante et crée une expérience incroyablement riche à l'écoute. Par exemple, Phrygian Gates ; il y utilise une sorte de pianisme très virtuose et tout à fait nouveau (encore une fois, basé sur des techniques minimalistes mais en les transférant à un tout autre niveau), dans lequel des couches complexes de sons et de vitesses émergent par la vitesse pure, différentes variétés d'attaque et même de pédalage (comme des indications telles que 1/2 pédale, 1/4 pédale, pleine pédale etc). De plus, j'ai toujours été attiré par le sentiment de liberté stylistique de sa musique qui, surtout dans les deux dernières décennies de sa composition, embrasse les lignes dramatiques et mélodiques dans la tradition de Bruckner, mais aussi du jazz, de la musique pop et d'autres styles, ce qui donne des textures tonales et atonales inattendues, transcendant tout style ou langage tonal, un peu comme Ligeti par exemple. 

Vous aviez déjà consacré un album aux œuvres pour piano de John Adams. En quoi cet album sera-t-il différent ?

Cet album sera l'un des deux nouveaux CD consacrés aux œuvres de John Adams, contenant toute sa musique impliquant un rôle majeur pour le piano. Depuis mon précédent enregistrement d'Adams (mon tout premier pour Naxos !), Adams a non seulement écrit une autre pièce solo, mais aussi d'autres pièces pour deux pianos et des œuvres de musique de chambre telles que Road Movies pour violon et piano. Un CD sera donc consacré à ces œuvres de chambre pour piano, que je n'ai jamais enregistrées auparavant, et l'autre CD contiendra les trois concertos pour piano qu'il a écrits jusqu'à présent. L'autre CD contiendra les trois concertos pour piano qu'il a écrits jusqu'à présent. Les trois CD comprendront l'ensemble des œuvres pour et avec le piano. 

Incandescence et délicatesse Salome de Richard Strauss 

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Incandescence et délicatesse, c’est bien ainsi que l’on pourrait qualifier la Salome de Richard Strauss que nous venons de découvrir au Festival d’Aix.

Inspiré d’une pièce d’Oscar Wilde, le livret de Strauss nous emporte : Salomé, fille d’Hérodiade, est irrésistiblement attirée par Jokanaan (Jean-Baptiste), le prophète proférant prisonnier de son beau-père Hérode. Elle s’offre à lui, il la repousse encore et encore. Lors d’un banquet, Hérode, qui ne peut dissimuler son désir concupiscent, la supplie de danser, lui promettant en échange « tout ce qu’elle voudra ». Elle danse… et exige que la tête de Jokanaan lui soit livrée sur un plateau d’argent. Elle peut enfin l’embrasser sur la bouche. Horrifié, Hérode la fait exécuter.

Terrible histoire incandescente, n’est-ce pas, avec ses personnages aux sentiments exacerbés, qui nous fascine et nous horrifie. Et pourtant, comme elles sont si délicatement bouleversées, et bouleversantes, les dernières paroles de Salomé.

La partition de Strauss, elle aussi, réussit cette conjugaison d’un irrésistible déferlement -éruption volcanique- et de longues séquences chantées ou orchestrales d’un incroyable raffinement ciselé. Le tout en une extrême fluidité, en une nécessaire pertinence. Quelle tendresse apitoyée dans les notes - instrumentales et vocales- pour la si terrible et si malheureuse Salomé. 

Cet univers-là, Andrea Breth nous en offre une lecture qui mérite, elle aussi, les termes d’incandescence et de délicatesse. Sa mise en scène s’inscrit dans un ingénieux dispositif scénique qui permet de passer d’une séquence à une autre  -par un coup de projecteur, par le glissement d’une structure de décor-, qui géométrise les relations qui s’installent entre les personnages, qui dit solitude ou désir et fureur. Quelle maîtrise de l’ombre et des lumières aussi, qui isolent, unissent, écrasent ou effacent. Quels beaux tableaux, comme ceux du débat des prêtres juifs ou du banquet, magnifiques « peintures ». Ce qui se voit dit ce qui se joue. La direction d’acteurs est parfaite. Ainsi, par exemple, la scène des déclarations d’amour de Salomé à Jokanaan : un mouvement du bras, une tête qui se tourne, un corps qui glisse dans la citerne du prisonnier. Désir érotique, refus austère sans appel. De plus, la lecture d’Andrea Breth est aussi affirmée que sans affectation. Ainsi, la fameuse danse de Salomé. Personnage démultiplié, elle apparaît non pas comme la séductrice conventionnelle, la « strip-teaseuse aguichante », mais comme la femme objet des désirs, des instincts, bafouée, niée. Rien d’ostentatoire ni de comminatoire. Le message passe.

A Genève, un Kissin métamorphosé   

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‘Les Grands Interprètes’, prestigieuse série de concerts produite par l’Agence Caecilia, devait achever, le 4 juillet, sa saison 2021-2022 par un récital à deux pianos  donné par sir András Schiff  et Evgeny Kissin. Mais victime du Covid, le premier cité a dû annuler sa participation ; en lieu et place, c’est donc l’artiste moscovite qui a accepté de sauver la soirée en proposant un programme Bach, Mozart, Beethoven et Chopin.

Evgeny Kissin est régulièrement à l’affiche du Victoria Hall à Genève, nous donnant souvent l’impression d’être engoncé dans une raideur stylistique quelque peu distante qu’atténue parfois une pièce de virtuosité techniquement exigeante.

Et c’est effectivement la sensation que l’on ressent avec une page célèbre de Bach, la Toccata et Fugue en ré mineur BWV 565 pour orgue transcrite dans les années 1850-1860 par le pianiste polonais Carl Tausig. La boursouflure des premières mesures, rendant méconnaissable le motif initial et noyant dans la pédale les grappes d’accords, finit par disparaître avec la Fugue où le jeu détaché recherche les contrastes de phrasé avant de conclure par un stringendo qui nous laisse sur notre faim…

Mahler à Vitrolles : sans guère d’émotion

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Après la si belle réussite de sa lecture scénique du « Requiem » de Mozart, un bonheur de respect, d’inventivité, de beauté, de pertinence, d’interpellation, de mise en perspective, d’humanisme (oui, tout cela), inutile de dire que c’est avec impatience que l’on attendait comment Romeo Castellucci allait « imager » la deuxième symphonie de Gustav Mahler, dite « Résurrection ». Une attente hélas plutôt déçue.

Et pourtant, la représentation se fait hors-les-murs, dans un site original, celui du Stadium de Vitrolles, là-bas sur les hauteurs de Marseille. Un immense cube noir conçu par l’architecte Rudy Ricciotti, celui-là même qui a si bien réussi le Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée). Un cube maudit qui n’est jamais devenu le lieu culturel qu’il se promettait d’être. Négligé, abandonné, squatté, taggé. Et voilà que le Festival d’Aix s’en empare : ce lieu mort va ressusciter.

Au programme donc, l’extraordinaire deuxième symphonie de Gustav Mahler, une œuvre à l’orchestre pléthorique, mobilisant chœur et solistes, une œuvre existentielle qui nous emporte de la mort inexorable et des doutes qu’elle suscite à la vie revenue. Un maëlstrom d’inventivité musicale, d’émotions multiples et contrastées. Une musique qui exalte dans son exultation finale.

La Vestale enflamme les Champs-Élysées

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Napoléon Bonaparte a cinq ans lorsque Gaspare Spontini voit le jour près d’Ancône en 1774. Au moment où les troupes françaises mènent la Première campagne d’Italie, le musicien part étudier à Naples et, sous la houlette de Piccini, compose plusieurs opéras bien accueillis sur les scènes ultramontaines.  

Tandis qu’à Paris le Premier Consul réordonne les institutions, fait jouer Polyeute et ériger la colonne Trajane, Spontini s’installe comme professeur de chant, adopte la nationalité française et cherche à faire représenter ses opéras comiques avec plus ou moins de réussite jusqu’à ce que la protection de Joséphine devenue Impératrice permette la création triomphale de sa Tragédie lyrique, La Vestale, en 1807.  

En dépit de son titre au parfum de version latine et d’une intrigue linéaire -une vierge amoureuse condamnée à mort pour avoir laissé s’éteindre le feu sacré de la déesse Vesta est sauvée in extremis par la foudre qui rallume le foyer-  la partition prend l’auditeur à contrepied.  

Fin de saison spectaculaire avec l'Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo

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L'Orchestre Philharmonique de Monte Carlo termine sa saison des grands concerts symphoniques avec un merveilleux feu d'artifice sonore.  Au programme une suite de concert tirée de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy et l'opéra Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók. 

Kazuki Yamada dirige la suite composée à partir des Interludes orchestraux de Pelléas et Mélisande dans l’édition de son confrère Alain Altinoglu. Yamada et son orchestre nous donnent une merveilleuse performance où la couleur est devenue le son et le son les esprits de la nature au pupitre d’un orchestre concerné et très appliqué.  

Dudamel galvanise le Liceu dans “Die Zauberflöte”

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Il suffisait d’observer les sourires radieux des musiciens de l’orchestre accueillant leur chef sur le podium pour présager d’une soirée de bonheur. Car  Gustavo Dudamel dirige d’un geste aussi sobre que redoutablement efficace et il est capable d’une concentration et d’une vivacité d’esprit hors normes. La manière dont il forme les phrases musicales, avec une plasticité et des lignes de force incroyablement bien pensées et conduites, est un prodige en soi ; le foisonnement des fortepiano, une nuance si caractéristique de Mozart et si souvent négligée, lui confèrent une signature sans équivoque : les Abbado ou autres maîtres qui l’ont influencé ont tracé leurs sillons, mais ce qui a germé est une personnalité absolument définie, unique. Qui nous a servi bien des moments magiques : dans l’Ouverture, le fugato sur le thème de Clementi, auquel Mozart rend un hommage sans prix, est servi avec une impétuosité contrôlée et un sens des équilibres sonores prodigieux. (L’hommage mozartien ne sera pas le seul rendu à cet excellent compositeur trop méconnu : Cimarosa, dans son Matrimonio segreto réutilisera aussi ce motif). Les répétitions du thème passent vite à un second plan extrêmement délicat, tandis que les contrepoints mozartiens sont traités avec énergie et chaleur. Dans l’air poignant de Pamina, qu’il accompagne magistralement, il laisse une respiration avant la miraculeuse coda (un de plus beaux moments de l’histoire de la musique), et l’on dirait que le temps s’est arrêté pour céder la place au désespoir. Cela ne dure qu’une fraction de seconde, mais son effet émotionnel est bouleversant. Et dans le fugato avec le choral de deux hommes armés, un des moments les plus énigmatiques de la Flûte mozartienne, le contrepoint prend une vie qui semblerait autonome, hors du temps et de l’espace… Son exploitation extrêmement organisée et vivante par la famille des cordes fait ressortir encore davantage les qualités sonores bien connues de l’orchestre du Liceu. Le tout avec une attitude humaine où tout soupçon d’arrogance est inexistant. Nous sommes bien loin du temps des Karajan ou Toscanini, avec leur prépotence légendaire.